Genjō
Kōan
現成公案
Dōgen
Zenji
1.
Lorsque tous les dharmas sont conformes au Dharma du Bouddha, il y
a illusion et Éveil, pratique, naissance et mort, Bouddhas et
êtres sensibles.
Lorsque
les dix mille dharmas ne possèdent pas de soi, n’existent ni
illusion, ni Éveil, ni Bouddhas, ni êtres vivants, ni naissance, ni
extinction.
Comme,
fondamentalement, la Voie du Bouddha transcende l’abondance et le
manque, il y a naissance et mort, illusion et Éveil, être sensibles
et bouddhas.
Même
si nous le déplorons, les fleurs tombent et les mauvaises herbes
poussent.
2.
Aller au-devant des dix mille dharmas dans le dessein de les
expérimenter et de les éveiller est illusion. C’est lorsque les
dharmas nous poursuivent et nous pratiquent qu’il y a Éveil.
Ceux
qui s’éveillent tout à fait de l’illusion sont les Bouddhas,
ceux qui pour qui l’Éveil est illusion sont les êtres sensibles.
En outre, certains obtiennent un Éveil supérieur à l’Éveil ;
d’autres s’illusionnent au sujet de l’illusion.
Lorsque
les Bouddhas sont authentiquement des Bouddhas, il est superflu pour
eux d’en avoir conscience. Ce n’en sont pas moins des Bouddhas
réalisés qui continuent à actualiser les Bouddhas.
3. De
tout leur corps et de tout leur esprit en harmonie, ils saisissent
directement formes et sons. Pour eux, ce ne sont plus des images au
miroir ou le reflet de la lune dans l’eau. Quand un côté
s’éclaire, l’autre reste dans l’ombre.
4. Étudier
la Voie du Bouddha, c'est étudier soi-même;
S'étudier
soi-même, c'est s'oublier soi-même;
S'oublier
soi-même, c'est être reconnu et éveillé par tous les phénomènes;
Être
reconnu et éveillé par tous les phénomènes,
C'est abandonner son corps et son esprit,
C'est abandonner son corps et son esprit,
Comme le corps et l'esprit de l'autre,
C'est voir disparaître toute trace d'Éveil
C'est voir disparaître toute trace d'Éveil
Et
faire naître l'incessant Éveil sans trace.
Hengki Koentjoro, Tranquillité, 2015 |
5. Dès
que vous vous mettez en quête du Dharma, vous vous en éloignez.
Mais, lorsqu'il vous est exactement transmis, vous êtes
immédiatement l'homme originel.
6.
Quand quelqu'un partant sur un bateau, regarde le rivage, il peut
s'imaginer que c'est celui-ci qui bouge. Mais s'il fixe son regard
sur le bateau, il s'aperçoit que c'est lui qui se meut. De même,
si on examine les dix mille dharmas et qu'on les atteste avec un
corps et un esprit confus, on se figure que son esprit et sa nature
sont constants. Mais si, devenu intime avec la pratique, on fait
retour sur soi-même, il apparaîtra clairement qu'aucun dharma ne
possède de soi permanent.
7.
Une fois réduite en cendres, la bûche ne peut redevenir bûche. Il
ne faut pourtant pas considérer que la cendre est le futur de la
bûche et la bûche son passé. Vous devez comprendre que, bien que
la bûche se maintienne dans sa condition phénoménale de bûche
avec son avant et son après, elle n'en transcende pas moins cet
avant et cet après. De son côté, la cendre se maintient dans sa
condition phénoménale de cendre avec son avant et son après. De
même que la bûche, une fois réduite en cendres, ne peut redevenir
bûche, de même les hommes, une fois morts, ne peuvent revenir à
la vie.
Ceci
dit, c'est dans le Dharma du Bouddha de nier que la vie se
transforme en mort. De ce fait, la naissance est conçue comme
« non-naissance ». Que la mort ne devienne pas vie est
mettre en mouvement la Roue du Dharma. C'est ce qu'on appelle la
« non-extinction ». Vie et mort ne sont que des
positions dans le temps comme l'hiver et le printemps. Vous
n'appelez pas hiver l'origine du printemps, vous ne dites pas que
le printemps devient l'été.
8.
Lorsqu'un homme atteint l’Éveil, il en va comme de la lune qui se
reflète dans l'eau. La lune n'est pas mouillée, l'eau n'est pas
troublée.
La
lumière infinie de la lune tient dans une goutte d'eau. La lune et
le ciel tout entiers sont à l'aise dans une goutte de rosée sur un
brin d'herbes.
Pas
plus que la lune ne troue l'eau, l’Éveil ne divise pas l'homme.
Celui-ci ne fait pas plus obstacle à l’Éveil qu'une goutte d'eau
n'oppose de résistance à la lune ou au ciel. La profondeur est
proportionnelle à la hauteur. Pour ce qui de la durée de la
réflexion, il faut considérer l'étendue de la goutte et apprécier
justement le caractère illimité de la clarté de la lune dans le
ciel.
9.
Quand le Dharma n'a pas encore pris toute la place dans le corps et
l'esprit, on l'estime déjà suffisant. Mais, lorsque le Dharma a
complètement rempli le corps et l'esprit, il parait manquer quelque
chose.
