Tous
les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites,
orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes
sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ;
le monde n'est qu'un égout sans fond où les phoques les plus
informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y
a au monde une chose sainte et sublime, c'est l'union de deux de ces
êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour,
souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est
sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière et
on se dit : j'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois ;
mais j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu, et non pas un être factice
créé par mon orgueil et mon ennui.
Alfred
de Musset, On ne badine pas avec l'amour,
1834.
Robert Doisneau, La dernière valse ou la valse du 14 juillet, rue des Canettes, 1949 |
Ce
qui est intéressant dans ce passage célèbre de la pièce de
théâtre d'Alfred de Musset, « On ne badine pas avec
l'amour », c'est qu'on ne fonde plus l'amour sur un
sentiment d'idéal et de perfection. L'amour ne doit pas se baser sur
des figures idéales telles que le « prince charmant »,
mais l'amour ne doit pas se baser sur de bas calculs rationnels
d'intérêt comme quand on dit de tel ou tel homme que c'est un « bon
parti ».
Alfred
de Musset voit d'abord l'amour comme la force qui permet « l'union
de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux ».
Des êtres imparfaits aiment d'autres êtres imparfaits. Dans le
Banquet,
ce livre de philosophie qui a l'aspect d'une pièce de théâtre et
qui tourne autour de l'amour, Platon met en scène Socrate qui,
lui-même, met en scène l'oracle de Delphe, Diotime de Mantinée qui
explique à Socrate que l'amour est toujours le fait d'êtres
incomplets qui cherchent désespérément leur complétude dans
l'être aimé, mais qui ne peuvent que retomber dans leur
incomplétude, quand bien même ils auraient trouvé l'être aimé.
Éros, l'amour, selon Diotime racontée par Socrate, est un δαίμων
(daímôn),
un démon, mais au sens grec, pas au sens chrétien et maléfique
du
terme, un être hybride, un intermédiaire entre le monde des hommes
et le monde des dieux. Et ce démon d'Éros oscille sans cesse entre
l'extrême dénuement et l'extrême habileté à charmer et à
parvenir à ses fins. Mais dès qu'il parvient à ses fins, il
retombe inévitablement dans la misère et l'abandon. Au niveau du
désir et de l'amour, ce mythe exprime la situation de l'humain qui
accède à l'objet de son désir, mais qui s'en désintéresse
immédiatement ou peu après, l'objet du désir ayant cessé de
susciter précisément le désir.
Ici,
ce que
fait valoir Musset, plus qu'une incomplétude, c'est notre
imperfection foncière qui ne devrait pas nous rendre
aimable les uns aux yeux des autres, et vice-versa. Et pourtant nous
sommes habités par l'amour, même si la plupart du temps, nous ne
nous en rendons pas dignes et nous trahissons cet amour par des
tromperies et des lâchetés. En quand ce n'est pas nous qui cédons
à ces vilenies, c'est que c'est nous qui devons souffrir une
personne aimée indigne, trompeuse et lâche... Pour autant, nous dit
Musset, toutes ces misères de l'amour ne doivent pas nous faire
perdre qu'il vaut toujours mieux aimer que de ne pas aimer. « On
est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ;
mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne
pour regarder en arrière et on se dit : j'ai souffert souvent, je me
suis trompé quelquefois ; mais j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu,
et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui ».
Dans l'amour, certes on souffre, mais au moins, on exprime au travers
de nos défauts et de nos faiblesses, un part véritable et véridique
de nous-mêmes ; et cela vaut mieux que de se réfugier dans
l'orgueil de celui qui se croit maître de ses sentiments et qui se
croit supérieur de ne pas aimer. Celui-là ne court pas le risque
d'aimer, mais n'aura présenté qu'à la face du monde qu'un visage
trompeur dont la seule récompense ne sera que l'ennui.
En
fait, j'aime cette invitation à aimer plutôt qu'à mépriser et à
préserver son statut social. Je trouve ainsi nos sociétés
incroyablement tristes d'avoir privilégié la réussite ou les
possessions matérielles au détriment de la valeur de l'amour, de
l'amitié, de la joie ou de la fraternité.
Constantin Brancusi, Le baiser |
À propos de l'amour, voir aussi:
- Henry David Thoreau : Il n'y a pas de remède à l'amour
- Allen Ginsberg : Chanson
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
Robert Doisneau, Le Muguet du Métro, 1953. |
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