3. De tout leur corps et de tout leur
esprit en harmonie, ils saisissent directement formes et sons. Pour eux, ce ne
sont plus des images au miroir ou le reflet de la lune dans l’eau. Quand un
côté s’éclaire, l’autre reste dans l’ombre.
Dōgen, Genjōkōan.
Dōgen, Genjōkōan.
*****
Un Bouddha, quand il entend un son, entend un son. Et
quand il voit une forme, il voit une forme. Pas de fioriture dans leur
perception des choses ! Au fond, la perception d’un Bouddha ne se
distingue pas par un plus, mais par un moins. Pas plus de qualités comme des
perceptions supranormales, mais par tout ce qui est abandonné dans la perception
des choses et qui venait encombrer cette perception : on a tendance à
surajouter toutes sortes de concepts à la perception simple que nous avons des
choses. Par exemple, quand nous voyons une table, on ne se contente pas de voir
l’objet, d’être le spectateur silencieux de ce que la vue nous donne à voir d’instant
en instant. Non, il faut cesse que nous apportions des commentaires : « C’est
une table », « C’est MA table », « quelle belle table »,
« Combien coûte-t-elle ? », « Cette table existe comme un
objet massif en face de MOI », « cette table a une existence durable »,
« voilà une entité constamment identique à elle-même et qui persiste dans
le temps »…. Je ne dis pas que nous énonçons ces concepts comme je viens
de le faire chaque fois que nous voyons notre table du salon ou n’importe quel
objet. Mais nous associons implicitement des concepts très rudimentaires à
chacune de nos perceptions sensorielles, des concepts qui ne s’expriment pas
dans une langue philosophique, mais qui n’en sont pas moins opérants et qui
viennent se mélanger à notre perception au point il devient difficile de faire
la distinction entre la perception pure et la perception mentale des choses...
Et donc
l’Éveil consiste donc à prendre conscience de notre perception et de distinguer
clairement quand on voit quelque chose et quand le mental produit des notions
et des jugements à l’égard de cette chose : « existence », « durée »,
« moi/mien », « bien », « mal », etc… C’est ce
que le Bouddha enseigne à l’ascète Bâhiya [1]:
« Vous
devez vous entraîner ainsi :
dans l’acte
de voir, qu’il n’y ait que le simple acte de voir,
dans l’acte
d’entendre, qu’il n’y ait que le simple acte d’entendre
dans l’acte de sentir,
qu’il n’y ait que le simple acte de sentir,
dans l’acte de
connaître, qu’il y n'ait que le simple acte de connaître.
C’est comme cela, ô
Bâhiya, que vous devez vous entraîner.
Pour vous, ô Bâhiya, c’est dans
votre acte de voir, où n’est plus que le simple acte de voir, dans votre acte d’entendre,
où n’est plus que le simple acte d’entendre, dans votre acte de sentir, où n’est
plus que le simple acte de sentir, dans votre acte de connaître, où n’est plus
que le simple acte de connaître, que, ô Bâhiya, vous n’êtes plus quelqu’un
venant de ces choses-là.
Lorsque vous n’êtes plus quelqu’un
venant de ces choses-là, vous n’êtes plus là.
Lorsque vous n’êtes plus là,
vous n’êtes pas non plus ici.
Vous n’êtes pas non plus entre
les deux.
C’est simplement la fin de la
souffrance ».
Pour le Bouddha, les implications de cet exercice de cesser de nourrir
toutes sortes d’appréciations mentales et de savoir éprouver les choses comme
elles viennent est énorme. Il le dit, cesser de surimposer au réel perçu d’incessantes
considérations et d’incessants jugements, cela conduit à la cessation de la
souffrance. Cette surimposition de concepts crée de l’attachement aux
phénomènes ainsi qu’un discours mental incessant qui alimente toutes les
passions destructrices suscitées par cet attachement. Dès lors, quand on voit
quelque chose, apprenons dans la méditation à nous contenter de cette instant
de vision sans tomber dans la tendance habituelle à accrocher toutes sortes d’étiquette
à la forme visuelle que nous voyons là dans l’ici et maintenant. Et la même
pratique, le même exercice spirituel vaut pour l’audition, l’olfaction, le
goût, le toucher et même pour la connaissance.
