Voir la première partie de l'article.
On en revient à « Transcendance » et à la question : « Pouvez-vous prouver que vous êtes conscient de vous-mêmes ? ». Et c’est une question problématique tant pour les animaux que pour les humains ou pour les ordinateurs. Mais je pense que la question est surtout problématique parce qu’on pose la question en mode binaire : est-ce que, oui ou non, vous êtes conscients de vous-mêmes ? Mais la question devrait se poser en termes de degré ou d’étendue de la conscience : « Jusqu’à quel point êtes-vous conscient de vous-mêmes ? ».
On admet généralement que les êtres humains sont doués de la
conscience d’eux-mêmes. Mais les psychologues se sont demandés : un bébé
est-il conscient de lui-même? En général, la réponse est non. Il vit dans
l’indifférenciation d’avec sa mère. La question est dès lors : quand un
bébé ou un jeune enfant prend-il conscience de lui-même ? Avec des
réponses variables selon les psychologues. Mais le problème est qu’on cherche
un point de bascule entre le moment où on est non-conscient de soi-même et le
moment où l’on devient conscient de soi-même. La vérité me semble beaucoup plus
progressive : tout doucement, le jeune humain gagne en conscience de soi.
Au départ, un bébé est incapable de contrôler ses mouvements. Son corps lui
échappe ; et certainement son corps lui semble étranger. Pourtant, il
ressent la faim, la soif et le fait savoir vertement à ses proches ! Il
ressent la présence rassurante de sa mère.
Pareillement, au niveau de l’esprit, vous êtes souvent très
peu conscient des processus mentaux qui animent votre conscience.
Avouez-le ! Prenons l’exemple des distractions, des oublis et des lapsus.
Sans même parler des rêves qui agitent votre inconscient et sur lesquels vous
n’avez pas de maîtrise. Et les pensées quotidiennes apparaissent aussi sans que, la plupart du temps, vous ayez
une maîtrise sur elles. Une simple
association d’idées peut vous emmener très loin dans une rêverie éveillée dont
vous ne voyez pas les tenants et aboutissants. Quand vous parlez, vous utilisez
des mots que vous avez appris dans votre enfance ou plus tard, mais vous ne
vous rappelez pas avoir appris ces mots, alors qu’il vous a fallu un long
apprentissage pour maîtriser la langue. Vous pouvez donc prendre conscience
dans votre esprit, mais seulement partiellement.
La philosophie bouddhique prête une conscience aux animaux,
contrairement à Descartes qui ne voyait dans les animaux que des machines.
L’éthologie moderne donne raison aux bouddhistes, montrant que les grands
singes, les éléphants et les dauphins sont capables de se reconnaître dans un
miroir. Ils reconnaissent leur reflet comme eux-mêmes, et non comme un autre
animal se tenant en face d’eux, ce qui suggère une conscience de soi.
La conscience est présente chez tous animaux et tous les
humains, mais à des degrés divers. Chez les animaux peu développés, la
conscience est très floue, très rudimentaire, chez d’autres, elle est beaucoup
plus sophistiquée. Pareillement, la conscience d’un adulte est beaucoup structurée
que la conscience d’un jeune. Qu’on se rappelle notre difficulté à nous
rappeler les souvenirs de nos premières années.
Néanmoins, l’étendue de notre conscience reste limitée avec
beaucoup de zones d’ombre et de parties de nous-mêmes, tant physiques que psychiques.
C’est pourquoi le Bouddha nous a exhortés à étendre la portée de notre
conscience grâce à la pratique de l’attention dans la méditation. Dans le Satipatthana Sutta, le Soutra des Quatre Établissements de
l’Attention, le Bouddha invite à cultiver l’attention dans quatre grands
domaines : le corps, les sensations, l’esprit ainsi que les objets de
l’esprit. Chacun de ces quatre grands domaines est divisé en différents
exercices spirituels pour exercer son attention sur tel point précis de notre
être.
