Voilà
bien une question très souvent rebattue. Faut-il considérer la Voie
du Bouddha comme une religion, comme une philosophie ou comme un
style de vie ? Je voudrais apporter ici ma petite touche à ce
débat récurrent.
En
réalité, cela dépend de vous ! Cela dépend de comment on
aborde le bouddhisme. On peut vouer un culte au Bouddha ; et
dans ce cas, c'est une religion. Il suffit de voir les gigantesques
statues du Bouddha en Chine et en Asie pour voir là la marque d'une
religion fondée sur la piété et la croyance que le Bouddha dans
son paradis cosmique peut intercéder en notre faveur dans le destin
qui est le nôtre.
On
peut partager les questionnements éthiques et métaphysiques du
Bouddha, étudier les textes de la pensée bouddhiste comme les
soutras du Bouddha, l'Abhidharma ou les traités philosophiques plus
tardifs. On peut s'interroger sur toutes ces notions qui sont
constitutives de la pensée du Bouddha ; et dans ce cas, le
bouddhisme est pour nous une philosophie.
On
peut aussi pratiquer activement la méditation et changer notre
rapport au monde en appliquant la non-violence dans la vie
quotidienne, en adoptant le végétarisme et essayant de cultiver la
compassion, la bienveillance et l'altruisme dans notre rapport à
autrui. Dans ce cas, le bouddhisme sera pour nous essentiellement un
mode de vie.
Personnellement,
le bouddhisme est avant tout une philosophie. Mais j'entends le mot
« philosophie » au sens où les philosophes de
l'Antiquité l'entendaient et comme le philosophe français, Pierre
Hadot, nous a rappelé ce sens : la philosophie est un discours
sur le monde et sur nous-mêmes qui tend à transformer notre rapport
éthique au monde, aux choses et aux êtres. En ce sens, la
philosophie doit s'incarner dans la vie de tous les jours. C'est
pourquoi je serai tenté de reprendre la question « le
bouddhisme est-il une religion, une philosophie ou un mode de vie ? »
en la replaçant dans une dualité entre la religion et la
philosophie, la philosophie impliquant un changement dans son mode de
vie.
Cela
s'oppose certes à la conception la plus courante de la philosophie
contemporaine où la philosophie n'est plus qu'un discours
sophistiqué de métaphysique, de logique, d'éthique ou
d'esthétique, mais sans connexion particulière avec l'existence de
tous les jours. Il va sans dire que nombre d'érudits spécialistes
universitaires du bouddhisme partagent cette acception du mot
« philosophie ». Pour eux, parler des notions et des
concepts du bouddhisme comme la vacuité, le karma et la rétribution
des actes, la nature de l'esprit, l'impermanence, l'omniprésence de
la souffrance impliquent un discours structuré et des études
savantes qui peuvent être poussées, mais qui n'impliquent aucun
changement dans leur vie. Dans ce cas, la philosophie est un discours
éthique et métaphysique sans connexion avec le vécu de ces
érudits. Cela est un rapport philosophique possible au bouddhisme,
mais cela me semble toujours très triste de voir des gens qui mènent
des études poussées sur la doctrine bouddhiste et son évolution
historique, mais qui ne voient pas leur vie éclairée par le message
du Bouddha. Cela me semble être une immense perte de temps et un
rendez-vous manqué avec des idées qui peuvent améliorer la vie de
manière essentielle.
Le
Bouddha a axé sa réflexion sur les 4 Nobles Vérités : Vérité
de la souffrance, Vérité de l'origine de la souffrance, Vérité de
la Cessation de la souffrance et Vérité du Chemin qui mène à la
Cessation de la souffrance. Son message, il l'a prononcé pour que
nous changions notre rapport à l'existence dans un sens qui
amoindrirait le plus possible notre lot de souffrance à supporter
et à endurer. Il est donc particulièrement dommage de passer à
côté de cette pratique de vie, soit pour ne se consacrer qu'à
l'étude de la philosophie, soit au culte religieux du Bouddha.
La
philosophie du Bouddha est donc le Dharma du Bouddha : cela
implique un rapport de confiance avec le message et la figure du
Bouddha ainsi que 3 parties essentielles, la conduite éthique ou
discipline (shîla), la concentration méditative (samâdhi) et la
sagesse (prâjña). La sagesse
implique l'étude des textes, la réflexion fondée sur ces textes et
une part plus intuitive qui culmine dans la vision pénétrante
obtenue dans un état de méditation profonde et qui perce le voile
des illusions de l'existence. C'est cela que j'appelle « philosophie
du Bouddha ». L'expression doit être comprise comme
équivalente à « Dharma du Bouddha ».
