Retour à la Nature
Les définitions philosophiques du
mot « nature »
Ce qui frappe d’emblée quand on
aborde le mot « nature », c’est sa polysémie. On a tous une idée
intuitive de ce qu’est la nature, on sait plus ou moins ce que c’est. Et
ce n’est pas un terme rebutant et inquiétant pour un profane en philosophie
comme peuvent l’être les mots « ontologie »,
« transcendantal » ou « épistémologie », mais le profane en
question s’interroge rarement sur ce que signifie vraiment le mot
« nature » ou plutôt sur les différentes acceptations du mot
« nature ». Or l’utilisation de ce terme est beaucoup plus
problématique qu’il n’y parait. Notre profane en philosophie pourrait très bien
dire : « C’est dans ma nature d’aimer la nature ». Il userait
ainsi très naturellement dans la même phrase de deux acceptations
différentes du mot « nature » : la nature particulière d’un
être, d’une personne ou d’une chose, et puis nature au sens général du terme. Dans
les débats où il s’agit de positionner la nature par rapport à la culture, la
raison ou la morale, cela a peut-être suscité nombre de dialogues de sourds[1]…
Par exemple, doit-on inclure l’homme dans la nature ou pas ? La nature, est-ce
ce qui est immuable, permanent dans le monde, ou au contraire, est-ce ce qui
est mouvant et dynamique, ce qui évolue dans le monde, comme la croissance des
arbres ou la course des astres dans le ciel étoilé ? La nature perd ainsi
son caractère d’évidence[2].
©
Vyacheslav Mishchenko
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Nous nous proposons donc dans cet
article de prendre pour point de départ les différentes définitions du mot
« nature » telles qu’on les retrouve dans le Lalande[3]
pour ensuite les développer dans leur cadre historique et philosophique.
Commençons
par la nature particulière d’un être :
A. Principe considéré comme produisant le développement d’un
être, et réalisant en lui un certain type. Nature vient du
latin « natura » dont l’origine étymologique est
« nascor », naître[4].
La nature d’une chose est donc ce qui permet de faire venir cette chose à
l’existence dans une certaine fin. Paul Foulquié précise que c’est là un
synonyme d’essence, « mais l’essence considéré en tant que source de
propriétés ou d’opérations[5] ».
B. Caractères essentiels d’un être. Pour Démocrite, la nature
(physis) d’un être, ce sont ses principes constituants, les atomes et le
vide, tandis que son ordre (nomos) est l’arrangement conventionnel de
son apparence[6].
Pour Descartes et Bacon à l’époque moderne, la nature d’un corps est l’ensemble
des propriétés constitutives d’un corps. La nature simple est l’ensemble des
qualités indécomposables au moyen desquelles ils estiment que toutes les autres
sont composées[7].
C. Tout ce qui est inné, instinctif, spontané dans une espèce
d’être et notamment dans l’humanité. La nature s’oppose alors à ce qui est
acquis par l’expérience individuelle ou sociale. Mais reste dès lors à savoir
ce qui est naturel en l’homme : les lumières naturelles de la
raison (en ce que la raison est le propre de l’homme)? Nos instincts et
nos pulsions (ce que nous partageons avec les animaux)[8] ?
D. Caractères particuliers qui distinguent un individu, son
tempérament, son caractère. On parle de la nature violente ou douce de
quelqu’un. Paul Foulquié rattache ce point à ce qui est inné en nous[9].
Mais parmi tous les êtres et les choses
de l’univers, il en est un qui interpelle les philosophes plus que tous les
autres : les hommes. Se pose donc la question de la nature humaine. Quelle
est-elle ?
(*1)
Ce serait l’ensemble des caractères propres à l’être humain qui, indépendamment
des déterminations contingentes (individuelles, sociales et culturelles),
permettraient de donner une définition de l’homme dans sa nature inchangeante.
Le concept d’état de nature tiré du droit naturel (Hobbes, Rousseau) est l’état
hypothétique ou se trouvait l’homme avant la constitution d’une société civile
ou politique. Cette fiction est utile pour comprendre l’organisation sociale et
politique mais surtout la nature humaine[10].