C'est
comme si, vous trouvant sur un bateau au milieu de l'océan, aucune
terre n'étant en vue, vous regardiez dans les quatre directions.
Vous ne verriez alors rien d'autre qu'une étendue circulaire. Or
l'océan n'est ni rond, ni carré, ses vertus sont inépuisables.
C'est comme un palais, un joyau. Cependant, pour le moment, aussi
loin que vous regardiez, vous ne voyez qu'un cercle. Il en va ainsi
avec les dix mille dharmas.
Bien
que ce monde de poussière et l'univers par-delà notre perception
revêtent de multiples aspects, vous ne voyez et comprenez que ce que
perçoit l’œil de la pratique. Pour saisir la nature des dix
milles phénomènes, il nous faut nous pénétrer du fait que, même
s'ils peuvent nous paraître ronds ou carrés, océans et montagnes
ont des propriétés infinies qui nous dépassent et qu'il existe des
mondes dans les quatre directions. Il n'en est pas seulement ainsi
autour de nous, mais en nous, sous nos pieds et dans la moindre
goutte d'eau.
10.
Le poisson nage dans l'eau, mais aussi loin qu'il nage, il y a
toujours de l'eau. Un oiseau vole dans le ciel, aussi loin qu'il
vole, le ciel n'a pas de fin. Cependant, l'oiseau et le poisson
n'ont jamais quitté l'eau ou le ciel. Quand leur activité est
vaste, leur champ est vaste. Quand leur activité est limitée, leur
champ est limité. Aussi ont-ils tout ce qu'il leur faut pour
exercer pleinement et librement leur activité en tout lieu.
Pourtant, dès que le poisson quitte l'eau, ou l'oiseau le ciel, ils
meurent.
Sachez
que l'eau est vie, que le ciel est vie, que le poisson et l'oiseau
sont vie. La vie peut être oiseau, la vie peut être poisson. Et
l'on pourrait continuer indéfiniment dans ce sens. Il en va de même
la pratique et de l’Éveil, de toute la vie du pratiquant.
11. Si
un oiseau ou un poisson tentait d'atteindre la limite de l'élément
où ils se meuvent, ils ne trouveraient aucune voie pour s'y rendre.
Si vous trouvez que votre place là où vous êtes, vous actualisez
le point fondamental (kōan).
Si vous découvrez la Voie en cet instant même, vous actualisez le
point fondamental. La place, la Voie ne sont ni larges, ni étroites,
ni à vous, ni aux autres. La place, la Voie n'existaient pas
auparavant, elles ne surgissent que maintenant.
Ainsi,
dans la pratique-réalisation de la Voie du Bouddha, rencontrant un
dharma, on le pénètre entièrement, rencontrant la pratique, on la
met en œuvre complètement.
12.
Ici est la place et la Voie est partout. Nous ne pouvons distinguer
la limite de la réalisation, car la réalisation s'étend avec
notre pénétration du Dharma du Bouddha.
Ne
pensez pas qu'atteindre cette place puisse être objet de
connaissance, être saisi par la conscience. Bien que la réalisation
soit immédiatement manifeste, l'être intime ne se manifeste pas
forcément. Sa manifestation dépasse notre entendement.
13.
Le maître chan Baoche du mont Magu était en train de s'éventer,
un moine s'approcha de lui et demanda : « Maître, la
nature du vent est constante, il n'a pas de lieu qu'il n'atteigne.
Pourquoi donc vous éventez-vous? »
Baoche
répondit : « Bien que tu saches que la nature du vent est
constante, tu ne sais pas encore ce que signifie « il n'est pas
de lieu qu'il n'atteigne ».
- Que
veut dire « il n'est pas de lieu qu'il n'atteigne » ?
demanda le moine.
Pour
toute réponse, le maître continua à s'éventer. Le moine se
prosterna.
Telle
est l'actualisation (genjō)
du Dharma du Bouddha, le chemin vital de l'exacte transmission. Dire
qu'il n'est pas besoin d'éventail, car la nature du vent est
constante et que l'on sentira le vent même sans s'éventer, c'est se
méprendre sur la constance du vent. C'est parce que la nature du
vent est constante que le vent de la maison du Bouddha exhume l'or de
la terre et parfume la crème des longues rivières.
Écrit
à la mi-automne de la première année de Tempuku (1233) et donné
au disciple laïc Koshu Yô de Shinzei. Révisé en la quatrième
année de Kenchô (1252).
Shi Tao 石涛, Chine, XVIIème siècle |
Jacques
Brosse dans « Polir
la lune, labourer les nuages »,
Albin Michel/Spiritualités vivantes, Paris, 1998, pp. 91-98.
Différentes
traductions existent : notons celle de Yoko Orimo, plus
intellectuelle et universitaire : « Le
Shôbôgenzô, La Vraie Loi, Trésor de l'œil », Traduction
intégrale,
Tome 3, éd.
Sully, 2007. Voir aussi toujours de Yoko Orimo : « LeShôbôgenzô
de maître Dôgen »,
éd. Sully, Paris, 2003, pp. 61-72.
Commentaire au Genjō Kōan sur le Reflet de la Lune
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