Le
terme « Dharma » est un peu problématique du fait de sa
grande polysémie dans la langue sanskrite : à la fois
doctrine, Voie, façon de penser, mais aussi chose, objet de la
conscience et même phénomène. Le mot Dharma recouvre aussi un sens
différent selon qu'il est prononcé dans un contexte bouddhique ou
un contexte hindouiste. Dans l'hindouisme, le mot « Dharma »
désigne l'ordre cosmique qui structure la société en différentes
castes. Dans le bouddhisme, il s'agit de l'enseignement du Bouddha,
de sa doctrine, de sa Voie, de sa philosophie au sens d'un discours
intellectuel qui implique un changement dans son mode de vie.
Or
ce Dharma, cette philosophie du Bouddha s'oppose au culte du Bouddha.
Le culte du Bouddha se base sur l'idée d'une transcendance de la
personne du Bouddha. En s'éveillant à la pleine conscience de
l'interdépendance de tous les phénomènes de l'univers et en
vainquant toutes les illusions existentielles, le Bouddha a obtenu un
statut de principe cosmique qui s'apparente à une sorte de statut de
divinité transcendante. Vénérer ce principe cosmique doit conduire
le dévot à jouir de toutes sortes d'avantages spirituels : un
bon karma, des bénédictions cosmiques et la possibilité de
renaître dans un paradis de Bouddha sans avoir à faire les efforts
liées à une vie fondée sur l'altruisme, la méditation et l'étude
des textes....
Opposer
culte du Bouddha et philosophie du Bouddha a le mérite à mes yeux
d'éviter certaines ornières dans lesquelles sont tombées beaucoup
d'écoles bouddhistes où l’idolâtrie a remplacé une pratique
sérieuse du bouddhisme, et où la religion s'est mêlée
dangereusement à la politique au point de se corrompre grandement et
de se dénaturer. Il faudrait citer des exemples historiques :
je pense au Tibet, à la Chine, au Japon et à la Birmanie, mais le
temps me manque. Ne citons que le cas du Tibet où les intrigues pour
le contrôle du Potala, le siège des dalaï-lamas au Tibet a conduit
à des affrontements armés.
Le
culte du Bouddha est problématique aussi dans la mesure où il
incite à croire à des superstitions souvent puériles : croire
que notre vie va changer si on prie devant une statue du Bouddha, si
on allume de l'encens ou qu'on tourne autour d'un stoupa. De plus,
construire les objets de culte comme les statues ou les stoupas de
plus en plus grands épuisent inutilement des ressources qui seraient
bien plus judicieusement allouées pour permettre à des pratiquants
sérieux du Dharma de mener une vie spirituelle faite de simplicité,
d'étude et de méditation. Au Tibet, l'obsession des lamas était de
mettre des pignons en or sur le toit de leur temple et de leur
monastère, soi-disant pour montrer la splendeur spirituelle du
Bouddha (qui n'a rien à faire de ce pignon en or, soit dit en
passant), mais en réalité dans l'intention pleine de vanité
humaine de montrer sa richesse, sa réussite et son pouvoir
politique.... Triste comédie humaine qui s'empare de la religion
afin de justifier les instincts les plus bas et les plus vils de
l'homme.
Enfin,
le culte du Bouddha est problématique parce que le Bouddha lui-même
n'a jamais demandé qu'on lui voue un culte ! Ce qui intéressait
le Bouddha, c'était d'enseigner le Dharma et que des hommes et des
femmes se mettent à pratiquer cet enseignement afin qu'ils se
libèrent de l'emprise de la souffrance. Qu'on lui voue un culte
n'était pas du tout au programme de son enseignement et de son
projet de vie ! Très emblématique est ce passage du « Soutra
du Grand Nirvâna final » (Mahâ Parinibbâna Sutta) où
Ânanda, un des grands disciples
du Bouddha, tient un dialogue avec le Bouddha, peu de temps avant sa
mort. Ce passage baigne dans le merveilleux : toutes sortes de
signes surnaturels et divins se manifestent pour célébrer ce moment
si cosmiquement solennel de la mort prochaine d'un Bouddha. « En
ce temps-là, les arbres jumeaux sâlas étaient en pleine floraison
bien que ce fut hors-saison. Les deux arbres versent, déversent et,
encore et encore, versent des fleurs de sâlas sur l'Ainsi-Allé1
pour l'honorer. Des fleurs divines mandârava tombent aussi du ciel
et elles se versent, se déversent, et encore et encore, se versent
sur l'Ainsi-Allé pour l'honorer. Des poudres de santal divines aussi
tombent du ciel, et elles se versent, déversent, et, encore et
encore, se versent sur l'Ainsi-Allé pour l'honorer. Des musiques
divines aussi jouent dans le ciel pour honorer l'Ainsi-Allé. Ainsi
des hymnes divines retentissent dans le ciel pour honorer
l'Ainsi-Allé2 ».
