« Oui,
j'y voyais clair soudain : la plupart des gens s'adonnent au
mirage d'une double croyance : ils croient à la pérennité
de la mémoire (des hommes, des choses, des actes et des nations)
et à la possibilité de réparer (des actes, des erreurs, des
péchés, des torts). L'une est aussi fausse que l'autre. La vérité
se situe juste à l'opposé : tout sera oublié et rien ne sera
réparé. Le rôle de la réparation (et par la vengeance et par le
pardon) sera tenu par l'oubli. Personne ne réparera les torts
commis, mais tous les torts seront oubliés. »
Milan
Kundera, La plaisanterie, 1967.
Ce
passage où Kundera analyse la nature humaine de manière froide et
clinique m'a toujours interpellé dans mes convictions bouddhistes et
mes convictions d’être humain tout court. Nous vivons dans une
société basé effectivement sur l'idée que les torts doivent être
réparés d'une façon ou d'une autre. C'est peut-être une
conséquence de la sécularisation et de la laïcisation de nos
sociétés, où l'on abandonne la croyance dans le jugement dernier
ou tout du moins, cette idée perd de sa prégnance. Et l'idée
bouddhiste ou hindouiste du karma, bien que véhiculé de toutes
sortes de manières et mélangés à toutes sortes de sauce, reste
relativement marginale. Nous attendons dès lors cette réparation
dans cette vie-ci, ici-bas. Comme le dit Kundera, cette réparation
prend deux formes : la vengeance ou le pardon.
La
vengeance directe et sauvage est sévèrement réprimée dans nos
sociétés civilisées : l'accepter reviendrait à retomber dans
la barbarie. La vengeance étatisée qui s'inspire de la loi du
talion : œil pour œil, dent pour dent, a perdu de sa
légitimité. Les pays européens ont ainsi abandonné la peine de
mort, comme ne réparant rien et ne prévenant pas le crime. Les
États qui appliquent la peine de mort ne connaissent pas moins de
criminalité et d'homicides. Et si l'on tue l'assassin d'un enfant,
il apparaît très vite que cela ne fera pas revenir l'enfant et que
cela ne soulagera pas la peine d'avoir perdu cet être cher. Aucune
réparation donc.
Il
reste la prison pour ceux qui ont commis les torts, plus exactement
une peine de prison. Une peine qu'on inflige en réparation des torts
commis. Mais est-ce vraiment une réparation ? Dans les procès,
on voit les familles des victimes attendre avec impatience le verdict
parce que cela va leur permettre de faire leur deuil. Mais est-ce
qu'un procès a vraiment cette fonction psychologique ? J'ai
bien l'impression que non. Le but d'un procès est de condamner un
criminel et de le mettre au ban de la société pour un certain
temps. Le but est que la société se prémunisse contre les
individus qui lui nuisent et l’empêchent de fonctionner
correctement. (Au moins en principe). Mais un procès n'est pas là
pour soulager le cœur des victimes ou des familles de victime. Ce
n'est pas le rôle de la justice.
Reste
le pardon. Et c'est peut-être là que Kundera est le plus
dérangeant. On pense surtout si l'on est imprégné d'idéaux
spirituels ou humanistes que l'on va pardonner ceux qui nous ont
commis des torts. Objectivement, il vaut mieux chercher le pardon que
la vengeance. Il y a beaucoup plus de sagesse dans le pardon que dans la
vengeance. Si la haine répond à la haine, quand la haine
s’arrêtera-t-elle ? « La haine ne s’arrête jamais
par la haine. La haine s'apaise par l'amour » nous dit le
Bouddha (voir ici). Par ailleurs, le Bouddha recommandait cinq
méthodes pour se détacher de la rancœur et du ressentiment face à
une personne qui nous a fait du mal :
- 1°) cultiver la bienveillance à son égard,
- 2°) cultiver la compassion à son égard
- 3°) cultiver l'équanimité à son égard
- 4°) oublier cette personne, ne pas penser à elle
- 5°) penser que cette personne subira tôt ou tard les conséquences de son mauvais karma.
Ces
cinq méthodes vont de la plus difficile (éprouver de la
bienveillance à l'égard de celui qui nous veut du mal) à celle qui
est, si pas la plus facile, au moins celle qui, humainement, semble
être le plus à notre portée : c'est-à-dire se réconforter à
l'idée que celui qui nous fait souffrir recevra tôt ou tard la
monnaie de sa pièce. Évidemment, cette option contient nettement
moins de grandeur que l'attitude de celui qui est capable d'aimer et
de faire preuve de bienveillance envers celui qui nous fait souffrir.
Après la bienveillance, il y a la compassion : ne pas vouloir
qu'il souffre (ce qui est un plus facile que souhaiter qu'il soit
heureux). Ensuite, il y a l'équanimité : percevoir de manière
égale tout ce qui nous arrive, les bienfaits ou les méfaits, les
louanges ou les blâmes, les succès ou les échecs.... Oublier les
outrages vient après, je veux dire oublier délibérément, tourner
la page, ne plus penser aux torts qu'on nous a fait, ne pas ressasser
le mal, mais laisser tomber. Kundera pourrait dire ici
malicieusement : de toute façon, tout sera oublié.... Puisque
que ce n'est que question de temps avant que l'oubli ne fasse son
œuvre. Autant accélérer le processus et oublier les affronts. Et
donc si on n'est pas capable d'aucune de cette méthode, on peut se
consoler en envisageant les conséquences inévitables dues à la loi
du karma.
Voilà,
tout cela demande un effort conséquent de contenir et d'abandonner
la rancœur et le ressentiment qui nous anime. Parfois, nous avons pu
enrayer ce processus de haine grâce aux techniques de méditation
que je viens de citer ; parfois, c'est le temps qui fait son
œuvre. Mais ce qui est frappant, c'est qu'il suffit d'un événement
ou d'une association d'idées qui nous remette en tête l'affront
subi pour que la rancœur se rallume en nous soudainement et
embrase à nouveau notre conscience. Il faut
alors à nouveau apaiser l'esprit de ce feu douloureux. Encore et
encore. Peut-être alors que « rien ne sera pardonné, tout
sera oublié » de Kundera est trop pessimiste ; mais pour
autant, il jette une lumière crue et réaliste sur notre difficulté
d'être humain à dépasser les torts et la rancune, à œuvrer
ensemble à réparer à ce qui a été brisé dans les relations
humaines et sur l'urgence qu'il y a à développer les qualités du
cœur comme l'amour bienveillant et la compassion afin de contribuer
chacun au vivre ensemble.
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