Le Zen est très sensible à cette perception simple des choses et tente
d’y revenir. Cette perception simple des choses peut sembler bien peu de choses
à un esprit sophistiqué, un exercice tout juste bon pour les enfants ;
mais le Zen est ce constant retour à la simplicité et à la spontanéité, c’est
pourquoi Dōgen nous dit : « De tout leur corps et de tout leur esprit en
harmonie, ils saisissent directement formes et sons ». Ce
qui semble dérisoire est aux yeux du Bouddha et dans la lignée du Zen un
accomplissement de notre nature éveillée.
Or cette
vision simple des choses peut entrer en contradiction avec le concept
bouddhique de la vacuité. Après tout, les enseignements nous font savoir que
tous les phénomènes de ce monde sont vides d’une existence propre. Les
phénomènes sont illusoires ; et toutes sortes de métaphores pour rendre
cela plus clair, ainsi on les compare à des « images au miroir ou au
reflet de la lune dans l’eau ». Les phénomènes apparaissent, mais n’ont aucune existence ultime. De
même que le reflet de la lune dans l’eau apparaît, visible à tous, mais tout le
monde sait qu’il n’y a aucune lune dans l’eau pour autant. Derrière l’apparence
de lune ne se cache aucune lune véritable que l’on pourrait trouver dans la
rivière. Pareillement la table que l’on voit apparaît, on n’en disconvient pas ;
mais pour autant, une analyse détaillée du phénomène « table » ne
parvient pas à établir l’existence ultime de la table.
D’un côté, la perception pure de la table voit la table sans émettre de concept comme « ceci est une table » ; de l’autre, une analyse conceptuelle du phénomène « table » indique la vacuité d’existence propre de cette table. Les philosophes bouddhiques donneront la primauté à la compréhension de la vacuité : voilà une analyse approfondie des choses, qui déjoue nos illusions. Mais les pratiquants du Zen privilégieront la perception pure des choses. La pratique de mettre en harmonie le corps et l’esprit pour recevoir dans le silence de notre mental cette perception pure conduit le méditant à entrer en contact avec la spontanéité de la Nature et à une intuition nouvelle sur le monde. C’est pourquoi Dōgen nous dit que les Bouddhas saisissent directement formes et sons.
Pas de négation de la chose perçue, parce que ce serait encore un
concept qui viendrait s’accrocher au réel, tout comme des concepts de vacuité
ou d’illusion. Le Bouddha a dit que la vacuité ne devait surtout pas être l’objet
d’un attachement, parce que la vacuité est précisément conçue comme un remède
pour l’attachement aux phénomènes du monde : « La vacuité est le remède à l’attachement
aux conceptions. Quant à ceux qui font de la vacuité une conception, ceux-là,
je les déclare "incurables" ».
Donc on a deux choses : d’un côté, des perceptions pures diverses
et variées qui ne durent qu’un instant, des formes, des sons, des odeurs, des
saveurs, des sensations physiques et des phénomènes mentaux qui se succèdent
constamment ; de l’autre, la conscience de la vacuité où l’on sait que les
phénomènes ne sont que « des images au miroir ou le reflet de la lune dans l’eau ». Ces deux faits ne sont pas séparés, même s’ils
ne sont pas identiques pour autant. Ce sont un peu comme les deux faces d’une
même pièce. Et tout comme on ne peut regarder qu’une seule face en même temps,
on ne peut envisager les choses que sous un angle à la fois : la
perception directe et intuitive des choses ou la conscience de leur vacuité.
Comme le dit Dōgen : « Quand un côté s’éclaire, l’autre reste dans l’ombre ».
白文殊
[1] Bâhiya
Sutta, Udâna, 6-9, traduction française dans : Môhan Wijayaratna, « Au-delà de la mort », éd.
Lis, Paris, 1996, p. 189 et sur le "Reflet de la Lune" ici.
Commentaires au Genjôkôan:
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