Pages

samedi 25 août 2018

L'idéal du bonheur - 1ère partie




L'idéal du bonheur

1ère partie





     Le concept de bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c’est-à-dire qu’ils doivent être empruntés à l’expérience, et que cependant pour l’idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire. Or il est impossible qu’un être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu’on le suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu’il veut ici véritablement.


    Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d’envie, que de pièges ne peut-il pas par là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup de connaissance et de lumières ? Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d’une manière d’autant plus terrible les maux qui jusqu’à présent se dérobent encore à sa vue et qui sont pourtant inévitables, ou bien que charger de plus de besoins encore ses désirs qu’il a déjà bien assez de peine à satisfaire. Veut-il une longue vie ? Qui lui répond que ce ne serait pas une longue souffrance ? Veut-il du moins la santé ? Que de fois l’indisposition du corps a détourné d’excès où aurait fait tomber une santé parfaite, etc…


   Bref, il est incapable de déterminer avec une entière certitude d’après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait l’omniscience. On ne peut donc pas agir, pour être heureux, d’après des principes déterminés, mais seulement d’après des conseils empiriques, qui recommandent, par exemple, un régime sévère, l’économie, la politesse, la réserve, etc…, toutes choses qui, selon les enseignements de l’expérience, contribuent en thèse générale pour la plus grande part au bien être. Il suit de là que les impératifs de la prudence, à parler exactement, ne peuvent commander en rien, c’est-à-dire représenter des actions de manière objective comme pratiquement nécessaires, qu’il faut les tenir plutôt pour des conseils que pour des commandements de la raison : le problème qui consiste à déterminer de façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d’un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ; il n’y a donc pas à cet égard d’impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal non de la Raison mais de l’imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on attendrait vainement qu’ils puissent déterminer une action par laquelle serait atteinte la totalité d’une série de conséquences en réalité infinie.


Kant, Fondements de la métaphysique de mœurs (1785), IIe section, traduction de V. Delbos, éd. Delagrave, 1997, pp.131-132






Emmanuel Kant (Königsberg, 1724 - 1804)











    Dans ce texte, le célèbre philosophe des Lumières, Emmanuel Kant explique ses réticences et même ses objections à considérer le bonheur comme un idéal philosophique dirigé par la Raison. Depuis l'Antiquité, des philosophes ont proclamé le bonheur comme un « souverain bien » à atteindre pour le Sage et, si possible, pour l'ensemble de la société, la Cité. Ces philosophies qui ont pour but principal cette accession au bonheur s'appellent des eudémonismes (du grec eudaimon, littéralement esprit heureux, bonheur). Dans la philosophie gréco-romaine, l'épicurisme, le stoïcisme et le scepticisme de Pyrrhon sont généralement considérés comme des eudémonismes. Dans l'Inde ancienne, la philosophie du Bouddha était un eudémonisme.


   On pourrait même dire du bouddhisme que c'est l'eudémonisme par excellence : en effet, le tout premier enseignement du Bouddha portait sur les Quatre Nobles Vérités. La Vérité de la Souffrance qui présente le principal problème de l'existence qu'il faut résoudre avant tout autre, avant notamment les questionnements métaphysiques. La Vérité de l'Origine de la Souffrance où on essaye de comprendre les causes profondes de la souffrance. La Vérité de la Cessation de la Souffrance où on envisage la fin définitive et complète de la souffrance, et donc où on envisage un état de bonheur sans tache, qui n'est pas obscurci par la douleur. Enfin, la quatrième Noble Vérité, la Vérité du Chemin qui mène à la Cessation de la Souffrance indique tous les moyens à employer pour apporter un remède concret à la souffrance et trouver le bonheur, que ce soit par la conduite éthique, que ce soit par la méditation ou que ce soit par la sagesse et la juste compréhension des phénomènes. Toute la philosophie du Bouddha tourne autour de cette axe des Quatre Nobles Vérités.