(*2) Pour certains, comme les
existentialistes et Kant, nature s’oppose à liberté. Or chez les
existentialistes la nature est ce qui, dans l’individu, est indépendant de son
libre vouloir et l’homme étant essentiellement liberté, il n’aurait pas de
nature. Mais cette liberté consiste précisément dans le pouvoir de se donner
une nature ou du moins de la choisir parmi une infinité de natures possibles.
Or ce pouvoir lui-même est le pouvoir d’une nature, la nature humaine[11].
(*3) Pour d’autres, il n’y aurait pas
de nature humaine ; non pas qu’il n’y ait rien de naturel en l’homme, mais
parce que ce qui est naturel en lui n’est pas humain, au sens normatif du
terme, de même que ce qui est humain n’est pas naturel. L’homme est un mélange
de naturel (ce qui est transmis par les gènes) et de culturel (ce qui est transmis
par l’éducation). On naît homme ou femme : telle est notre nature. Puis on
devient humain : telle est notre culture ou tâche[12].
*****
Considérons maintenant la nature au sens
général du terme :
E. Chez Aristote et les stoïciens, la nature est un tout
organisé, un être vivant dont la finalité est l’ordre. La nature est opposée au
hasard. La nature n’englobe donc pas tout, mais elle intègre quand même la Cité en son sein, puisque
« la Cité, selon Aristote, est un être naturel, qui se développe et a une
fin[13] ».
L’homme qui n’est entièrement naturel a donc la charge à faire fructifier les
qualités de la Nature
par sa vertu et son effort. On retrouve aujourd’hui cette mentalité dans
l’hypothèse Gaia de James Lovelock, où la terre est considérée comme un
organisme vivant à part entière qui tend à vouloir assurer sa survie et sa
subsistance, en laissant les hommes se développer à sa surface, mais qui menace
de se défendre si les hommes portent atteinte à ses fonctions vitales (les
forêts et les océans). Cela conduit à évoquer la nature au sens d’écosystème[14].
Ce sens est totalement absent du vocabulaire de Lalande, ce qui, somme toute,
n’est pas étonnant puisqu’il a été rédigé dans les années 1920, à une époque où
l’écologie n’existait pas encore, et où les préoccupations de sauvegarde de
l’environnement étaient totalement absentes des sociétés occidentales qui ne
voyaient en l’environnement qu’une terre de conquête et d’exploitation
technologique.
F. L’ensemble de ce que Dieu crée. En ce sens, la nature
déchue de ce monde est opposée à la rédemption du Christ. Nature a donc un sens
dévalorisé pour les chrétiens. Ce qui est paradoxal, c’est que les mêmes
chrétiens considèrent l’homosexualité comme étant « contre-nature ».
D’un coup, la nature redevient la norme, mais force est de constater que la
grâce divine et la rédemption du Christ sont tout autant contre-nature que
l’homosexualité, peut-être même plus puisque celle-ci est aussi qualifiée de
« pratique bestiale ».
Les chrétiens parlent également de nature
divine (mais alors « nature » doit compris au sens particulier, la
nature divine, c’est l’essence de Dieu, ce qu’il est dans son mystère) et de
nature naturante qui désigne chez les scolastiques Dieu, mais cette nature
naturante est conçue comme extérieure à la nature naturée[15].
Chez Spinoza qui reprend ces deux expressions, Dieu est l’ensemble de toutes
choses, des corps autant que des esprits. « Deus sive Natura »,
Dieu, c’est-à-dire la Nature. Il n’y est plus question d’opposer la nature à
quoi que ce soit. Schelling qui inverse la proposition de Spinoza, « la
Nature, c’est-à-dire Dieu » considère dans la lignée romantique la nature
naturante comme productivité et comme sujet, et donc objet exaltant de
contemplation philosophique, et la nature naturée comme simple produit, objet
prosaïque de la science[16].
La nature cesse à l’époque romantique d’être un objet neutre ou misérable pour
devenir le territoire de l’âme, voire de révélations mystiques.
