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vendredi 12 février 2016

Le ciel étoilé et la loi morale

Deux choses me remplissent le cœur d'une admiration et d'une vénération, toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi.

[…] Le premier spectacle, d'une multitude innombrable de mondes, anéantit pour ainsi dire mon importance, en tant que je suis une créature animale qui doit rendre la matière dont elle est formée à la planète (à un simple point dans l'Univers), après avoir été pendant un court espace de temps (on ne sait comment) douée de la force vitale. Le second, au contraire, élève infiniment ma valeur, comme celle d'une intelligence, par ma personnalité dans laquelle la loi morale me manifeste une vie indépendante de l'animalité et même de tout le monde sensible.

Emmanuel Kant, Critique de la Raison Pratique.



Gael Trijasson - Dormir sous la Voie Lactée


mercredi 10 février 2016

Gary Francione et la moralité selfie





     Je voudrais réagir ici à un article de philosophe américain antispéciste Gary Francione. L'une des spécialités de Gary Francione est de s'en prendre agressivement aux mouvances de libération animale qui ne font jamais assez bien selon lui leur travail de défense de la cause animale. Rien que le titre de l'article donne la teneur de l'article : « La moralité selfie, la pourriture morale de la cause animale »1. Francione revendique une position radicale au sein de la libération animale. Pour Francione, la seule position morale cohérente par rapport à l'exploitation animale est le véganisme éthique. Il rappelle inlassablement l'injonction : « Go vegan » (devenez végane). En soi, je ne peux que louer cette incitation à devenir le plus tôt possible végane dans l’intérêt des animaux. Mais Francione ne s'arrête pas là : tous les véganes qui encourageraient les non-véganes à végétaliser progressivement leur alimentation sont impitoyablement condamnés. Francione les accuse de participer à l'exploitation animale, d'être spécistes et de de ne pas être de véritables véganes. Il en découle une grande agressivité dans le chef de Francione et les adeptes de Francione, qui n'hésitent jamais à vous insulter de « spéciste » et toutes sortes nom d'oiseaux.

     Francione, dans son article, s'en prend justement à la réaction que certains peuvent avoir quand ils se font agressés par lui ou ses disciples, ses franciobots comme les appelle Tobias Leenaert, tant ceux-ci ont tendance à ânonner sur internet ses propos comme un incessant copier/coller de ses commentaires les plus aigris. « J'identifie comme « moralité selfie », nous dit Francione, le phénomène qui consiste à caractériser un désaccord substantiel ou une critique comme de « l'oppression », de « l'agression », du « dénigrement », du « harcèlement » sans apporter de réponse substantielle à la dite critique. La moralité selfie n'est rien d'autre que du narcissisme. Et elle est de manière inhérente spéciste ». Francione prend alors en considération le cas où des véganes abolitionnistes (entendez des véganes francioniens) arrivent par un raisonnement étayé par des arguments que le véganisme est un impératif moral. Francione dit que des welfaristes vont systématiquement prendre cette position comme dénigrant ou stigmatisant les non-véganes.

    Juste un mot d'explication avant d'aller plus loin dans les raisonnements de Gary Francione. Qu'est-ce qu'un abolitionniste ? Qu'est-ce welfariste ? Ces termes ne sont peut-être pas familiers à ceux qui ne côtoient pas au jour le jour les milieux véganes. « Abolitionniste » désigne celui qui veut abolir l'exploitation animale, que ce soit la mise à mort des animaux comme dans les abattoirs, dans la chasse ou dans la pêche, mais aussi l'exploitation au sens le plus large comme dans les élevages, les cirques, les zoos, les delphinariums, les courses d'animaux et ainsi de suite... Francione oppose les abolitionnistes aux welfaristes. Les welfaristes vient de l'anglais « welfare », bien-être. Les welfaristes prônent qu'on peut et qu'on doit améliorer la condition animale, leur bien-être de manière progressive. Typiquement, les « welfaristes » militent pour agrandir la taille des cages des animaux. Bien sûr, il vaudrait mieux les libérer, mais comme cela n'est pas possible maintenant, il faut se contenter de ce compromis qui consiste à de petites améliorations qu'on espère étendre de plus en plus jusqu'au moment où les animaux seront libres de toute exploitation. Sur le plan de l'alimentation, les welfaristes considèrent que l'idéal est bien entendu le véganisme, mais cela semble impossible pour la grande majorité de la population, les welfaristes font l'apologie de campagne comme le « Jeudi veggie » en Belgique et en France ou le « Meat Free Monday » où on encourage les gens à limiter progressivement leur consommation de viande et de produits animaux. L'idée est qu'ils s'accoutument à manger des plats végétaux et qu'ils arrivent à vaincre leur réticence de faire pas de passer à un régime végétarien, puis complètement végane.