Concernant le corps, on trouve ainsi des exercices
d’attention au va-et-vient de la respiration (qui est plus amplement
développée dans un autre soutra : Anapana Sati Sutta, le Soutra de l’Attention au Va-et-vient de la
Respiration), mais aussi attention à notre posture corporelle, attention à
nos mouvements et à nos activités, attention à tous les composants du corps
(cheveux, poils, ongles, tendons, os, sang, etc…), attention aux éléments de
notre corps et visualisation de notre mort et de la décomposition de notre
cadavre, ce qui est une attention à notre nature mortelle.
Concernant les sensations, il s’agit de distinguer les
sensations plaisantes, neutres et déplaisantes et de savoir si ces sensations
relèvent du corps ou de l’esprit. Il s’agit d’être le plus précis dans
l’attention aux multiples sensations qui nous traversent en permanence et de
prendre conscience de leur fluidité. Ces sensations sont comme les rides
ondoyantes qui se dessinent en permanence dans le cours d’un fleuve, parfois
presque imperceptibles, parfois des vagues plus consistantes quand passe une
péniche. Toutes ces sensations troublent quelque peu la surface du fleuve puis
s’écoulent dans le cours du fleuve. Voilà comment il faut regarder les
sensations : des vaguelettes qui agitent quelque peu la conscience du
moment, mais qui s’écoulent dans le cours de l’existence pour laisser place à
d’autres sensations physiques ou psychiques.
Concernant l’esprit, il s’agit de reconnaître avec le plus
de précision possible et d’honnêteté nos différents états mentaux. Par exemple,
quand l’esprit est en colère, on reconnaître simplement et sans porter de
jugement à ce stade : « mon esprit est en colère ». On fait
pareil avec le désir, l’ignorance, la tension, l’agitation et la distraction.
Si ces émotions perturbatrices sont en nous, on le reconnaît. Si ces émotions
n’y sont pas, on reconnaît qu’elles ne sont pas là. Pareillement, quand
l’esprit fait preuve d’ouverture, d’élévation, de concentration ou de
libération, on reconnait aussi cela par l’attention. Si l’esprit n’est pas
ample, élevé spirituellement, concentré ou libéré, on le reconnaît
objectivement.
L’idée est qu’il est important de pratiquer l’attention à
soi-même avant d’émettre des jugements péremptoires ou des injonctions :
« je dois être comme ci ou comme cela ». Cultiver l’attention permet
de mieux comprendre pourquoi on s’égare et pourquoi on se libère ; et avec
cette compréhension, on peut d’autant mieux contribuer aux causes de notre
progrès spirituel et remédier à nos faiblesses.
L’esprit est comme le ciel qui peut être traversé par des
nuages : ces nuages vont momentanément assombrir le ciel ; pourtant
le ciel reste inchangé dans sa nature de ciel. Que le ciel soit bleu ou gris,
il reste le ciel. L’esprit aussi doit gagner cette aisance et cette
impassibilité à laisser les émotions qui le traverse sans s’identifier à ces
émotions : voici un moment de colère qui apparaît, voilà la même colère
qui disparaît au loin sans laisser de tracer, tout comme les nuages noirs et
orageux ne s’accrochent pas au ciel et ne laissent aucune trace de leur passage
dans la voûte céleste.
Enfin concernant les objets de l’esprit, on pourrait
employer le mot d’origine grecque « phénomène » puisqu’il vient de φαινόμενoν,
phainomenon, « ce qui
apparaît (à notre conscience) ». L’attention aux objets de l’esprit porte
donc sur l’ensemble très vaste de ce qui se présente à nos facultés
sensorielles. La philosophie bouddhique est non-dualiste en ce que pour se
connaître soi-même et avoir conscience de soi, il faut aussi connaître notre
relation avec les autres et les objets proches ou lointains qui nous entourent.
Et dans cette catégorie de l’attention portée aux objets de
l’esprit, on retrouve :
· l’attention aux cinq
obstacles spirituels (désir, malveillance, inertie & torpeur, agitation
& remords ainsi que le doute),
· l’attention aux cinq
agrégats d’attachement qui constituent notre expérience de la vie (forme,
sensation, perception, formation mentale et conscience),
·
l’attention relative aux
six organes des sens et aux six objets des sens (les cinq sens physiques
auxquels on ajoute le mental qui perçoit les objets mentaux que sont les
pensées, les souvenirs, les rêves, les imaginations, etc… La faculté mentale
est une faculté sensorielle selon le bouddhisme),
·
l’attention aux sept
facteurs d’Éveil (attention, investigation des phénomènes, énergie, joie,
souplesse, concentration et équanimité)
· l’attention aux Quatre
Nobles Vérités (souffrance, origine de la souffrance, cessation de la
souffrance et chemin conduisant à la cessation de la souffrance)
Tous ces exercices spirituels d’attention du Satipatthana
Sutta sont accompagnés d’une formule qui accompagne chaque exercice de chacun
des 4 domaines (corps, sensations, esprit et objets de l’esprit). Je prends ici
l’exemple pour l’attention au corps, mais le même raisonnement peut être fait
avec les sensations, l’esprit ou les objets de l’esprit : « C’est ainsi que le pratiquant demeure établi
dans l’observation du corps dans le corps, l’observation du corps
intérieurement ou extérieurement, ou à la fois intérieurement et
extérieurement. Il demeure établi dans l’observation du processus de devenir
dans le corps ou du processus de dissolution dans le corps, ou à la fois du
processus de devenir et de dissolution dans le corps. Ou bien, il est attentif
au fait : « Il y a ici un corps » jusqu’à ce que viennent la
sagesse et la pleine conscience. Il demeure établi dans l’observation, libre,
n’étant pris dans aucune considération attachée au monde. Voilà comment, ô
moines, pratiquer l’observation du corps dans le corps ».
Le Bouddha appelle à observer minutieusement le corps
intérieurement ou extérieurement. Qu’entend-il par là ? C’est
simple : le « moi » est une entité hautement instable et
polymorphe. Par moment, le « moi » recouvre l’idée du corps et de
l’apparence physique ; mon « je » est un corps avec son visage
et son apparence reconnaissable. Mais à d’autres moments, le « je »
est avant tout une conscience mentale distincte du « corps ». Par
moment, on voit son apparence physique sur une photo et on dit « c’est
moi ». A d’autres moments, on dit : « j’ai un
corps » : le principe psychique que je suis a un corps, mais n’est pas
un corps. Et on passe allégrement d’une conception à l’autre, de très
nombreuses fois dans la même journée !
Voilà pourquoi le Bouddha recommande d’observer le corps par
moment comme une entité extérieure exactement comme je suis en mesure
d’observer la table du salon ou un téléviseur, et à d’autres moments de
l’observer de l’intérieur, comme notre être intérieur dont nous ressentons
maintenant l’extérieur, parfois à la fois d’un point de vue intérieur et d’un point
extérieur. Le corps à la fois comme sujet et objet de notre vie.
Le Bouddha nous invite aussi à observer les processus de
devenir et de dissolution constamment à l’œuvre dans notre corps. Voir que ces
processus de devenir et de dissolution s’entrecroisent sans cesse comme dans la
grande trame de la vie. A tout moment, le corps crée de nouvelles cellules, à
tout moment d’autres cellules meurent. Vous tombez malade et vous êtes blessé,
et le corps se défend, guérit et restaure ces blessures. La nourriture est
ingérée, l’énergie est produite et des excréments sont expulsés du corps. Le
corps se fatigue, le corps se repose et le corps reprend des forces. Devenir et
dissolution s’enchevêtrent en permanence dans le corps.
Cette attention doit se livrer à contempler le corps sans le
parti pris ou les illusions des émotions perturbatrices qui nous font perdre la
conscience du corps dans sa véritable nature. Le but de cette attention qui
constate « il y a là un corps » est de faire naître la sagesse et,
grâce à une observation libre, sans attachement d’avec le monde, d’ancrer la
conscience méditative dans la réalité absolue. Ce qui est vrai pour la
conscience du corps suit la même dynamique pour la conscience des sensations,
de l’esprit ou des objets de l’esprit.
Voir la suite ici.
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