Pages

dimanche 28 août 2016

Les mauvaises justifications - 4ème partie

Les mauvaises justifications de l'exploitation animale


4ème justification
Il est plus important et urgent de s'occuper des êtres humains que des animaux.



     Nous vivons dans une société où le débat fait rage de savoir quel traitement nous devons accorder aux animaux. Ceux qui ont l'habitude de lire ce blog savent qu'en tant que végane, je désapprouve toute souffrance inutile exercée contre les animaux et contre toute exploitation cruelle à leur encontre. À partir du moment où l'on se rend compte que les animaux sont des êtres doués de sensibilité et de conscience, la seule attitude morale logique est de tout faire pour minimiser la violence et la cruauté dont les êtres humains sont capables à leur encontre. Cela implique au niveau individuel, le véganisme, le fait de ne pas consommer de produits animaux, et au niveau sociétal, le combat pour le bien-être et contre l'exploitation cruelle des animaux. Mais on entend toutes sortes de justifications qui minimisent l'intérêt de ce combat en faveur des animaux ou qui justifient carrément que l'humanité exploite les animaux. Ces justifications reviennent de manière cyclique et je voudrais les traiter une par une. A chaque article, j'essayerai de démonter les arguments de ces mauvaises excuses du statu quo par rapport aux animaux.






4ème justification : il est prioritaire de s'occuper d'abord des problèmes de l'humanité avant de s'occuper des souffrances des animaux.




Il est prioritaire de s'occuper d'abord des problèmes de l'humanité avant de s'occuper des souffrances des animaux.



     On entend souvent : s'occuper des animaux, c'est bien joli, mais on ferait mieux de s'occuper du sort des enfants, des hommes et des femmes qui meurent chaque jour, un peu partout sur la planète. La misère est tellement grande dans l'humanité qu'il serait presque indécent de s'intéresser au sort tragique des animaux. Commençons tout de suite par dire que l'un n'empêche pas l'autre : ce n'est pas parce que Jean-René milite chez L214 ou pour PETA qu'il ne peut aussi agir en faveur d'Amnesty International ou d'OXFAM. En fait, l'argument de la priorité à l'humain est souvent un argument de mauvaise foi : ceux qui amènent agressivement cet argument dans le débat ne font souvent eux-mêmes rien pour soutenir l'humanitaire ou le combat pour les droits de l'Homme...

    Envisageons néanmoins cette question selon deux angles liées à l'éthique antispéciste : les animaux étant doués de sensibilité, leur faire du mal en les blessant, en les torturant, en les privant de liberté, en les privant d'un environnement sensoriel varié, en les exploitant ou en les tuant est quelque chose de mal. Peut-être est-ce moins mal que de blesser, torturer, emprisonner sans raison, exploiter ou tuer un être humain, mais cela reste quelque chose de mal d'un point de vue moral. Si l'on veut se comporter de manière bonne et juste quand on a pris en compte cette sensibilité des animaux, on peut faire deux choses :

  • 1°) S'abstenir de faire du mal aux animaux
  • 2°) Avoir une action positive en faveur des animaux : militer pour les droits des animaux, sensibiliser le grand public, créer des refuges pour les animaux, les soigner, etc...


     1°) Concrètement, la meilleure façon de s'abstenir de faire du mal aux animaux est de devenir végane. En réalité, un végane ne fait rien pour les animaux. Il s'abstient juste de les tuer ou des les exploiter par son mode d'alimentation et de consommation (pas de vêtement en cuir ou en laine, il n'achète pas de ticket pour une corrida ou pour le cirque s'il y a des spectacles avec des animaux). Certes, cela peut prendre un certain temps pour s'habituer à cette nouvelle habitude alimentaire : il faut apprendre de nouvelles recettes de cuisine, découvrir de nouveaux ingrédients comme le tofu, le tempeh, le seitan ou les algues. Mais une fois que c'est fait, cela ne prend pas plus de temps que de vivre sur un mode alimentaire carniste.

     Donc, je dirais à celui ou celle qui m'oppose l'argument que les humains sont plus importants que les animaux, qu'il peut au moins devenir végane. S'il n'en est pas capable, qu'il essaye de tendre vers le véganisme (avoir une alimentation de plus en plus végétale). Il minimisera ainsi son impact sur les animaux tout en consacrant son temps pour des actions humanitaires ou pour aider son aider son prochain, ses frères humains en déshérence ! N'oublions pas aussi que le véganisme n'est pas seulement profitable aux animaux. Il profite largement aux humains sur le plan de la santé, au niveau écologique et aussi au niveau humanitaire. Pour élever des animaux dont on mangera le cadavre, il faut les nourrir tout leur vie durant avec des surfaces de pâturage ainsi que des surfaces agricoles importantes qui pourraient servir à nourrir les êtres humains qui, chaque jour, meurent de faim par millier dans différents coins du monde. Cette production agricole destinée uniquement aux animaux met aussi une pression sur le prix des aliments et favorise la spéculation boursière sur la production agro-alimentaire, ce qui fragilise une partie importante de la population qui se voit contrainte de payer des prix exorbitants pour pouvoir se nourrir au jour le jour. Donc, pour ceux qui préfèrent les humains aux animaux, qu'ils se prennent bien conscience que devenir végane est aussi un acte humanitaire !

    2°) Pour ce qui est de l'action positive en faveur des animaux, il peut y avoir deux attitudes possibles :

  • a) Ceux qui disent qu'ils préfèrent s'occuper d'abord des êtres humains (préférence subjective)
  • b) Ceux qui disent qu'il faut s'occuper en priorité des êtres humains (injonction morale qui tend à s'imposer à tous).