G. Ce qui se produit dans l’homme ou dans l’univers sans
calcul, ni réflexion. La nature y est opposée frontalement à la culture. Cela
se calque sur le schéma de la définition : d’un côté, la nature, de
l’autre l’homme qui accepte la Loi divine ou qui développe la culture et la
civilisation. Jean-Jacques Rousseau reprend cette opposition, mais en prenant
délibérément fait et cause pour l’état de nature. Il dit d’ailleurs dans l’Émile :
« Prenons pour maxime incontestable que les premiers mouvements de la
nature sont toujours droits : il n’y a pas point de perversité originelle
dans le cœur humain[17]. »
Cette dualité se retrouve aussi dans
l’écologie contemporaine, la nature vierge et nourricière face à la
civilisation polluante et tentaculaire, et conduit à une prise de conscience et
de responsabilité face au devenir conjoint de la Nature et de l’humanité. Mais
cette opposition ne va pas sans poser de problème : « A cette idée
de la nature sauvage, on a reproché d’être statique – elle considère la
protection de la nature comme la conservation d’un état stable, et
dualiste : elle maintient une séparation entre l’homme et la nature, quand
la fiction d’une nature non anthropisée
devient de plus en plus difficile à tenir : ce que révèle la crise
environnementale, c’est notre solidarité avec les processus naturels,
l’impossibilité de séparer l’histoire de la nature et la nôtre propre. Ce n’est
pas la nature qui s’est humanisée, c’est l’humanité qui s’est faite nature. Le
développement de cette nouvelle nature, peuplée de machines et de
techniques, le développement des pratiques sociales et culturelles, la
croissance des villes, sont des processus continus, partie intégrante de ceux
qui affectent l’ensemble des vivants et de la Terre[18] ».
La théorie de l’évolution de Darwin,
comme son nom l’indique, nous apprend que la nature est transformation
constante sous l’effet de causes internes (la sélection naturelle) et de causes
externes (des changements apportés à l’écosystème). Certes, l’homme menace
l’environnement, mais la nature n’est pas une pauvre petite malheureuse
incapable de réaction : non, la nature réagit et est déjà en train
d’évoluer. Elle s’adapte aux modifications négatives occasionnées par l’homme.
Les deux faces du mot « nature » (essence permanente/changement
constant) nous laissent un peu dans le désarroi face à la nature réelle :
Aristote avait tenté de résoudre le problème en cherchant les régularités dans
la nature changeante[19].
Mais voilà, la nature résiste à ces principes permanents. Quand un météorite a
percuté la Terre, occasionnant la disparition des dinosaures soudainement devenus
inadaptés, la nature a continué à engendrer de nouvelles formes de vie. On peut
regretter l’extinction des dinosaures, mais toujours est-il que cette
disparition a permis aux mammifères (qui étaient alors de la taille d’un rat)
et parmi eux des primates d’évoluer et de régner sur le monde animal. La
protection de la nature n’est donc pas un acte altruiste envers la
Nature : cela lui est bien égal, mais un acte égoïste en faveur de
l’humanité (cela ne nous est pas égal de disparaître comme les dinosaures).
H. Ensemble des êtres qui ne sont pas mus
par leur propre volonté (ou caractères des êtres qui ne tendent pas à une fin,
mais qui sont entièrement mus par une causalité quasi-mécanique). Ici, c’est la
liberté qui s’oppose à nature (cf. Kant ou la théorie de l’animal-machine chez
Descartes où l’animal qui n’a pas de volonté ou de raison et qui est comme une
marionnette aux mains de la Nature, un automate qui répond mécaniquement aux impulsions
de la Nature). Dans cette conception ontologique de la nature, l’Homme est
généralement le seul détenteur de cette liberté et donc détenteur d’un destin
qui lui permet d’échapper à l’éternel retour d’un même. L’Homme peut donc y
connaître le progrès, du fait de sa liberté et de son destin.
I. Le monde visible en tant qu’il
s’oppose aux idées et aux sentiments (le monde végétal et minéral).
J. Ce à quoi nous sommes accoutumés, les
objets et les événements tels qu’ils se présentent ordinairement à nous. Ici,
la nature s’oppose au surnaturel.
K. principe fondamental de tout jugement
normatif. Les lois de la nature par opposition à ce qui est contre-nature. Ce
sens doit être rattaché au point F. Il faut noter que la tendance à lier le
bien moral à la nature, et le mal à ce qui est contre-nature semble être une
solution évidente à nos questionnements moraux, mais c’est éminemment
problématique : qu’est-ce dès lors ce qui est naturel et peut servir de
référence morale ? Pour reprendre l’exemple de l’homosexualité, Thomas
d’Aquin la pourfend pour la simple raison que c’est contre-nature. Or pour
Aristote et les Grecs de manière générale, c’est quelque chose de tout à fait
naturel, voire même de plus digne que l’hétérosexualité. Dans le Banquet, Platon assimile l’amour des
garçons à l’Aphrodite céleste, et l’amour des femmes à l’Aphrodite vulgaire. Et
aujourd’hui, les éthologues se posent la question de savoir si les pingouins
connaissent ou non des mœurs homosexuelles… Les pingouins sont donc devenus malgré
eux les garants moraux des mouvements gays !