    Kant se montre néanmoins critique vis-à-vis des eudémonismes de l'Antiquité gréco-romaine sous le prétexte que cette notion du bonheur est trop floue pour être l'objet d'une analyse sérieuse. Chacun a sa définition du bonheur qui n'est pas nécessairement compatible avec celle de son voisin. Pour les uns, on est heureux en famille. Pour d'autres, on est heureux en ayant un bon travail. D'autres ne seront heureux que dans l'oisiveté des vacances. Certaines personnes ne jureront que par l'argent et le luxe, d'autres rechercheront le pouvoir ou la gloire.... Et même, dans la tête d'une même personne, cette idée du bonheur est loin d'être précise et nette : elle est le plus souvent changeante et floue. Comme le dit Kant : « Le concept de bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut ». On veut bien l'argent, la santé, les bonnes relations avec sa famille, son épouse et ses amis, on veut bien le succès, la gloire, la bonne réputation, tout cela... Mais dans quel ordre d'importance, avec quelle nécessité, avec quelle urgence ?


    Cela, on ne peut pas le dire a priori, c'est-à-dire le raisonnement logiquement argumenté. Kant que cette notion du bonheur est empirique, c'est-à-dire qu'on ne peut savoir que ce qui nous rend heureux que dans l'expérience de la vie. Avant de faire cette expérience de la vie, on ne peut pas vraiment savoir ce qui va nous rendre heureux. Or si je veux penser la notion du bonheur dans sa perfection, je dois considérer ce bonheur parfait comme « un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future », ce qui est impossible pour un entendement humain forcément limité.


     Je ne peux jamais connaître toutes les implications des choses que je souhaite et que je désire, et que j'imagine être des choses qui vont me rendre heureux. Emmanuel Kant prend alors plusieurs exemples. Imaginons quelqu'un pour qui le bonheur réside dans la richesse et donnons-lui un million d'euros. Cela va être une très grande joie dans l'instant où il reçoit toute cette somme d'argent, mais est-ce que cela va le rendre parfaitement heureux ? Non, parce qu'un tel montant d'argent excite les convoitises et les jalousies. Certaines personnes chercheront à voler ce nouveau riche, d'autres médiront de lui par jalousie, d'autres encore tenteront de capter sa fortune dans des investissements douteux, le plus grand nombre de ses amis et relations essayeront plus prosaïquement de profiter de ses largesses en se comportant comme des parasites. Tant et si bien qu'il ne restera pas grand chose de sa richesse après quelque temps.


      Et l'érudit qui trouve son bonheur dans la lecture des livres et le développement de sa connaissance ? Sera-t-il vraiment heureux d'avoir tout le loisir d'étendre le champ de sa science ? N'y a-t-il pas des choses terribles et déprimantes qu'il aurait mieux valu ne pas savoir ? L'Ecclésiaste dans la Bible ne dit-il pas : « plus de sagesse, plus de souffrance » ?


      Celui pour qui le bonheur se résume à la plus longue vie possible ne va-t-il pas déchanter quand il comprendra qu'une plus longue vie signifie un plus long assujettissement à la souffrance et aux maux de l'existence ? Et si même il se contente d'une bonne santé à défaut d'atteindre un âge vénérable. Est-ce que cette santé est nécessairement une bonne chose ? Quelqu'un en pleine forme risque de tomber beaucoup plus facilement dans les excès qu'une personne malade obligée de rester dans son lit ? Par exemple, cette personne en pleine santé pourra aller faire la fête, boire à l'excès, être complètement saoul, se bagarrer dans la rue et se retrouver en prison.


       Ce que veut dire Kant par ces quelques exemples, c'est que des notions tout à fait communes de bonheur comme la richesses, l'accès à la connaissance, la longue vie ou la santé peuvent avoir des implications diverses et variés qui conduisent à des états de souffrance. Et ces implications sont beaucoup trop nombreuses pour que la Raison puisse dire quelle quantité exacte de richesses, de réussite, de bonnes relations, de rire, de fête, d'amusement, de culture ou d'amour il faut pour être parfaitement heureux. Et cette Raison ne peut pas non plus prescrire ce qu'il faut exactement faire pour être pleinement heureux.


