Il
faut beaucoup aimer les hommes. Beaucoup, beaucoup. Beaucoup les
aimer pour les aimer. Sans cela, ce n'est pas possible, on ne peut
pas les supporter.
Marguerite
Duras
Henri Cartier-Bresson, Dans un train, Roumanie, 1975 |
Je
trouve cette formule de Marguerite Duras très vraie et très
profonde. Elle joue sur deux plans : la nécessité de l'amour
d'abord, « il faut beaucoup aimer les hommes ».
Mais l'autre plan est précisément qu'il n'est pas facile les êtres
humains sur cette Terre. Il ne s'agit pas d'aimer ceux qu'on aime.
Pour rendre la vie supportable sur cette planète, il faut répandre
l'amour, y compris pour les gens qu'on n'aime pas, qui nous énervent,
qui nous irritent, voire qu'on déteste. Il y a tellement de conflits
dans ce monde, tellement d'affrontements, tellement d'injustices que
l'on ne s'en sortira pas en n'ajoutant pas de l'amour dans les
interactions sociales de ce monde.
J'avoue,
honte à moi, n'avoir pas lu « La vie matérielle »
de Marguerite Duras publié en 1987 d'où est tirée cette
citation, et je ne sais donc pas si l'auteur visait les hommes en
tant qu'être humain ou les hommes opposés aux femmes dans cet
éternel conflit amoureux qui se joue et se déjoue à chaque instant
partout sur la surface du globe pour des milliards d'individus. Mais
au fond dans les deux cas, la logique est la même : on n'aime
pas une personne parce qu'elle est aimable, on l'aime parce qu'on la
désire, elle ou l'image que l'on se fait d'elle-même. Et nos
relations amoureuses ont besoin qu'on y injecte de l'amour pour que
l'amour puisse vivre et que l'on puisse continuer à supporter tout
ce qui nous horripile chez l'autre, tout ce qui nous blesse et tout
ce que l'on perçoit comme autant de trahisons.
Le
Bouddha nous encourageait à répandre l'amour en méditation dans
chaque recoin de l'univers pour tous les êtres et dans tous les
instants : « Le
méditant demeure faisant rayonner la pensée d'amour bienveillant
dans une direction de l'espace et de même dans une deuxième, dans
une troisième, dans une quatrième, au-dessus, au-dessous, au
travers, partout dans sa totalité, en tout lieu de l'univers, il
demeure faisant rayonner la pensée d'amour bienveillant, large,
profonde, sans limite, sans haine et libérée d'inimitié ».
En fait, il ne faut pas attendre d'une seule personne qu'elle nous
procure de l'amour et être malheureux ou malheureuse si cette
personne ne le fait, voire nous heurte par son comportement ou son
mépris, son indifférence. Le Bouddha nous invite à avoir une
vision plus large de l'amour. Plus active aussi : bien sûr,
nous attendons tous l'amour, mais c'est à nous de faire émaner
l'amour pour les gens qui nous entourent, mais aussi pour tous les êtres
sensibles qui vivent dans la vaste univers. À
cela, il faut s'entraîner encore et encore.
Marc Chagall, Au-dessus de la ville, 1924 |
Merci beaucoup pour cette pensée, ça fait vraiment du bien de l'entendre encore et encore parce que j'ai bien du mal au jour le jour à me le rappeler et parfois, je ne supporte plus mes congénères, momentanément en tous cas, je ne supporte plus l'horreur humaine. Pourtant, dans la prise de refuge, on souhaite le bien de tous les êtres mais, au quotidien, je suis sûrement trop exigeant, trop empreint d'idéal, mais ouf, je tombe aussi sur des êtres qui me réconcilient avec les humains.
RépondreSupprimerOui, c'est effectivement souvent très décourageant de voir l'état du monde et de devoir encore supporter cette « horreur humaine » comme vous dites. Mais dans la méditation, il faut sans cesse faire retour à l'amour, réalimenter le monde avec cette énergie bienveillante. À notre modeste échelle, ce n'est peut-être qu'un modeste scintillement d'étoiles dans un océan de ténèbres et d'obscurité, mais c'est ce à quoi on doit s'appliquer chacun et chacune avec l'espoir que cela réveille d'autres personnes de par le monde. En fait, comme dit Marguerite Dumas, il faut aimer les hommes pour les aimer. En général, on aime les personnes pour être aimé en retour, pour recevoir un peu de chaleur humaine, pour être accepté dans la communauté des hommes. C'est une attitude fondamentalement humaine, mais en attendant toujours quelque chose en retour, on court le risque d'être déçu. C'est pourquoi il faut cultiver sans espoir de réponse, aimer sans stratégie, en pure perte, comme un soleil qui répand sa lumière dans l'espace intersidéral sans attendre que vous le saluiez en retour.