Au-delà des évidences et des certitudes
faciles, il y a donc cette Nature qui résiste à toute définition simpliste.
Elle s’offre à nous toujours dans cette ambiguïté fondamentale : elle nous
apparaît limpide dans sa spontanéité, mais elle demeure floue et fluctuante à
nos conceptions : tantôt c’est le monde, tantôt c’est Dieu, tantôt c’est
la vie, ou encore le Bien, le Tout, l’Homme avec ou sans la culture…
Bai Wenshu, octobre 2004
[1]
GUERY François, article « nature », in Dictionnaire de d’histoire
et de philosophie des sciences, sous la direction de Dominique LECOURT,
PUF, Paris 1999 : « Il manque donc l’essentiel dans cette
controverse universelle, qui habite les esprits et qui les mobilise :
savoir clairement de quoi on parle, quel est l’objet du débat. Il reste à
conceptualiser la nature après l’avoir convoquée, après avoir parlé et agi en
son nom et pour son bien. »
[2] LARRERE Christine, in Dictionnaire d’éthique et de
philosophie morale, sous la direction de CANTO-SPERBER Monique, PUF, Paris
1996, p 1024 : « La nature est alors du côté du vivant, de ce qui
susceptible et de génération : le changeant. En même temps, la nature est
ce qui maintient, le permanent, le stable, du côté de l’être ou de l’ordre.
Cette polysémie se renforce lorsqu’on passe du descriptif au normatif, du
registre à la vérité à celui du bien et du beau. »
[3] LALANDE André, Vocabulaire technique et critique de
la philosophie, PUF, Paris, 1926, pp 667-673.
[4] FOULQUIE Paul, Dictionnaire de la langue
philosophique, PUF, Paris, 1962, p 468.
[5]
Ibid.
[6] CANTO-SPERBER Monique (sous la direction de), op cit,
p 1025.
[7]
LALANDE André, op cit, p 668.
[8]
FOULQUIE Paul, op cit, p 468.
[9]
Ibid.
[10] BLAY Michel, Grand dictionnaire de la philosophie,
Ed. Larousse, Paris, 2003.
[11]
FOULQUIE Paul, op cit, p 469.
[12] COMTE-SPONVILLE André, Dictionnaire philosophique,
PUF (Perspectives critiques), Paris, 2001, p 397-398.
[13]
CANTO-SPERBER Monique (sous la direction de), op cit, p 1025.
[14]
LOVELOCK James, La terre est un être vivant (L’hypothèse Gaia), Ed.
Flammarion, Paris, 1979. Voir aussi STENGERS Isabelle, Gaïa, la
chatouilleuse, in La
Recherche , pp 36-39, hors série d’avril-juin 2003
consacré à la Terre.
[15] JACOB André et AUROUX Sylvain (sous la direction de),
Encyclopédie philosophique universelle, Les notions philosophiques (tome 2),
PUF, Paris, 1990, p 1726.
[16]
Ibid. Voir aussi MALKANI Fabrice, article « Naturphilosophie »
in Dictionnaire de l’ésotérisme, sous la direction Jean SERVIER,
PUF, Paris, 1996, p 913.
[17]
Extrait cité in FOULQUIE Paul, op cit, p 468.
[18] CANTO-SPERBER Monique (sous la direction de), op cit,
p 1030. Voir aussi : BLANDIN Patrick & BERGANDI Donato, La nature
avec ou sans hommes ?, in La recherche, op cit, pp 67-71.
[19] Ibid,
p 1025 : « Ce qu’il s’agit d’observer dans la nature, c’est ce
qui, dans le monde sublunaire, imite, bien qu’imparfaitement, l’immobilité du
monde céleste : les formes biologiques qui, à travers la succession des
individus, maintiennent la permanence des espèces. »
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