Les 3 premières parties de ce commentaire du Genjōkōan de Dôgen :
4. Étudier la Voie du Bouddha, c'est étudier soi-même;
4. Étudier la Voie du Bouddha, c'est étudier soi-même;
S'étudier soi-même, c'est s'oublier soi-même;
S'oublier soi-même, c'est être reconnu et éveillé
par tous les phénomènes;
Être reconnu et éveillé par tous les phénomènes,
C'est abandonner son corps et son esprit,
Comme le corps et l'esprit de l'autre,
C'est abandonner son corps et son esprit,
Comme le corps et l'esprit de l'autre,
C'est voir disparaître toute trace d'Éveil
Et faire naître l'incessant Éveil sans trace.
Le
Dharma du Bouddha se propose d’analyser minutieusement les phénomènes de ce
monde pour arriver à une vérité qui nous sera véritablement utile ; mais
un de ces phénomènes dans le monde est central aux yeux du Bouddha, c’est le
« je », le « moi », nous-mêmes en tant que nous sommes un
être doué d’une conscience. Dans la méditation bouddhiste, nous sommes appelés
à observer ce « moi », comme un phénomène presque distinct de nous,
avec l’objectivité dépassionnée que pourrait avoir un scientifique observant un
phénomène donné dans son laboratoire. Dans la méditation, il faut être attentif
à notre subjectivité dans ce qu’elle a de plus intime, observer encore et
encore dans le silence, abandonnant les bavardages mentaux qui commentent
incessamment les choses, observer le moi et le point de vue particulier que
nous pouvons.
Or cet
acte d’attention nous conduit à comprendre que le « moi » est une
illusion. C’est là une découverte essentielle du Bouddha qu’il exposa dans son
enseignement à ses cinq compagnons ascètes, le Soutra du Caractère du Non-Soi, Anatta Lakkhana Sutta[1].
Aucun soi permanent et indépendant ne peut être trouvé dans notre être ou dans
notre flux de conscience. Ce qui fait que si l’on s’étudie soi-même, plus on
mène cette investigation, moins on trouve ce « soi-même ». Comme un
homme égaré dans le désert qui cherche à atteindre un oasis qu’il voit au loin,
plus il s’en approche, plus il prend conscience que cet oasis n’est qu’un
mirage et moins l’oasis illusoire lui semble important. C’est ce qui se passe
dans les faits : comme le dit Dōgen,
« s’étudier soi-même, c’est s’oublier soi-même ». Il y a là
peut-être chez Dōgen une tension paradoxale dans le fait de poser une identité
entre l’acte d’étudier en détail le « soi », d’y prêter une attention
soutenue et l’oubli de soi. Mais l’attention à soi conduit à voir se desserrer
progressivement l’obsession que l’on peut porter à soi-même. Peut-être faut-il
voir dans ce geste paradoxal un lointain héritage de la philosophie taoïste,
car Tchouang-Tseu faisait l’apologie de « l’assise dans l’oubli » (坐忘), terme que l’on pourrait tout aussi bien traduire
par « oubli de l’assise ». Comme dans ce dialogue vraisemblablement
fictif que Tchouang-Tseu relate dans son ouvrage et qui peut laisser
entrevoir une certaine filiation dans le texte de Dōgen :
« – J’ai fait des progrès, dit Yen Hui.
– Comment cela?
demanda Confucius.
– J’oublie la bonté et
la justice, répondit Yen Hui.
– C’est bien, remarqua
Confucius, mais cela ne suffit pas.
Lorsqu’ils se
revirent, Yen Hui dit:
– J’ai fait des
progrès.
– Comment cela?
s’enquit Confucius.
– J’oublie les rites
et la musique, expliqua Yen Hui.
– C’est bien, observa
Confucius, mais cela ne suffit pas.
Lorsqu’ils se
revirent, Yen Hui dit encore:
– J’ai fait des
progrès.
– Comment cela?
demanda Confucius.
– Je puis rester assis
dans l’oubli, répondit Yen Hui.
– Que veux-tu dire par
là? demanda Confucius intrigué.
– Je laisse aller mes
membres, je congédie la vue et l’ouïe, je perds conscience de moi-même et des
choses, je suis complètement désentravé: voilà ce que j’appelle être assis dans
l’oubli.
Confucius déclara: Si
tu es sans entraves, tu n’as plus de préjugés favorables (ou défavorables). Si
tu épouses les métamorphoses de la réalité, tu n’es plus soumis à aucune
contrainte. Te voilà devenu un sage. Souffre que moi, Confucius, je devienne ton
disciple ».
On s’oublie donc soi-même, on oublie l’obsession pour soi-même. L’égocentrisme
s’épuise dans la méditation du non-soi et l’on peut dès lors s’ouvrir au monde.
« S’oublier soi-même, c’est être éveillé et
reconnu par tous les phénomènes ». L’illusion nous fait croire à la
dualité entre le moi et l’autre, entre le moi et le monde. Il y aurait d’un
côté le moi existant de manière indépendante ; et en face, le monde qui
n’est que le décor dans lequel peut évoluer le moi. Mais le monde contribue à
déterminer notre être. Quand on abandonne l’illusion du moi, le monde ne se
manifeste plus comme un bloc massif extérieur à nous-mêmes, mais plutôt comme
un nœud sans fin de liens d’interdépendance.
On
prend soudainement conscience comment les phénomènes nous conditionnent, nous
forment et nous transforment. Et on lâche prise par rapport à ces phénomènes du
monde ; nous ne sommes plus en lutte avec eux, il n’y a plus nous et eux
comme dans une confrontation tendue, mais la reconnaissance de la non-dualité
entre nous et le monde, il y a la conscience éveillée de ces liens
d’interdépendance qui se fait jour, non pas que nous ayons cette conscience
éveillée des phénomènes, mais la conscience n’appartenant plus en propre à nous
ou à quiconque, les phénomènes nous éveillent et nous reconnaissent dans ce
mouvement de reflux de la conscience dualiste. Et nous de lâcher prise dans le
non agir, le wuwei 無為.
C’est
quelque chose de très pratique ; ce n’est pas de la théorie. Dans la
méditation, il faut s’étudier constamment soi-même, non pas d’une manière
intellectuelle comme pourrait le faire un psychanalyste ou un psychologue
expérimental qui développe une théorie complexe et étoffé sur la psyché humaine
et les ressorts psychologiques de nos comportements. Non, il faut s’observer et
s’éprouver soi-même d’abord dans la méditation, en zazen, puis dans la vie de
tous les jours, voir les pensées et les sentiments qui nous habitent
quotidiennement, même et surtout ceux auxquels on ne fait d’habitude pas
attention, scruter le moindre mouvement de notre mental et la moindre sensation
de notre corps. Cet dans cet acte concret
d’observer sans relâche sans ego que va se produire son oubli : on voit un
moment un moment de désir ou un moment de colère, mais on ne voit plus « moi »
qui désire ou « moi » qui se met en colère, on voit un corps, on voit
un acte, mais sans la pensée obsédante : « c’est MON corps, c’est MOI
qui ait fait ça ».
Comme le disait le philosophe Buddhaghosa (IVème
siècle) dans le Visuddhimaggha (« Le Chemin de la
purification », XVI, 90):
« Il y a bien une
souffrance, mais pas de souffrant ;
Il y a bien un acte, mais pas
d’acteur ;
Il y a bien une extinction,
mais personne pour s’éteindre ;
Il y a bien une Voie, mais pas de voyageur ».
[1] Anatta
Lakkhana Sutta, Samyutta Nikâya, 22-59.
Voir la suite de ce texte : 4ème partie (2)
Voir la suite de ce texte : 4ème partie (2)
Commentaires du Genjôkôan de Dôgen :
Autour de Dôgen Zenji sur Le Reflet de la Lune :
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Sanshô Doei : - la voix des gouttes de pluie
- Adoration
- Trésor de l'Œil du Véritable Dharma
- Quand nous n'avons lieu où demeurer
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