RépondreSupprimerComme le dit Shântideva :
« Si ce n'est le parfait esprit d’Éveil,
Quelle autre vertu
Pourrait-elle vaincre
Cette puissante force du mal ? »
Avec cet amour, il faut cultiver la joie sacrée car elle nous donne la force d'aller au-delà du désespoir : tous les êtres ont le potentiel de d'éveiller et de se libérer du cycle de la violence et de l'attachement à ce qui est néfaste. La joie nous fait comprendre que les effets de l'amour bienveillant sont toujours imprévisibles, et même si la plupart on ne les voit pas, il n'en existe pas moins partout à travers le monde. Le soleil ne sait sûrement pas que les arbres, les herbes et les fleurs de notre bonne vieille Terre poussent et s'épanouissent grâce à lui...
Cela me fait penser à l'ouvrage de André Comte-Sponville De l'autre côté du désespoir : introduction a la pensée de Svami Prajnanpad que j'avais lu il y a un bon moment et qui m'avait beaucoup marqué. En effet, agir sans espérer, aimer sans attendre en retour, répandre dans toutes les directions les rayons d'amour, comme le soleil avec les arbres, les fleurs... c'est magnifique.
RépondreSupprimerIl n'y a pas si longtemps, je prenais conscience plus facilement qu'aujourd'hui que souhaiter ou se réjouir qu'autrui souffre parce qu'il ou elle a commis, ou commet, des actes néfastes n'est assurément pas le meilleur moyen pour que cette personne devienne moins nuisible et plus généralement pour que le monde s'apaise. En souhaitant la souffrance, on ne fait que renforcer les réactions habituelles, les automatismes acquis et ce n'est bon ni pour soi ni pour autrui.
Une amie me dit aussi qu'il est bon d'essayer de voir ce qu'il y a de meilleur en chacun. Hé bien, y a encore du boulot en ce qui me concerne non que je souhaite la souffrance d'autrui mais alors, qu'est-ce que les actes de cruauté d'autrui peuvent m'affliger, particulièrement lorsque cela concerne les plus faibles, les animaux en particulier, et me plonger dans un désarroi abyssal.
En fait, je dirais que répandre l'amour bienveillant et la compassion dans toutes les directions est au début comme vouloir éteindre un feu de forêt avec son seau d'eau. Il est humain, très humain de se sentir dans le désarroi face à l'ampleur des tourments des humains autant que des animaux. C'est pourquoi il faut s'entraîner encore et encore à éprouver ce sentiment de bienveillance tout autour de soi, partout, dans toutes les directions, dans toutes les situations, pour des gens que l'on connaît ou pour des inconnus, pour des êtres que l'on aime ou que l'on déteste. Il faut s'entraîner encore et encore pour que cette bienveillance gagne en force et en puissance.
RépondreSupprimerMais même avec la bienveillance incommensurable d'un Bouddha, on ne peut pas éteindre tous les tourments de ce monde. Les êtres sont trop enfoncés dans les illusions et les conflits. Une métaphore bouddhiste compare la pratiquant qui cultive la compassion et la bienveillance à une mère privée de bras et de jambes, qui verrait son unique enfant se noyer dans la rivière. Sa détresse serait immense autant que son impuissance. Il faut en passer par là : par ce stade où on fait l'expérience d'un désarroi abyssal comme vous dites. Et pour dépasser ce désarroi abyssal, il faut adjoindre à l'amour bienveillant et à la compassion la joie et l'équanimité. La joie car tous les êtres ont le potentiel de s'améliorer et de se transformer, l'équanimité pour en paix face à tout ce qui peut nous troubler. Ce faisant, on se transforme progressivement. C'est comme si on regagnait des bras et des jambes pour pouvoir vraiment agir en ce monde et apporter des solutions aux êtres sensibles.