    Il faut bien comprendre que le but est le même qu'on soit abolitionniste ou «welfariste ». L'idéal est un monde végane où on n'exploiterait plus les animaux et où on le les ferait plus souffrir inutilement. La différence se marque non pas sur le but à atteindre, mais sur le moyen d'y parvenir. Les abolitionnistes sont dans une logique du tout ou rien : il faut directement abandonner toute exploitation, les interdire définitivement. Du point de vue individuel, il faut directement devenir végane. Toute autre comportement alimentaire est considéré comme du spécisme, du carnisme et une participation à l'exploitation animale, que ce soit le flexitarisme, le végétarisme... Pour Francione, il n'y a pas de différence entre un mangeur de viande et de produits animaux et un végétarien. Tous les deux collaborent activement et au même titre à l'exploitation animale. Sur un plan politique, il faut abolir tout le système de l'exploitation animale d'un seul coup. Si on essaye de réformer progressivement, c'est aux yeux de Francione qu'on collabore le système spéciste et qu'on le défend.

mardi 9 février 2016

Soleil du matin

   Quand tu fais quelque chose de beau et que personne ne le remarque, ne sois pas triste. Car le soleil, chaque matin, est un spectacle magnifique alors même que la majorité du public dort encore.

John Lennon





Alexandros Maragos Panachaiko, Grèce


lundi 8 février 2016

Le Singe de Feu



     Ce 8 février 2016, nous entrons dans une nouvelle année selon les calendriers chinois, tibétain, mongol et vietnamien. Ce sera l'année du Singe de Feu. D'ors et déjà, je souhaite à tous et à toutes un très bon Singe de Feu. Pour les Chinois et les peuples de l'Asie, ces années avec pour nom un animal et un élément ont une énorme signification. J'avoue ne pas être très versé en astrologie chinoise, même si je pense qu'il est plus poétique d'appeler les années par des noms d'animaux auxquelles on adjoint un des cinq éléments, eau, terre, feu, air et bois, que d'étiqueter les années par des nombres qui augmentent de un à chaque rotation de la Terre autour du Soleil, en commençant par un repère censé marquer un événement fondateur de notre civilisation, à savoir la naissance de Jésus Christ. Je dis bien « censé » puisque les historiens modernes s'accordent à penser aujourd'hui que les érudits de l'Antiquité se sont trompés de quatre ou cinq ans quand ils ont daté la naissance de Jésus en l'an 0. Jésus serait donc en – 4 ou -5 de lui-même.






       Au fond, les Chinois expriment leur conception du monde en nommant les années par un animal associé à un élément. L'animal symbolise un esprit, une énergie qui s'incarne dans un élément. Dans la pensée chinoise, l'univers n'est fondamentalement qu'énergie, « qi » en chinois : . Selon les érudits, ce caractère fait conceptuellement référence à la cuisson du riz (mi en chinois, ) qui produirait de la vapeur , cette vapeur ayant la propriété de créer du mouvement comme le couvercle d'une marmite soulevée par sa puissance. L'énergie ou souffle du qi a la particularité d'opérer et de circuler dans l'univers selon un rythme binaire : tout comme nous respirons par inspiration et expiration, le qi se condense et se dissout en permanence dans chaque recoin du monde. Tantôt le qi se condense tellement qu'il en devient matière : air, feu, eau, bois et même terre quand sa condensation atteint son paroxysme ; tantôt il se dissout et se résorbe dans sa nature purement énergétique. Sur un plan ontologique, tout l'univers n'est que l'ensemble des transformations de cette énergie du qi 氣 : les textes parlent ainsi des « dix mille mutations » du Souffle Originel (yuanqi 元氣). Toutes choses dans le monde est un aspect de ce qi dans un état plus ou moins avancé de condensation. Les êtres vivants n'échappent pas à la règle. Tchouang-Tseu disait d'ailleurs : « L'homme doit la vie à une condensation de qi. Tant qu'il se condense, c'est la vie ; mais dès qu'il se disperse, c'est la mort ».

      Ce souffle originel suit donc deux dynamiques contraires, mais en même complémentaires et imbriquées l'une dans l'autre. C'est le Yin et le Yang. Les caractères chinois Yin et Yang portent tous les deux la clef du chemin de crête. Tous deux font à l'origine aux deux faces d'une montagne, l'adret est le Yang , le côté ensoleillé de la montagne, tournée vers le sud tandis le Yin fait référence à l'ubac, la pente qui reste ombragée car tournée vers le nord. Dans le caractère Yang, on trouve le caractère qui désigne le soleil, ri日 ; et dans le caractère Ying yun , les nuages brumeux qui obscurcissent la clarté au fond d'une vallée. Les graphies simplifiées et sont encore plus explicites puisqu'elles font directement référence à la lune pour le Yin et le soleil pour le Yang. Au départ, Yin et Yang désignent tous les phénomènes opposés, mais indissociables que l'on peut observer dans la Nature : jour et nuit, été et hiver, chaud et froid, homme et femme, mouvement et repos, esprit et matière. Dans la pensée chinoise, les opposés ne s'excluent pas, mais s'organisent dans une dualité dynamique où le Yin peut devenir Yang et vice-versa.

       Yin et Yang sont le rythme fondamental de l'univers qui conditionne toutes choses. Lao-Tseu a exprimé cette idée de l'engendrement de l'univers qui passe par la dualité complémentaire du Yin et du Yang dans un passage célèbre du Livre de la Voie et de la Vertu :
« La Voie engendre l'Un,
L'Un le Deux,
Le Deux, le Trois,
Le Trois les dix milles êtres ».

     De ce qi qui se manifeste à travers la dualité dynamique du Yin et du Yang vont naître les cinq éléments : terre, eau, feu, bois et métal que l'on retrouve dans le calendrier chinois. Un mot sur la traduction : je traduis wuxing 无行par « cinq éléments », traduction habituelle certes, mais trompeuse. Wu veut dire cinq, mais il est problématique de rendre xing par « élément », car xing signifie à la base marcher, aller, agir. Dans notre creuset culture, terre, eau, feu, bois et métal évoquent des éléments, et il semble donc naturel de rendre xing par « élément », mais il faut bien comprendre que dans la vision chinoise, ces éléments n'ont pas un caractère statique, immuable. La pensée chinoise n'a pas cherché à décomposer le réel en éléments de base, en particules, en atomes qui seraient les composants ultimes et immuables du réel. Il faudrait plutôt traduire wuxing 无行par « cinq agents » ou « cinq processus ». La pensée chinoise est aux aguets de tous les processus de mutations et de transformations qui prennent place dans le cours du temps : les saisons illustrent ainsi fort bien la danse qu'opère en permanence les « éléments ». Les penseurs chinois ont aussi attribué des éléments aux différentes dynasties qui se sont succédé à la tête de la Chine. Les éléments peuvent établir une relation de conquête entre eux : la terre endigue l'eau, le bois laboure la terre, le métal coupe le bois, le feu fait fondre le métal et l'eau éteint le feu. Mais les éléments peuvent aussi s'engendrer mutuellement : le bois prend feu, le feu se réduit en cendres, donc en terre, la terre produit les métaux, le métal se liquéfie dans le processus de fonte, l'eau nourrit le bois.





    Face à ces processus incessants de transformations et de mutations, il importe de trouver l'équilibre et l'harmonie. C'est là où rentrent en ligne de compte nos douze sympathiques animaux (enfin, pas si sympathiques que cela puisqu'ils se disputent régulièrement!). Chacun de ces douze animaux symbolise un rapport au monde, un état d'esprit avec lequel on entre en relation avec les éléments et les événements. Dans l'ordre, il s'agit la souris shǔ, le buffle niú, le tigre hǔ, le lapin tù, le dragon lóng, le serpent shé, le cheval mǎ, le mouton yáng, le singe hóu, le coq jī, le chien gǒu, le porc zhū. Chaque animal a son caractère propre, sa manière d'aborder le monde, le gens, la société, sa relation aux autres. Toutes sortes de légendes viennent illustrer ces caractères. Ainsi pour déterminer l'ordre de ces animaux dans le calendrier, l'Empereur de Jade ordonna une course entre les animaux. Cette course s'achevait par la traversée d'une rivière. La souris se faufila entre les pattes des participants et vint se loger dans l'oreille du buffle. Le buffle traversa la rivière le plus rapidement et passa gagner la course, mais au dernier moment la souris bondit hors du conduit auditif de notre bovin compétiteur et remporta la course. C'est aussi pour cela que la souris ou rat (c'est le même caractère dans la langue chinoise) est considéré comme secret et autonome ; le buffle est patient et persévérant, le tigre est dynamique et audacieux ; le lapin est raffiné et discret ; le dragon est ambitieux et énergique ; le serpent est cultivé et raffiné (oui, la vision que l'on peut avoir d'un animal peut grandement changer d'une civilisation à l'autre!) ; le cheval est sociable et actif ; la chèvre est intuitive et esthète, créatrice ; le singe est enthousiaste et inventif ; le coq est fier et organisé ; le chien est fidèle et réaliste ; enfin, le cochon est calme et serviable.






     Pour moi, ces animaux du calendrier chinois m'évoque ce moment où, enfant, j'avais lu une revue destinée aux plus jeunes où figurait une petite explication pour chaque signe et la mention des années. Or étant né en 1975, j'étais du signe du chat (précisons que le chat ne figure que dans les calendriers du sud de la Chine et du Vietnam, dans la plus grande partie de la Chine, c'est le lièvre ou lapin). Pour moi, c'était la consternation ! J'aurais tellement voulu être tigre ou dragon ! Des signes autrement plus aventureux que « chat ». Surtout que des dessins venaient illustrer chaque signe ; et le dessin montrait un chat avec des lunettes et des pantoufles en train de boire une tasse de thé dans sa bibliothèque. Que cela avait l'air d'être ennuyeux d'être « chat » ! Au final, je me dit que ce dessin n'est pas si éloigné de ce que je suis devenu : j'aime lire, étudier, apprendre, j'aime une vie tranquille, sans remous excessifs, je ne suis pas contre un minimum de confort. Au fond, être « chat » n'est pas si terrible que ça !

         Cette année est donc celle du Singe de Feu. Peut-être une année à célébrer l'enthousiasme et l'inventivité. On peut espérer que cette créativité fera des étincelles pour résoudre les problèmes du monde que ce soit les problèmes globaux comme le réchauffement climatique, l'effondrement de la biodiversité, mais aussi les nombreux conflits qui ensanglantent la planète comme la guerre en Syrie. Dans le bouddhisme, le singe symbolise l'agitation de l'esprit. Notre esprit est enfermé dans la maison du corps ; et le singe de l'esprit court frénétiquement d'une fenêtre à l'autre. Il court et bondit d'une fenêtre à l'autre sans répit. La méditation consiste à apaiser ce fébrile petit singe, lui faire comprendre que la poursuite effrénée des impressions sensorielles n'est pas toujours la meilleure des choses. Mais que se recentrer en soi-même peut-être une excellente chose pour faire rallumer la lumière intérieure.

    Que ce Singe de Feu soit l'occasion de reprendre conscience des interconnexions que nous tissons à chaque instant avec tous les êtres dans ce monde. Que l'on fasse preuve d'inventivité et d'ingéniosité pour parer à tous les problèmes. Puisse cette année apporter du bonheur et de la sagesse à chacun !


    Bonne année. Xinnian Kuaile ! 新年快樂
    Losar tashi delek ! ༄༅།།ལོ་གསར་ལ་བཀྲ་ཤིས་བདེ་ལེགས་ཞུ།

    Chúc mừng năm mới !









     Un grand merci à Myriam Morisseau de Rezozen de m'avoir inspiré cet article !






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Ohara Koson, Japon, XXe siècle.
Pas un singe de feu cette fois, plutôt un singe d'eau.
Mais une métaphore bouddhique du caractère insaisissable de la réalité.
Comme ce petit singe qui essaye en vain de saisir le reflet de la lune dans l'eau...



dimanche 7 février 2016

Dieu qui fait les oiseaux ne fait pas le gibier.

À un homme partant pour la chasse
Victor Hugo


Oui, l’homme est responsable et rendra compte un jour.
Sur cette terre où l’ombre et l’aurore ont leur tour,
Sois l’intendant de Dieu, mais l’intendant honnête.
Tremble de tout abus de pouvoir sur la bête.
Te figures-tu donc être un tel but final
Que tu puisses sans peur devenir infernal,
Vorace, sensuel, voluptueux, féroce,
Échiner le baudet, exténuer la rosse,
En lui crevant les yeux engraisser l’ortolan,
Et massacrer les bois trois ou quatre fois l’an ?
Ce gai chasseur, armant son fusil ou son piège,
Confine à l’assassin et touche au sacrilège.
Penser, voilà ton but ; vivre, voilà ton droit.
Tuer pour jouir, non. Crois-tu donc que ce soit
Pour donner meilleur goût à la caille rôtie
Que le soleil ajoute une aigrette à l’ortie,
Peint la mûre, ou rougit la graine du sorbier ?

Dieu qui fait les oiseaux ne fait pas le gibier.


Victor Hugo, Dernière Gerbe (Œuvre posthume).



Scène de Dead man, de Jim Jarmusch, 1995.




    Voilà un très beau poème contre la chasse de Victor Hugo. L'homme a peut-être un raison d'être dans la Création du fait de son intelligence, de son esprit, de sa civilisation, mais cela ne lui donne pas tous les droits sur la Création. En fait, beaucoup plus que de droits, l'homme reçoit une responsabilité envers les créatures qui peuplent la Nature : « Sois l’intendant de Dieu, mais l’intendant honnête. Tremble de tout abus de pouvoir sur la bête ». Nos capacités et notre ingéniosité à dominer la Nature et les animaux qui y vivent ne nous donne pas un pouvoir absolu sur eux, ni la liberté de les exploiter sans scrupule. L'homme a une destinée tellement plus haute que celle de se vautrer dans le meurtre et la destruction : « Penser, voilà ton but ; vivre, voilà ton droit. Tuer pour jouir, non ». J'aime ce poème de Victor Hugo, car il nous invite à repenser la tyrannie infernale que les hommes ont fait peser sur les animaux depuis des siècles, mais dont l'ampleur s'est considérablement accrue depuis le XXème siècle et l'industrialisation de l'élevage et de la pêche. Il redonne à l'homme un rôle d'intendant honnête dont la gloire est de développer sa pensée, un intendant honnête qui respecte et aime le jardin qu'est ce monde. Or l'exploitation féroce des animaux telle qu'elle existe encore malheureusement aujourd'hui n'est évidemment pas bonne pour les animaux, êtres doués de sensibilité, mais pas bonnes non plus pour les écosystèmes, et donc pas bonne pour l'Homme en dernier ressort. Une invitation encore à repenser notre rapport aux animaux. 






Kobi Refaeli




Autre poème de Victor Hugo : 




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samedi 6 février 2016

Le Bateau Ivre, d'Arthur Rimbaud

Le Bateau Ivre




Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J'étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots !

Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sûres,
L'eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rhythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l'amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !

J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !

J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !

Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.
- Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux...

Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ;

Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d'azur ;

Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémoths et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l'Europe aux anciens parapets !

J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
- Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,
Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?

Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.



Arthur Rimbaud





Caspar David Friedrich, Greifswald au clair de lune,  1816-17







   Longue dérive dans la perception et l'imaginaire. Dérèglement de tous les sens au long cours. Le Bateau Ivre est des plus fameux poèmes d'Arthur Rimbaud. Je ne peux pas ne pas être insensible à la force d'évocation que recèle cette longue litanie poétique, ce long et lent cheminement marin à travers les mots et cette impression tumultueuse de quitter et de rompre avec ce qui fait la culture, notre civilisation, cette Europe aux anciens parapets. Le poème oscille en permanence entre l'enthousiasme de la jeunesse de s'affranchir du commerce des hommes (« J'étais insoucieux de tous les équipages, porteur de blés flamands ou de cotons anglais ») et la nausée, les inévitables haut-le-cœurs et les angoisses qu'un tel voyage débridé sur les roulis de l'existence (« Échouages hideux au fond des golfes bruns où les serpents géants dévorés des punaises choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums »).


     Sérénité devant l'immensité et tremblement devant « le rut des Béhémoths et les Maelstroms épais », je ne peux m'empêcher de lire ce poème comme une métaphore spirituelle. Dans le bouddhisme, on compare souvent l'existence à une fleuve sur lequel navigue cette petite coquille de noix qu'est l'ego. Dès lors que l'on rejette cet ego, on peut se laisser dériver, se laisser être le fleuve qui finit nécessairement par se jeter dans le vaste océan de la Réalité Absolue. Je ne dis pas que c'est là la seule lecture possible du Bateau Ivre. Loin de moi l'idée d'imposer une lecture, un regard, une grille de décodage qui viendrait enfermer un poème qui fait l'apologie d'une liberté prise sauvagement à l'encontre des mœurs établis et d'une culture imposée. Dès les premières lignes s'esquissent un imaginaire de western où des Peaux-Rouges criards ont pris pour cible les haleurs qui tiraient docilement la péniche, frêle embarcation du Poète qui s'en voit du coup libéré, livré à sa longue et lente dérive magnifique. Mais l'idée me plaît d'y voir l'idée mystique d'un sentiment océanique que l'on peut expérimenter dès lors qu'on se détache de ce qui est conventionnellement admis pour ressentir le frémissement de l'Un vaste comme l'infini sous la forme d'« arcs-en-ciel tendus comme des brides sous l'horizon des mers ». 








Wu Zhen, 1350.






     Léo Ferré a mis en en musique le Bateau Ivre de Rimbaud en 1982.







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Steven Long, Ship for a pan.




vendredi 5 février 2016

Portes battantes




    Lorsque nous pratiquons zazen, notre esprit suit toujours notre respiration. Quand nous respirons, l'air vient dans le monde intérieur. Quand nous expirons, l'air va dans le monde extérieur. Le monde intérieur est illimité, et le monde extérieur est illimité aussi. Nous disons « monde intérieur » et « monde extérieur », mais en fait, il n'y a qu'un seul monde total. Dans ce monde illimité, notre gorge est comme une porte battante. L'air entre et sort comme quelqu'un qui franchit une porte battante. Si vous pensez « je respire », le « je » est en trop. Il n'existe de vous pour dire je. Ce que nous appelons « je » est une porte battante qui va et vient quand nous inspirons et quand nous expirons. Elle bat ; c'est tout. Lorsque votre esprit est assez calme et pur pour suivre ce mouvement, il n'y a rien : pas de « je », pas de monde, pas d'esprit ni de corps, rien qu'une porte battante.

mercredi 3 février 2016

Le bonheur et les autres



    Dans le milieu du développement personnel et de la spiritualité, on n'entend souvent que le bonheur est en nous, et nulle part ailleurs, et que ce bonheur ne dépend pas des situations heureuses (comme la richesse, la réussite, la réputation, la chance, la santé) ou de telles ou telles personnes (la famille, les personnes aimées, les amis, les collègues...). Il faut chercher ce bonheur en soi-même, au plus profond de son être et savoir rester équanime face aux aléas heureux ou malheureux de la vie. Ce n'est pas faux, cela recèle même une part fondamentale de vérité : je défends personnellement l'idée que le bonheur véritable est d'abord le fruit d'un travail spirituel et philosophique sur soi-même. Néanmoins affirmer que le bonheur ne dépend pas du tout des autres me laisse sceptique. Il me semble que la problématique est plus complexe que cela.