Ce
merveilleux semblera étrange aux esprits rationnels, mais dans
l'Antiquité, cela semblait nettement moins étrange qu'à nos
esprits pétris de connaissance scientifique ! Qu'on se rappelle
la formule d'Epicure, philosophe matérialiste : « Les
dieux existent, la connaissance que nous en avons en évidente » !
Néanmoins, ce n'est pas le merveilleux qui est intéressant dans cet
épisode : c'est ce que dit le Bouddha directement après et qui
est beaucoup plus rationnel. « Cependant, ô Ânanda,
ce n'est pas de cette façon que l'Ainsi-Allé doit être respecté,
vénéré, révéré. Ce n'est pas de cette façon qu'il faut lui
rendre hommage, ni qu'on doive l'estimer. Par contre, si un moine,
une nonne, un laïc ou une laïque, étant dans la voie du Dharma,
étant dans la voie de l'harmonie, vit en suivant le Dharma, c'est
lui qui respecte l'Ainsi-Allé, c'est lui qui vénère l'Ainsi-Allé,
c'est lui qui révère l'Ainsi-Allé, c'est lui qui rend hommage à
l'Ainsi-Allé, par l'hommage le plus haut. Ainsi ô Ânanda,
il faut que vous vous entrainiez en disant : "Nous
vivrons dans la voie du Dharma, dans la voie de l'harmonie en suivant
le Dharma"3 ».
Le
message est clair derrière le merveilleux : on peut rendre
hommage au Bouddha par des offrandes de fleur ou d'encens et des
prières au Bouddha, mais la meilleure façon de le vénérer et de
l'honorer, c'est de mettre en œuvre son enseignement spirituel, le
Dharma. Par ailleurs, le même Soutra de la Grande Extinction Finale
(Mahâ Parinibbâna Sutta) explique qu'après le décès du Bouddha
et sa crémation, les moines quittent immédiatement les lieux pour
mener leur vie spirituelle vouée au Dharma tandis que les laïcs se
disputent pour savoir qui va hériter des reliques du Bouddha. Huit
familles puissantes se disputent ces reliques au nom officiellement
de la dévotion religieuse, mais en réalité pour de basses
motivations de prestige, de puissance et de renommée. Comme ils sont
sur le point d'en venir aux mains, un brahmane un plus sage que les
autres intervient et dit :
« Écoutez,
ô honorables amis,
Une
seule phrase de moi :
Notre
Éveillé était partisan de la patience.
En
partageant les reliques de cet homme sublime,
Il
n'est pas convenable
De
laisser se produire une querelle.
Nous
tous, ô honorables amis, étant unis,
En
bonne entente, faisons huit parts.
Qu'un
stoupa soit construit dans chaque région.
Ainsi,
beaucoup de gens
Seront
contents de Celui qui avait des Yeux4 »
Chaque
clan repart avec sa partie de relique et fonde un stoupa. Il est très
emblématique de constater que plus personne ne sait aujourd'hui où
se trouvent ces stoupas qui contiennent les reliques du Bouddha. A
cette époque, les moines pratiquaient le Dharma, la philosophie du
Bouddha et ne se préoccupaient pas des reliques du Bouddha. Cela
leur était complètement indifférent. Aujourd'hui, les moines sont
plus des prêtres qui animent le culte du Bouddha et le cérémonie
religieuse. Ils sont fiers des statues gigantesques et des stoupas
monumentaux. C'est bien dommage : aujourd'hui, nous avons des
temples bouddhistes pleins de statue du Bouddha et vides de
pratiquants du Dharma. Je préférerais des temples vides de statues
et pleins de pratiquants du Dharma !
Bai Wenshu, 19 octobre 2014
1« Ainsi-Allé »
traduit le terme Tathâgata, ce terme un peu mystérieux désignant
le Bouddha.
2Môhan
Wijayaratna, « Le dernier voyage du Bouddha (avec la
traduction intégrale du Mahâ Parinibbâna Sutta) »,
éditions LIS, Paris, 1998, p. 91.
3Môhan
Wijayaratna, « Le dernier voyage du Bouddha »,
ibid., p. 92.
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