     En ce qui concerne la première option, chacun est libre de ses préférences. Si quelqu'un estime qu'il a plus envie de manifester ou de militer en faveur des droits de l'homme, d'une cause sociale ou politique, libre à lui ! Chacun se tournera vers le combat qui lui tient le plus à cœur selon sa personnalité, son parcours de vie ou ses rencontres personnelles. Cela peut une grande cause (défendre les réfugiés, combattre la faim dans le monde, faire libérer des prisonniers politiques, manifester pour la paix...) ou des petites causes (créer des jardins publics dans la cité, créer un terrain de pétanque pour le club du troisième âge du quartier,...). Au fond, ce qui compte, c'est notre élan de solidarité et de fraternité. Et évidemment, libre à ceux qui veulent défendre les animaux et militer pour les eux de le faire également.

     La proposition b est plus gênante parce qu'elle impose de ne soucier que des êtres humains. Or c'est là faire une division qui n'a pas de sens. Lamartine disait : « On n'a pas deux cœurs, l'un pour l'homme, l'autre pour l'animal… On a du cœur ou on n'en a pas ». On voit mal une organisation humanitaire qui combattrait la torture, les viols, la cruauté contres d'autres êtres humains, et qui militerait en même temps pour la liberté de torture et de maltraiter des animaux. La disposition à la bienveillance ne s'arrête pas aux limites de l'espèce humaines. Un enfant qui fera preuve d'empathie envers un chat ou un lapin fera aussi preuve d'empathie envers d'autres êtres humains. Comme je l'ai dit plus, manger de la viande n'est pas seulement négatif pour les animaux, mais aussi pour les êtres humains. Il n'y a donc pas de sens à incriminer les organisations de libération animale sous prétexte qu'elles ne viennent pas directement en aide à d'autres êtres humains.

      Comme le dit Matthieu Ricard avec beaucoup de finesse et de justesse dans son Plaidoyer pour les Animaux : « Ce livre a pour but de mettre en évidence les raisons et l'impératif moral d'étendre l'altruisme à tous les êtres sensibles, sans limitation d'ordre quantitatif ni qualitatif. Nul doute qu'il y a tant de souffrances parmi les êtres humains de par le monde que l'on pourrait passer une vie entière à n'en soulager qu'une partie infime. Toutefois, se préoccuper du sort de quelque 1,6 million d'autres espèces qui peuplent la planète n'est ni irréaliste, ni déplacé, car, la plupart du temps, il n'est pas nécessaire de choisir entre le bien-être des humains et celui des animaux. Nous vivons dans un monde essentiellement interdépendant, où le sort de chaque être, quel qu'il soit, est intimement lié à celui des autres. Il ne s'agit donc pas de ne s'occuper que des animaux, mais de s'occuper aussi des animaux 1 ».

      Dans la plupart des cas, le souci pour les humains n'est pas antagoniste du souci pour les animaux. Défendre l'un ne nuira pas à l'autre. On pourrait trouver cependant certaines expériences de pensée où il faut prendre parti pour l'un pour l'autre : supposez que vous marchiez le long d'une rivière et que vous vous voyiez un homme et un chien en train de se noyer. Vous ne pouvez sauver qu'un seul des deux. Lequel allez-vous sauver ? L'homme ou le chien ? À part quelques misanthropes qui choisiront le chien, la grande majorité des humains s'accorderont pour dire qu'il faut sauver en priorité l'humain. Cela ne contredit pas l'antispécisme qui affirme le fait que l'idée d'une égalité de considération des intérêts ne signifie pas pour autant que toutes les vies se valent pour autant. Concrètement, cela signifie que l'on doit être sensible à la souffrance de tous les êtres qui sont capables d'éprouver la souffrance, tant les hommes que les chiens. Pour autant, il est fort possible que la vie d'un humain aient plus de valeur que celle d'un chien. Dans cette expérience de pensée, je sauverai sans hésiter l'humain. Mais admettons tout de même que cette expérience de pensée se rencontre rarement dans la vie réelle. Je parie que la plupart de mes lecteurs n'ont jamais été confrontés à ce dilemme éthique de devoir choisir entre la vie d'un humain et d'un animal.

      On pourrait me rétorquer qu'il faut consacrer son temps à sauver ou améliorer des vies humaines plutôt qu’œuvrer en faveur des animaux.Mais comme le disent la philosophe Florence Burgat et le juriste Jean-Pierre Marguénaud dans une tribune parue dans le Monde du 15 juillet 2010 2 : « A ceux qui considèrent que les avancées législatives en matière de protection des animaux, et plus encore l'idée de leur reconnaître des droits, comme une insulte à la misère humaine, il faut répondre que la misère humaine résulte de l'exploitation ou de l'indifférence à la souffrance des plus faibles et que c'est au contraire l'insulter, sinon la légitimer, que de prôner l'indifférence farouche à l'égard de la souffrance d'autres êtres plus faibles encore et qui ne peuvent jamais consentir. Il faut leur répondre que, dans la mesure où il ne suffit pas de rester indifférent à la souffrance des animaux pour soulager la misère humaine, la protection des animaux et celle des plus faibles des hommes relève du même et noble combat du Droit pour aider ceux à qui il peut être fait du mal, beaucoup de mal ».

       Effectivement : 1°) l'idée de se concentrer uniquement sur les misères endurées par les êtres humains est très loin d'avoir porté ces fruits jusqu'à présent, 2°) la dynamique qui nous pousse à vouloir aider un autre être humain est la même que celle qui nous pousse à soulager les souffrances des animaux. Donc vouloir couper notre compassion et notre volonté d'aider des animaux au prétexte qu'il y a mieux à faire risque en fait d'affaiblir notre compassion et notre volonté d'aider les êtres humains.

      Enfin, l'argument, je le répète, est souvent de mauvaise foi. On ne reproche pas aux amateurs de football de ne pas se soucier des souffrances endurées par leurs congénères humains. Il est vrai pourtant que les supporters d'un club de football passent beaucoup de temps à soutenir leur équipe favorite dans les stades, à se déplacer jusqu'à l'autre bout du pays pour aller encourager leur équipe en déplacement dans le stade d'une équipe adverse. Ils passent aussi beaucoup de temps à parler de l'état de leur équipe de cœur, des transferts de joueurs, de l'arbitre qui est un vendu parce qu'il n'a pas sifflé un penalty en faveur de son équipe, et ainsi de suite (pendant des heures).... Et tout ce temps n'est pas consacré à réfléchir et à agir pour remédier aux tourments qui frappent l'humanité. Et on pourrait en dire autant des collectionneurs de timbre, des amateurs de billard ou de jazz, des émissions de divertissement et de télé-réalité qui passent à longueur de temps à la télévision.... Pourquoi reprocher dès lors à ceux qui défendent la cause animale de passer du temps à cela ?

      Mais toujours est-il que l'on peut certainement dire à ceux qui ne veulent pas du tout aider les animaux et qui veulent se consacrer intégralement à l'humanitaire qu'ils peuvent au moins faire le choix d'arrêter de faire massacrer inutilement les animaux par un simple choix alimentaire, le véganisme. Cela soulagera énormément de souffrances animales et humaines sans que cela n'enlève un temps précieux pour les engagements en faveur de telle ou telle cause.





1Matthieu Ricard, « Plaidoyer pour les animaux », éd. Allary, Paris, 2014, p. 13.


2Florence Burgat et Jean-Pierre Marguénaud, « Les animaux ont-ils des droits ? », Le Monde, 15-7-2010 : http://www.lemonde.fr/idees/article/2010/07/15/les-animaux-ont-ils-des-droits_1387965_3232.html

















Voir les textes qui abordent les autres mauvaises justifications :

1ère justification : les humains sont plus intelligents que les animaux.

2ème justification : les animaux ne ressentent pas la douleur.

- 3ème justification : la conscience des plantes.

 5ème justification : Hitler était végétarien (sic!).







Vincent Bozzolan - Marche contre les abattoirs - Paris, juin 2016.









Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la libération animale ici.




Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du végétarisme et du véganisme ici




Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.





samedi 27 août 2016

Une goutte d'eau

Ce monde,
À quoi le comparer ?
À la goutte qui tombe
Du bec de l'oiseau d'eau
Et réfléchit le clair de lune.


Dōgen Zenji (道元禅師, 1200-1253), Les chants de la Voie du Pin Parasol 1.




Koson Ohara (Japon, XIXe s.)






     Fugacité du monde. Fugacité de la vie de cet être conscient qui perçoit le monde. L'existence en ce monde comme la goutte d'eau qui vient tomber du bec d'un héron et qui s'en va rejoindre l'étang, le conglomérat de toutes les gouttes d'eau. Et dans cette chute qui ne durent que quelques instants, le reflet de la lune habite la transparence de la goutte d'eau. Dans le Genjōkōan, Dōgen disait déjà : « La lumière infinie de la lune tient dans une goutte d'eau. La lune et le ciel tout entiers sont à l'aise dans une goutte de rosée sur un brin d'herbe ». Notre existence peut sembler infinitésimale tant dans l'espace et dans le temps. Pour autant, il peut refléter la lumière de l'Éveil. Union de la vacuité et de l'apparence, cette lune dans la goutte d'eau qui terminera très bientôt sa chute indique l'urgence de laisser ce lumière de l'Éveil rayonner en chacun de nos instants de vie. La pratique de zazen, la pratique de la méditation assise, est l'un de ces moments privilégiés pour refléter en soi et autour de soi cette lueur bienfaisante de l’Éveil. Et aussi pour adopter une perspective plus large : ne plus être cette seule goutte prise dans les turbulences de la chute, mais être l'étang et l'oiseau d'eau qui contemple le grand calme de l'étang dans l'aube brumeuse.









1 Maître Dōgen, Polir la lune et labourer les nuages, œuvres présentées et traduites par Jacques Brosse, Albin Michel / Spiritualités vivantes, Paris, 1998, p. 241.

















Autres poèmes de Dōgen : 



                      - éveil et reflet de la lune

Sanshô Doei : - la voix des gouttes de pluie

                          - Adoration

                          - Trésor de l'Œil du Véritable Dharma

                           - Quand nous n'avons lieu où demeurer



Poèmes chinois de l'Eihei Kôroku:

     - Sur mon portrait




Voir aussi de Dōgen : 


ainsi que son commentaire sur le Reflet de la Lune : 












Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du Chan et du Zen ici: 


Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.


Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.





mercredi 24 août 2016

Richard

Richard

de Léo Ferré


Les gens, il conviendrait de ne les connaître que
disponibles
A certaines heures pâles de la nuit
Près d'une machine à sous, avec des problèmes d'hommes
simplement
Des problèmes de mélancolie
Alors, on boit un verre, en regardant loin derrière la
glace du comptoir
Et l'on se dit qu'il est bien tard...