          La Raison en est réduite à donner des conseils pour être heureux dans cette vie d'après ce qu'on a pu observer empiriquement dans le vie en société : observez un régime pour ne pas être trop gros et menacer votre santé, économisez vos sous pour ne pas courir à la ruine et espérer gagner en richesse, soyez polis pour ne pas vous mettre à dos les gens, soyez réservé pour ne pas susciter la jalousie autour de vous... Mais ces conseils divers et variés ne sont absolument pas une garantie de trouver le bonheur. On peut être en bonne santé et malheureux comme un chien, mince comme un top model des magazines mais ne pas rencontrer le grand amour, être poli avec tout le monde sans éviter l'animosité contre soi, être réservé et, malgré tout, être considéré comme quelqu'un de hautain....


         Et cela énerve Kant, car pour lui le rôle de la philosophie n'est pas de donner de conseils inspirés du bon sens. Les psychologues, les grand-mères et les coachs en développement personnel peuvent faire cela mieux qu'un philosophe. Un philosophe devrait réfléchir selon Kant à ce que l'on doit faire, au commandements, aux préceptes que la Raison doit nous imposer. La question philosophique pour Kant n'est pas : « comment être heureux ? », mais : « que dois-je faire ? », « quel est l'acte que je dois accomplir indépendamment de l'intérêt de savoir si cet acte va me rendre heureux ou pas ? ».


       C'est un moment fort de l'Histoire de la philosophie, puisque Kant exclut le bonheur de la morale, et surtout, il exclut le bonheur du champ de la philosophie avec cette phrase célèbre présente dans le texte qu'on vient de lire et qui sonne comme une sentence sévère : « le bonheur est un idéal non de la Raison mais de l’imagination ». La recherche du bonheur est un art où avec mon imagination, je me représente comme se compose le bonheur (avec de l'amour, de la richesse, du succès, de la chance, etc...) d'une manière qui m'est complètement personnelle, et qui différera de la conception du bonheur dans l'esprit d'une autre personne. Et un art dans le sens où je dois faire preuve d'une certaine habileté pour manœuvrer ma barque dans les courants de l'existence pour trouver ce bonheur, sans garantie aucune de le trouver jamais.


       Après Kant, la Raison des philosophes au XIXème et au XXème siècle va mépriser le bonheur comme une notion indigne d'eux et se concentrer sur des idéaux considérés comme plus nobles : la Vérité, le combat politique, la métaphysique, la science, et nourrir un discours toujours plus complexe, plus alambiqué et coupé de la vie des gens. On va voir fleurir tout un questionnement qui scinde toujours plus la recherche du bonheur de la recherche de la Vérité avec des questions du style : « Faut-il préférer le bonheur à la Vérité ? », qui est une question récurrente au baccalauréat français. Cette question aurait semblé tout à fait étrange aux philosophes de l'Antiquité : il était évident qu'un insensé ne peut pas avoir accès au bonheur véritable. La quête philosophique du bonheur ne peut être efficace que si elle est en adéquation avec la réalité de ce monde. Si vous ignorez qu'il y a un précipice devant vous, vous allez tomber dedans et être malheureux de s'être cassé les os. Pareillement, la quête philosophique du bonheur passe par la connaissance de la vérité. Le Bouddha parle par exemple des Quatre Nobles Vérités : il y a en effort de la conscience pour se débarrasser des illusions qui est nécessaire pour accéder au bonheur.


         Ce n'est que très récemment que l'eudémonisme a repris ses droits dans la philosophie contemporaine, et encore en-dehors des structures académiques qui, par un mouvement d'inertie, continuent à mépriser la recherche du bonheur et la réduit à des ouvrages de coaching : « Comment être heureux en dix étapes », « Comment sourire à nouveau à l'existence avec la méthode psycho-sensorielle »....
















Ito Shinsui (Japon, 1898 - 1972), 1921.






Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire