Combien
d’hommes au cours de l’Histoire n’ont-ils pas éprouvé le
sentiment très fort de devoir transporter un immense fardeau dans
l’existence ? Albert Camus avait repris le mythe de Sisyphe où
ce dernier est condamné par les dieux à remonter inlassablement un
rocher au sommet de la plus haute montagne des enfers. Et ce dernier
de retomber à chaque fois juste avant d’atteindre le sommet.
Métaphore du poids que l’on doit porter encore et encore dans la
vie et des devoirs à accomplir au sein de cette société, qui n’ont
parfois aucun sens. Le Bouddha parle également de ce fardeau
existentiel absurde dans ce très court soûtra.
Il
commence par délimiter et définir le problème. Il y a le fardeau
en lui-même, celui qui doit le porter, le fait de le porter et
comment on peut se délester de cet encombrant fardeau :
- 1°) le fardeau, ce sont les cinq agrégats de l’appropriation. Pour que je perçoive quelque chose, il faut qu’il y ait la rencontre de trois choses. L’objet à percevoir, une conscience qui va s’engageant dans l’acte de percevoir et de prendre conscience et un organe des sens comme l’œil ou l’oreille. Cette rencontre de ces trois éléments, c’est l’agrégat de la forme. Je vais éprouver et ressentir cet objet des sens de manière positive, négative ou neutre : c’est l’agrégat de la sensation. Cet objet va être reconnu, identifié et mis dans une catégorie mentale : c’est l’agrégat de la perception. Par rapport à cet objet, je vais avoir des intentions, une envie d’avoir telle ou telle réaction, c’est la formation mentale : c’est l’agrégat de la formation mentale. Enfin, tout cela va être enregistré dans un moment de conscience : c’est l’agrégat de la conscience.
Il
faut bien comprendre que ces cinq agrégats se rapportent à chaque
fois à une faculté sensorielle particulière. Ainsi, quand je
perçois le gyrophare d’une ambulance, il y a d’un côté les
agrégats liés au fait que je vois la lumière en rotation et de
l’autre les agrégats liés au son de la sirène qui accompagne
généralement le gyrophare. Ces agrégats se produisent tout au long
de la vie en très grand nombre ; et tout ce qui constitue notre
expérience de la vie se retrouve d’une manière ou d’une autre
dans les cinq agrégats.
Il
en résulte donc que ce que nous dit le Bouddha ici, c’est bien que
le fardeau, c’est notre expérience même de la vie, et toutes les
vies que nous devrons expérimenter au cours du cycle des
renaissances. Cela mérite d’être précisé parce que le fardeau
n’est pas simplement ce qui est désagréable dans la vie : le
travail, les personnes indélicates qui rendent pénibles le
quotidien, les contraintes, etc… Le fait même d’être enchaîné
à devoir expérimenter indéfiniment les agrégats est un fardeau
existentiel.
Pixel Pancho & Vhils, Lisbonne |
- 2°) Le porteur du fardeau, c’est la personne individuelle, l’ego, le moi, l’être que nous pensons incarner et que nous pensons séparé et indépendant des autres et du monde qui nous entoure.
- 3°) Ce qui nous pousse à porter le fardeau, c’est notre désir insatiable qui est notre moteur dans l’existence ; mais c’est le moteur d’une voiture folle. Le terme « désir » doit être pris au sens le plus large : cela peut être le désir d’éprouver du plaisir à travers les facultés sensorielles ou mentales. Dans ce cadre, il y a beaucoup de désirs différents. Cela implique les désirs pour tout ce que nous estimons qui va nous apporter ces plaisirs : l’argent, la réussite, le pouvoir, etc… Il y a le désir d’existence et le désir de non-existence. Le désir d’existence peut être compris au sens grossier comme le désir de « devenir quelqu’un », de faire carrière, d’exister aux yeux des autres en étant quelqu’un d’important. Mais au sens plus subtil, cela désigne le désir de purifier dans l’absorption méditative (jhâna en pâli, dhyâna en sanskrit) son corps en corps de lumière afin d’entrer dans les mondes divins de la forme. Le désir de non-existence au sens grossier peut vouloir désigner les pulsions suicidaires ou l’envie de se fondre dans une entité plus vaste que nous comme la nation, une religion ou alors se fondre dans la Nature, le cosmos. Au sens subtil, le désir de non-existence est le désir d’entrer dans l’infinité des sphères des mondes de la Sans-Forme : sphère de l’Espace Infini, sphère de la Conscience Infinie, sphère du Néant, Sphère de Ni Perception, Ni Non-Perception.
Tous
ces désirs qu’ils soient positifs ou négatifs nous poussent à
vivre encore et encore et renaître dans le cycle des renaissances.
Ce que le Bouddha nous recommande, c’est de cesser d’entretenir
le désir, ce qui revient à se projeter dans le futur qui n’est
pas encore et vouloir dans le futur expérimenter ceci ou cela. Au
lieu de cela, il vaut mieux apprendre à se contenter de ce que l’on
a dans l’instant présent, ici et maintenant. On cessera
d’alimenter cette tendance à porter le fardeau des existences.
- 4°) L’abandon de ce fardeau, c’est donc le fait de se délivrer de ce désir pour toutes sortes de choses. C’est cesser d’alimenter la « soif » pour les choses que nous jugeons plaisantes dans l’existence.
Cette
analyse du fardeau existentiel en 4 points rappelle beaucoup les
Quatre Nobles Vérités qui ont été énoncées par le Bouddha
dans son tout premier enseignement, le Soutra de la Mise en Mouvement
de la Roue du Dharma:
- 1°) Noble Vérité de la souffrance
- 2°) Noble Vérité de l’Origine de la souffrance
- 3°) Noble Vérité de la Cessation de la souffrance
- 4°) Noble Vérité du Chemin qui mène à la Cessation de la souffrance.
Il
est à noter que le fardeau dans le Bhāra
sutta
est décrit
dans les mêmes termes que la souffrance dans les Quatre Nobles
Vérités : il s’agit des cinq agrégats d’appropriation.
L’Origine de la Souffrance correspond au portage du fardeau :
« C'est
cette soif (taṇhā)
qui produit la réexistence et le redevenir, qui est liée à une
activité passionnée et qui trouve une nouvelle jouissance, tantôt
ici, tantôt là, c'est-à-dire la soif des plaisirs des sens, la
soif de l'existence et la soif de la non-existence. Cela est appelé
le portage du fardeau ».
La Cessation correspond à l’abandon du fardeau.
La
différence tient surtout à ce que les Quatre Nobles Vérités
concluent à l’absolue d’un effort, d’une persévérance dans
le Dharma afin de délivrer de la souffrance : l’effort juste
est d’ailleurs un des huit sentiers du Noble Octuple Sentier (qui
constitue le Chemin qui mène à la Cessation de la souffrance) ;
alors que le Soûtra du Fardeau met surtout en valeur le fait de se
soulager de l’effort incessant et éprouvant qu’il y a à exister
dans le samsâra. En effet, dans la vie, il faut toujours se battre,
toujours faire effort pour avoir une bonne existence. Cela peut
sembler paradoxal, mais pas tant que cela. D’un côté, il faut
faire pour s’éveiller dans le Dharma ; de l’autre, suivre
le Dharma est un immense soulagement par rapport à tout ce que l’on
endurer en tant que tensions et effort dans le samsâra. Pratiquer le
Dharma, c’est aussi un moyen habile de cultiver une vie plus
simple, plus facile et plus légère. Ce que dit le Soûtra du
Fardeau, c’est qu’il ne faut pas toujours se crisper dans
l’effort afin de construire une vie meilleure, lâcher-prise dans
la bienveillance et la joie, s’abandonner au non-agir et au
non-effort est aussi un moyen d’embellir et de soulager sa vie
comme la vie des autres.
Lire ici le Soûtra du Fardeau (Bhāra sutta).
Rica, Brésil |
A propos des cinq agrégats, on peut lire aussi le Soûtra de l’Écume (Phena Sutta) et son commentaire.
Soûtras : - Soûtra de Jivâka sur la consommation de la viande (Jivâka Sutta)
- Soûtra de Kaccânayagotta (Kaccânayagotta Sutta)
- Soûtra des Bénédictions (Mangala Sutta)
- Soûtra de Jîvaka sur les disciples laïcs (Jîvaka Sutta)
- Soûtra de Samiddhi (soutra traduit du canon chinois)
- Soûtra de Bâhiya (Bâhiya Sutta)
- Soûtra de l’Écume (Phena Sutta)
- Soûtra du Fardeau (Bhāra sutta)
- Soûtra de Jîvaka sur les disciples laïcs (Jîvaka Sutta)
- Soûtra de Samiddhi (soutra traduit du canon chinois)
- Soûtra de Bâhiya (Bâhiya Sutta)
- Soûtra de l’Écume (Phena Sutta)
- Soûtra du Fardeau (Bhāra sutta)
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
C'est vrai, c'est simple mais pas tant non plus, laisser faire, ne pas se crisper, ne pas porter de fardeau... oui....Merci pour tout ça.
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