Richard, ça va?

Nous avons eu nos nuits comme ça moi et moi
Accoudés à ce bar devant la bière allemande
Quand je nous y revois des fois je me demande
Si les copains de ces temps-là vivaient parfois

Richard, ça va?

Si les copains cassaient leur âme à tant presser
Le citron de la nuit dans les brumes pernod
Si les filles prenaient le temps de dire un mot
A cette nuit qui les tenait qui les berçait

Richard, ça va?

A cette nuit comme une sœur de charité
Longue robe traînant sur leurs pas de bravade
Caressant de l'ourlet les pâles camarades
Qui venaient pour causer de rien ou d'amitié
Nous avons eu nos nuits...

Richard eh! Richard!

Les gens, il conviendrait de ne les connaître que
disponibles
A certaines heures pâles de la nuit
Près d'une machine à sous, avec des problèmes d'hommes
simplement
Des problèmes de mélancolie
Alors, on boit un verre, en regardant loin derrière la
glace du comptoir
Et l'on se dit qu'il est bien tard...



Richard! encore un p'tit pour la route?
Richard! encore un p'tit pour la route?
Eh! m'sieur Richard encore un p'tit pour la route?
Allons! Richard... Richard... encore un p'tit!












    Léo Ferré est né il y a cent ans, le 24 août 1916. À titre de petite commémoration, ce titre de 1972 qui n'est certainement pas la chanson la plus connue de Léo Ferré, mais que je trouve extrêmement touchante. Cette chanson qui parle de solitude, d'amitié, de fraternité et de camaraderie, assis au zinc d'un café quelque part dans la nuit. Et ces paroles graves qui débute « Richard » : « Les gens, il conviendrait de ne les connaître que disponibles /à certaines heures pâles de la nuit / près d'une machine à sous, avec des problèmes d'hommes / simplement / des problèmes de mélancolies ».

     C'est en soi un appel à la révolution des mœurs que de rêver à plus de fraternité, plus d'écoute, plus de célébration de la vie ensemble. C'est aller à l'encontre de ce système qui isole chaque individu dans une case, dans un parcours individualisé, dans une « carrière » où l'on exploite nos talents que pour le profits de boîtes et de trucs. Il faudrait pouvoir retrouver les individus pour communier avec eux un moment où les hiérarchies et les codes se sont estompés.

    Épicure disait que « de tous les biens que procure la sagesse, l'amitié est le plus précieux ». Je voudrais souvent retrouver cette sagesse qui donnerait l'amitié et la répandrait à travers tous les coins du monde. Mais c'est souvent quand on élabore des plans pour ce magnifique qu'on se sent le plus seul. Quand on se regarde son reflet dans la glace derrière le comptoir : « Nous avons eu nos nuits comme ça moi et moi / accoudés à ce bar devant la bière allemande ». Cette nuit où la mélancolie s'empare de nous, adoucie par la présence des camarades qui s'effilochent peu à peu, tout au long de « cette nuit comme une sœur de charité », qui accueille nos rêves et nos aspirations déçues.

      Ne reste plus dans ce café que Richard à qui on propose un dernier verre pour la route, un dernier moment fraternel, une dernière célébration de la nuit.

Richard! encore un p'tit pour la route?
Richard! encore un p'tit pour la route?
Eh! m'sieur Richard encore un p'tit pour la route?
Allons! Richard... Richard... encore un p'tit!











 JP  Roche, Léo Ferré, Fête du PSU, Colombes, 1973.





"Richard" interprété par Léo Ferré, le 4 novembre 1972 (archives de l'INA) :




Voir aussi : 





Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.




Léo Ferré par Hubert Grooteclaes






lundi 22 août 2016

Avec un ami

Avec un ami, passant la nuit

pour chasser la tristesse de mille années,
nous nous attardons à boire cent pichets
cette belle nuit est propice aux propos purs
la lune lumineuse ne nous laissera pas dormir
ivres nous nous allongeons sur la montagne vide,
le ciel pour couverture, la terre pour oreiller


Li Bo (ou Li Bai, 李白, Chine, 701-763)1





Michael Shainblum




     Beau poème de Li Bo déclinant la mélancolie et l'amitié sous les auspices de la terre et du ciel, de la lune et de la montagne. L'ivresse entre belles paroles et silence, joie et contemplation. On notera la confiance simple et évidente de Li Bo pour trouver la consolation de la tristesse de la vie dans l'amitié et la contemplation de la Nature. Je ne peux m'empêcher de penser que les gens aujourd'hui ont perdu le contact avec la Nature. Ils ne savent plus le bienfait que l'on peut retirer d'une promenade sous le ciel étoilé avec le calme et les bruits de la vallée. Et quand on sort avec des amis, la musique dans les bars et les boîtes de nuit est tellement assourdissante que l'on peine à échanger ne serait-ce que quelques mots en hurlant dans le creux de l'oreille des personnes avec qui on voudrait converser.










1 Li Po, « L'immortel banni sur terre buvant seul sous la lune », traduction de Cheng Wingfun et Hervé Collet, Albin Michel, Paris, 2010, p. 147. NB : Li Bo (transcrit en pinyin, transcription officielle de la langue chinoise) s'écrit « Li Po » en transcription Wades et EFEO.










Yuichi Takasaka - lac de Waterton, éclipse lunaire du 15 avril 2014









Li Bo  






Voir tous les articles et les essais autour de la philosophie bouddhique  du "Reflet de la Lune" ici.



Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.



samedi 20 août 2016

Équanimité





    L'équanimité est cette égalité dans l'humeur et le jugement, l'équanimité est une disposition de la conscience faite de détachement et de sérénité à l'égard de toute sensation ou ressenti, agréable ou désagréable. L'équanimité joue un rôle considérable dans la Voie du Bouddha et dans la méditation. Équanimité traduit alors le terme en sanskrit « upekshā » ou en pâli « upekkhā ». L'équanimité est une des Quatre Demeures de Brahma ou Quatre Qualités Incommensurables avec l'amour, la compassion et la joie. L'équanimité n'est donc pas seulement la capacité à être calme et à rester « zen » face aux circonstances adverses, mais c'est aussi la paix qui procèdent de la bienveillance fondamentale que l'on peut nourrir envers les autres. Dans les Soûtras, le Bouddha encourage le méditant à répandre ce sentiment d'équanimité et de paix partout autour de lui, dans toutes les directions : « Le méditant demeure faisant rayonner la pensée d'équanimité dans une direction de l'espace et de même dans une deuxième, dans une troisième, dans une quatrième, au-dessus, au-dessous, au travers, partout dans sa totalité, en tout lieu de l'univers, il demeure faisant rayonner la pensée d'équanimité, large, profonde, sans limite, sans haine et libérée d'inimitié ». Il s'agit que tous les êtres soient touchés en tous lieux de l'univers et en tout temps par cette grande paix.

    L'équanimité consiste donc à rester égal par rapport aux événements qu'ils soient positifs, négatifs ou neutre. Il s'agit de laisser passer tout ce qui peut lui arriver dans la vie et ne pas s'y attacher. Dans le Soûtra du Développement des Facultés Sensorielles (Indriya Bhāvanā Sutta, Majjhima Nikāya, III, 298-302), le Bouddha explique :

   « Lorsque qu'un pratiquant voit une forme matérielle grâce à ses yeux, il se produit chez lui une sensation agréable ou une sensation désagréable ou une sensation à la fois agréable et désagréable.

     Le pratiquant la reconnaît pour ce qu'elle est : « Voici une sensation agréable qui se produit en moi. Voici une sensation désagréable qui se produit en moi. Voici une sensation à la fois agréable et désagréable qui se produit en moi. Cette sensation se produit parce qu'elle est un fait conditionné ; elle est un fait grossier ; c'est un effet qui se produit par des causes. Cependant, c'est l'équanimité qui est pure, qui est excellente ».

   Lorsqu'il réfléchit ainsi, la sensation agréable ou la sensation désagréable ou la sensation à la fois agréable et désagréable s'estompe en lui. Enfin, c'est l'équanimité qui reste. Tout comme, ô Ānanda, un homme qui peut voir, ayant les yeux ouverts, les ferme ou, les ayant fermés, les ouvre, de même, ô Ānanda, c'est avec une telle vitesse, une telle rapidité, une telle aisance qu'une sensation agréable ou une sensation désagréable ou une sensation à la fois agréable et désagréable s'estompe. Enfin, c'est l'équanimité qui reste. Telle est, ô Ānanda, le développement de la faculté sensorielle concernant les formes matérielles connaissables par les yeux1 ».

     L'équanimité est donc intimement liée à la conscience de la fugacité de la sensation. La méditation de l'équanimité a donc ici pour préalable la méditation de l'impermanence. Bien sûr, on pourrait rétorquer qu'une sensation peut durer plus que quelques instants. Quand on est malade, la sensation douloureuse de notre corps peut durer des jours entiers. Mais quand on analyse finement cette sensation qui dure et qui dure encore, on se rend compte que cette sensation se décompose en une chaîne d'instants de sensation. La sensation désagréable que l'on éprouve durant la maladie n'est pas une seule sensation, mais une suite de sensations, comme un film est une suite d'images qui se succèdent sur la pellicule. Or l'équanimité agit dans l'instant présent de cette sensation : celle-ci ne dure qu'un instant comme un battement de paupières avant de laisser la place à une autre sensation.

    Le Bouddha applique, dans ce Soûtra du Développement des Facultés Sensorielles, le même raisonnement aux autres facultés sensorielles : l'équanimité dans l'instant de la sensation sonore est comparée au claquement de doigts, l'équanimité dans l'instant de la sensation olfactive est comparée à la goutte d'eau qui tombe et dévale d'une feuille de lotus. La fleur de lotus a la particularité de ne donner aucune adhérence à l'eau, ce qui fait que l'eau glisse particulièrement vite sur sa surface. L'équanimité dans l'instant de la sensation gustative est comparée à un crachat ; l'équanimité dans l'instant de la sensation tactile est comparée au fait de tendre un bras. Enfin, l'équanimité dans l'instant de la sensation mentale est comparée à une goutte d'eau qui tombe sur une plaque de four en fusion et qui s'évapore dans l'instant. L'équanimité qui se maintient dans la fugacité de l'instant permet de dissoudre cet attachement au sensation qui fait que l'on désire avidement les sensations plaisantes et que l'on rejette violemment toute sensation désagréable.

     Par ailleurs, l'équanimité provient aussi de la conscience de la causalité. Aucun phénomène n'existe de manière indépendante comme une fatalité tombée du ciel. Une fois que l'on comprend l'enchaînement des causes et des conditions qui ont fait advenir les événements auxquels nous sommes confrontés, on peut d'autant plus facilement les relativiser et s'apaiser par rapport à eux.

    Cette faculté d'apaisement n'est jamais pourtant vraiment totale. Peut-être chez un Bouddha est-elle totale, mais chez la plupart des pratiquants de la méditation, la vie n'est pas vécue de manière totalement égale et sereine. La colère et l'irritation pourront vous envahir. Certains maîtres zen étaient d'ailleurs connus pour leur coup de sang. On peut avoir des moments de déprime, être stressé, plonger dans le désespoir. L'équanimité n'agit pas nécessairement tout de suite, d'un seul coup, comme par un coup de baguette magique. L'équanimité agit le plus souvent lentement, doucement. Vous êtes envahis par une émotion, c'est naturel, et puis il faut avoir le réflexe de revenir à la méditation. Au lieu d'entretenir cette émotion perturbatrice et laisser courir les pensées incontrôlées comme un torrent impétueux, revenir à la conscience silencieuse du moment présent. Au début, c'est difficile parce que des orages de pensées noires nous traversent, notre corps est le témoin et la victime de ces crispations qui l'assiègent de toute part. Mais par la méditation de l'équanimité, cela redescend lentement. L'amour infini, la compassion infinie et la joie infinie finiront par chasser ces nuages noires qui planent sur notre esprit et feront revenir un ciel radieux dans notre flux de conscience.

      En fait, c'est vraiment une question d'avoir le réflexe de se tourner vers la pratique de shamatha / vipashyanā (quiétude & vision pénétrante) plutôt que de se laisser emporter par le flot émotionnel. Pour cela, il faut s'entraîner encore et encore à la méditation afin d'ancrer ce réflexe de la méditation au plus profond de nous-mêmes. Cela vient lentement, lentement, lentement.... L'équanimité n'est pas un ordre autoritaire que la raison pourrait décréter envers et contre tout dans notre psychisme. On dit souvent qu'un arbre qui pousse fait plus de bruit qu'une forêt qui tombe. Et la croissance de l'équanimité dans toutes les parties les plus fines de notre être est encore plus silencieuse, inodore, invisible... Il faut commencer par cultiver l'équanimité dans des petites choses, par exemple quand vous attendez votre bus et que vous vous impatientez de ne pas le voir venir. Progressivement, l'équanimité gagnera du terrain en nous.

      Mais cette équanimité ne sera jamais totale, sauf peut-être dans le cas hypothétique d'un Bouddha parfaitement accompli. En fait, il y a toute une mythologie tant dans la tradition gréco-romaine que dans les traditions indiennes ou chinoises dont il conviendrait de se défaire : c'est l'idée d'un Sage totalement impassible face à l'adversité de la vie, face même à la torture ou à des souffrances inimaginables. Rien ne pourrait le perturber. On trouve cela fortement inscrit dans l'éthique stoïcienne où le Sage reste de marbre face aux orages du Destin. En Inde, on imagine les bouddhas du bouddhisme et les rishis de l'hindouisme ainsi que les jinas du jaïnisme aussi imperturbables que les statues qui les représentent. Mais voilà, les Sages, les bouddhas, les jinas et les rishis ne sont pas des statues, mais des êtres humains faits de chair et de sang. Ce sont comme comme nous des êtres doués de sensibilité et de conscience, et ils ressentent au moins la douleur physique autant que nous. Bien sûr, on peut s'entraîner par un effort colossal de la volonté à maîtriser ses affects ; mais je me demande dans quelle mesure il n'y a pas un orgueil incommensurable à vouloir se faire plus imperturbable qu'un roc.

     En fait, la peur, le stress, l'angoisse sont des choses très désagréables, mais elles ne sont pas dénuées d'utilité pour notre survie et l'évolution de notre espèce. Supposons que nous soyons poursuivis par un lion. On a tout intérêt à avoir peur et à être stressé ! Cela nous donnera des ailes pour fuir au plus vite ce danger. Certes, quand la peur devient de la panique, on a souvent des réactions complètement irrationnelles et contre-productives : on reste figé et tremblant là où on devrait ses jambes à son coup, ou on fuit là où il serait beaucoup plus sensé de rester immobile et d'attendre que le danger passe. C'est pareil pour la colère. La colère est mauvaise si elle nous conduit à la violence, au ressentiment et à la malveillance. Mais rester de marbre face à une injustice peut donner à l'impression à celui qui commet l'injustice qu'il ne fait là rien de mal. Exprimer notre colère ou notre rébellion peut envoyer à l'autre le message qu'il fait quelque chose de mal.

      C'est pourquoi cette idée de rester imperturbable quoi qu'il arrive n'est pas nécessairement un bon idéal de sagesse à atteindre. J'y verrais pour ma part une vision figée et faussée de la sagesse. Le Bouddha n'hésitait pas à exprimer sa désapprobation devant le comportement de certains de ses disciples, voire à les réprimander vertement. Par ailleurs, certaines personnes sont plus sensibles que d'autres, certains personnes connaissent plus d'angoisse que la moyenne des gens, d'autres sont naturellement ou à cause des aléas de la vies plus frappées de dépression ou de désespoir. Je pense que la sagesse consiste à vivre de manière dynamique avec ce que nous sommes. J'ai souvent connu des crises d'angoisse ; et au début où je pratiquais la méditation, j'avais l'ardent désir de parvenir à apaiser totalement ces crises d'angoisse grâce à la pratique de shamatha / vipashyanā. Mais cette angoisse persistait au fil des ans où je pratiquais assidûment la méditation, plusieurs heures par jour. Je vivais cela comme un échec. Jusqu'au jour où j'ai compris que la méditation ne devait pas m'aider à éteindre l'angoisse, mais vivre tranquillement cette angoisse. Il m'arrive encore d'être traversé par des crises d'angoisse, mais je ne m'angoisse plus d'angoisser. Je vis ces moments désagréables d'angoisse avec une certaine équanimité comme quelqu'un qui serait malade d'une fièvre et qui doit bien prendre son mal en patience. Mais surtout je n'écoute plus le discours de cette angoisse, cette production infernale du mental qui se tracasse de tout et de rien. Je sais que c'est là : « il y a là de l'angoisse », mais je ne vois plus là une raison de perdre sa sérénité.




Ernst Baumann - Le lac de Zell en soirée - 1938






*****






       L'équanimité peut aussi être mise en relation avec les trois Portes de la Sagesse : vacuité, absence de caractéristique, absence de souhait. La vacuité désigne l'absence d'existence ultime des phénomènes. Les phénomènes n'ont pas la réalité qu'on leur porte. L'absence de caractéristique est la prise de conscience du fait que les concepts, les noms, les idées, les appréciations, les jugements ne sont que des étiquettes que l'on porte sur des phénomènes fluctuants et insaisissables : ces étiquettes conceptuelles ne renvoient à aucune réalité. Pourtant, nous avons la très forte tendance à conférer une réalité à nos concepts et aux caractéristiques dont nous affublons les phénomènes auxquels nous assistons. L'absence de souhait est la prise de conscience qu'il n'y a rien à attendre des phénomènes illusoires, rien à souhaiter, rien à désirer, simplement se contenter dans l'ici et maintenant, dans les choses telles qu'elles sont, et non telles que nous voudrions qu'elles soient.

      Si nous pratiquons l'équanimité en-dehors de ces trois portes de la sagesse, c'est déjà très bien somme toute, mais on ne dépassera pas le stade du monde de Brahma, monde divin fait d'une sublime paix, où tout est amour, compassion et joie, mais où on ne dépasse pas la dualité entre ce qui est bon et ce qui est mauvais. Le méditant équanime qui médite les quatre demeures de Brahma apaisera son esprit face à la douleur ou ce qui est pénible et ne s'emballera pas face à ce qui est plaisant et jouissif, mais il sera toujours confronté à la dualité de devoir endurer les choses pénibles et ne pas s'exciter excessivement devant les choses plaisantes. Jointe aux trois Portes de la Sagesse, la vacuité, l'absence de caractéristique et l'absence de souhait, l'équanimité prend une autre ampleur. Dans l'absence de caractéristique, on cesse de juger constamment les phénomènes et les diviser en bons et en mauvais. On prend conscience que ce ne sont que des divisions relatives qui n'ont pas cours dans l'absolu. Dans l'absence de souhait, on s'établit dans l'instant présent, ne souhaitant rien pour l'avenir. On se libère de cette propension fondamentale qu'ont tous les êtres à rechercher avidement le plaisir et le bonheur et à repousser frénétiquement la douleur et le mal-être. L'absence de souhait agit alors en amont de l'équanimité et la facilite grandement. Jointe aux Trois Portes de la Sagesse, l'équanimité devient un véritable facteur d’Éveil. D'ailleurs justement, dans la liste des sept facteurs d’Éveil, l'équanimité est le septième et le plus haut de ces facteurs d’Éveil2.


     Dans le Soûtra de la Distinction des Éléments (Dhātu Vibhanga Sutta, Majjhima Nikayā, III, 237-247), le Bouddha explique ce rôle de l'équanimité dans la méditation pour aller dans les plus hautes sphères de la concentration méditative3  (c'est moi qui met les intertitres):

« 1°) Prise de conscience de l'apparition et de la disparition des sensations agréables, désagréables ou neutres.

     Supposons, ô moine, que la chaleur soit obtenue, que la lumière soit produite par la frottement de deux pièces de bois. Lorsque ces deux pièces de bois se sont séparées, leur chaleur réciproque cesse, puis disparaît. Il en est de même, ô moine, d'une sensation agréable qui se produit du contact qui donne une sensation agréable. En éprouvant une sensation agréable, on sait : « je sens une sensation agréable ». Lorsqu'il y a cessation du contact qui a donné la sensation agréable, on sait : « La sensation agréable qui s'est produite à cause du contact qui a donné la sensation agréable a cessé, elle a disparu ».

     Supposons, ô moine, que la chaleur soit obtenue, que la lumière soit produite par la frottement de deux pièces de bois. Lorsque ces deux pièces de bois se sont séparées, leur chaleur réciproque cesse, puis disparaît. Il en est de même, ô moine, d'une sensation désagréable qui se produit du contact qui donne une sensation désagréable. En éprouvant une sensation désagréable, on sait : « je sens une sensation désagréable ». Lorsqu'il y a cessation du contact qui a donné la sensation désagréable, on sait : « La sensation désagréable qui s'est produite à cause du contact qui a donné la sensation désagréable a cessé, elle a disparu ».

     Supposons, ô moine, que la chaleur soit obtenue, que la lumière soit produite par la frottement de deux pièces de bois. Lorsque ces deux pièces de bois se sont séparées, leur chaleur réciproque cesse, puis disparaît. Il en est de même, ô moine, d'une sensation ni agréable, ni désagréable qui se produit du contact qui donne une sensation ni agréable, ni désagréable. En éprouvant une sensation agréable, on sait : « je sens une sensation agréable ». Lorsqu'il y a cessation du contact qui a donné la sensation ni agréable, ni désagréable, on sait : « La sensation ni agréable, ni désagréable qui s'est produite à cause du contact qui a donné la sensation ni agréable, ni désagréable a cessé, elle a disparu ».

2°) Développement et purification de l'équanimité

    Alors, ce qui reste, c'est l'équanimité, bien pure, bien propre, souple, docile et brillante. Supposons, ô moines, qu'un habile orfèvre ou apprenti-orfèvre prépare un four. Ayant préparé le four, il l'allume. L'ayant allumé, il prend l'or avec des pinces et le jette dans le four. Puis de temps en temps, il souffle sur le feu ; de temps en temps, il arrose légèrement le four et de temps en temps il le regarde attentivement. Voici que l'or devient clair, pur, net, propre, libre de scories, souple, malléable et brillant, à tel point que cet or rend possible la fabrication d'une bague, d'un bracelet, d'un collier ou d'une guirlande d'or comme on le veut. De même, ô moine, l'équanimité qui reste est pure, souple, docile et brillante.

3°) Entrée dans les absorptions méditatives des mondes divins Sans Forme.

     Le pratiquant comprend ainsi :

   « Si je concentre cette équanimité ainsi purifiée, ainsi nettoyée, sur la Sphère d'Espace Infinie, et si je développe ma pensée selon elle, alors cette équanimité reposant sur elle, nourrie par elle, restera auprès de moi pendant longtemps ».

   « Si je concentre cette équanimité ainsi purifiée, ainsi nettoyée, sur la Sphère de Conscience Infinie, et si je développe ma pensée selon elle, alors cette équanimité reposant sur elle, nourrie par elle, restera auprès de moi pendant longtemps ».

   « Si je concentre cette équanimité ainsi purifiée, ainsi nettoyée, sur la Sphère du Néant, et si je développe ma pensée selon elle, alors cette équanimité reposant sur elle, nourrie par elle, restera auprès de moi pendant longtemps ».

   « Si je concentre cette équanimité ainsi purifiée, ainsi nettoyée, sur la Sphère de Ni Perception, Ni Non-Perception, et si je développe ma pensée selon elle, alors cette équanimité reposant sur elle, nourrie par elle, restera auprès de moi pendant longtemps ».

4°) Détachement des Sphères des mondes divins Sans Forme.

    Ensuite, le pratique comprend :

  « Si je concentre cette équanimité ainsi purifiée, ainsi nettoyée, sur la Sphère d'Espace Infinie, et si je développe ma pensée selon elle, ce ne sera qu'une chose conditionnée. »

  « Si je concentre cette équanimité ainsi purifiée, ainsi nettoyée, sur la Sphère de Conscience Infinie, et si je développe ma pensée selon elle, ce ne sera qu'une chose conditionnée. »

  « Si je concentre cette équanimité ainsi purifiée, ainsi nettoyée, sur la Sphère du Néant, et si je développe ma pensée selon elle, ce ne sera qu'une chose conditionnée. »

  « Si je concentre cette équanimité ainsi purifiée, ainsi nettoyée, sur la Sphère de Ni Perception, Ni Non-Perception, et si je développe ma pensée selon elle, ce ne sera qu'une chose conditionnée. »


5°) Détachement et réalisation du Nirvāna

  Ainsi, sans produire les choses conditionnées, sans intention de devenir ou de rester sans devenir, désormais la pratiquant ne saisit plus rien. Puisqu'il ne saisit pas, il n'est pas troublé. N'étant pas troublé, il atteint le Nirvāna, et il sait : « Toute nouvelle naissance est anéantie ; la Conduite pure est vécue ; ce qui doit être achevé est achevé, il n'y a plus rien qui demeure à accomplir, il n'est plus de devenir ». »











1On trouvera une traduction du Soûtra du Développement des Facultés Sensorielles dans : Môhan Wijayaratna, « Sermons du Bouddha », Points / Sagesse, Paris, 2006, pp. 185-195.

2Les sept facteurs d’Éveil sont : 1°) l'attention, 2°) l'investigation des Dharmas, 3°) la persévérance, 4°) la joie, 5°) la souplesse, 6°) la concentration, 7°) l'équanimité.


3Môhan Wijayaratna, « Le Bouddha et ses disciples », éd. Cerf, Paris, 1990, pp. 236-237.























Qu'est-ce que la compassion?

        On pense parfois que la compassion consiste à s'affliger soi-même de la détresse des autres, mais, dans la philosophie du Bouddha, rien de tout cela : la compassion est définie comme le souhait ardent que les autres soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance.


- Compassion (Dalaï-Lama)


Esprit d’Éveil

     Comment produire l'esprit d’Éveil ou bodhicitta? L'esprit d’Éveil est le souhait que tous les êtres soient libérés de la souffrance et deviennent des êtres pleinement éveillés. Les enseignements du lama tibétain Dza Patrül Rimpotché (XIXème siècle). 



Joie 

   Qu'est-ce que la joie spirituelle prônée par le Bouddha ?



- Éros, philia et agapé

   Réflexions sur les différentes formes de l'amour



- Empathie et altruisme

   Développer l'empathie et l'altruisme selon la philosophie bouddhiste






    Le bonheur est-il en nous ? Ou se trouve dans notre relation avec les autres ?



- En compagnie du souffle - 4ème partie



- Des montagnes et des plaines (Fernando Pessoa)

   Sur les inégalités de la vie...


- L'équanimité de l'Arahant (Nāgasena) et mon commentaire

    En quoi l'Arahant est encore touché par les sensations physiques, mais n'est pas affectée par elle. En quoi il a cessé d'éprouver des sensations mentales.





S.M.H. Amsterdam







Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.



Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.