Analyse
du documentaire « Prêt à jeter »
De
Cosima Dannoritzer (2010)
Disponible
sur « YouTube » :
Le
documentaire « Prêt à jeter » analyse le phénomène de
l’obsolescence programmée, c’est-à-dire la réduction
conscience et étudiée de la durée de vie d’un produit afin
d’obliger le consommateur à revenir plus vite dans le magasin en
racheter un nouveau. Il a été diffusé sur plusieurs chaînes en
2010 et 2011, dont la RTBF et Arte. Ce travail est donc une analyse
de ce documentaire, et plus particulièrement d’un des fils
conducteurs qui traversent le film, à savoir la question de
l’ampoule (l’autre fil conducteur étant la quête de Marcos pour
réparer son imprimante, malgré les injonctions des vendeurs à la
jeter et à en racheter une autre).
La
structure du documentaire a pour élément essentiel la voix off qui
raconte, commente et explique les rouages de l’obsolescence
programmée. Cette voix off donne sens aux images qui défilent à
l’écran et viennent illustrer, souligner, renforcer le propos du
film en même temps qu’il donne un rythme et un ton à ce film. Le
film est donc le résultat d’une montage assez habile entre d’une
part des images filmées par l’équipe de tournage (de nombreuses
interviews et des images qui illustrent la problématique comme les
montagnes de déchets technologiques au Ghana), et d’autre part de
très nombreuses images d’archives correspondant aux époques et
aux pays concernés par cette obsolescence programmée, mais aussi
des dessins animés, des extraits de films et des publicités. Le
même thème musical entêtant revient constamment dans le
documentaire.
Cette
structure donne de la cohérence et de la linéarité au film :
tout en soulignant le caractère hétéroclite de ce phénomène de
l’obsolescence programmée qui touche des objets de consommation
très divers à des époques diverses qui s’étalent tout le long
du XXème siècle grâce à la succession hétéroclite d’images
d’archive, d’extraits de films ou de dessins animés d’époque,
tantôt utilisés comme un témoignage, tantôt utilisé comme une
simple illustration, le tout ponctué par des interviews de
spécialistes et de témoins, la voix off et le thème musical
raccorde ces éléments hétéroclites dans une linéarité marquée
où, comme le disent Vanoye et Goliot-Lété : « tous
ces moyens ont ceci de commun qu’ils font "oublier" au
spectateur le caractère fondamentalement discontinu du signifiant
filmique constitué d’images "collées" les unes aux
autres1 ».
Cette
structure du documentaire regroupant toutes sortes d’extraits
hétéroclites empruntés aux différents médias, film, dessins
animés, pubs… souligne également de manière implicite le lien
entre société du spectacle et société de consommation, où le
consommateur est d’abord un spectateur hypnotisé par toutes sortes
d’images qui l’invitent à débourser ses sous à la caisse et
s’adonner aux joies du consumérisme. Témoin de cela, le dessin
animé des années ’50 où l’on voit toutes sortes d’objets de
consommation tomber du ciel dans le caddie d’un consommateur ébahi
(30’ 20’’) et qui viennent peupler ensuite une carte des
Etats-Unis contemplée par un personnage enthousiaste tenant un sac
de dollars, tout cela engendrant la croissance économique
ininterrompue, représentée dans le dessin animé par une courbe
d’un graphique grimpée par tous ces objets de consommation, cette
croissance économique étant décrite comme « le Graal de
notre économie » (selon les mots de la voix off commentant ce
dessin animé).
Le
documentaire est composé de nombreuses interviews que l’on peut
ranger en deux catégories, de simples témoins comme les habitants
de Livermore qui racontent l’anniversaire des cent ans de l’ampoule
de la caserne des pompiers, et des intervenants qui ont une réflexion
plus poussée et/ou qui s’engagent à faire changer les choses,
comme l’économiste Serge Latouche, « apôtre » de la
décroissance, qui explique les mécanismes économiques de
l’obsolescence programmée et qui donne des conférences un peu
partout pour inverser la tendance de la croissance à tout prix prôné
par nos gouvernement.
La
juxtaposition d’interviews et d’images d’époque (images
d’archives et dessins animés) servent à ancrer le spectateur dans
les différentes époques, mais aussi à faire comprendre l’intrigue
(au sens des films policiers) qui se répercute dans la vie intime de
chaque consommateur de cette planète, à savoir cette étrange
conspiration qui réduit inéluctablement l’espérance de vie de
nos objets qui sont sensés alléger, faciliter et améliorer notre
quotidien. Ainsi l’extrait du film « Mort d’un commis
voyageur » (44’30’’) où le héros s’emporte à
l’encontre de ce frigidaire tombé en panne : « Pour
une fois, j’aimerais avoir quelque chose qui marche. C’est
toujours pareil. A peine finie de payer, la voiture menace de nous
lacher. Quand au réfrigérateur, il consomme des courroies à ne
plus en finir. Ils sont conçus pour qu’une fois qu’on a fini de
les payer, ils soient usés ».
Le
thème musical lancinant vient renforcer ce sentiment oppressant
d’une conspiration qui rôderait, tapie au cœur des câbles et des
microprocesseurs des objets de consommation.
Tandis
que la voix off se contente de donner une explication rationnelle au
phénomène de l’obsolescence programmée, les images et la musique
ont une fonction d’ancrage du spectateur dans ce sentiment de
« conspiration » à l’encontre du citoyen ordinaire que
nous sommes tous. En ce sens, si le message linguistique a bel et
bien une fonction d’ancrage du sens du documentaire2 :
si on se contentait de regarder les images en coupant le son, on
aurait beaucoup de mal à comprendre que le documentaire parle de
l’obsolescence programmée ; les images et la musique ancre
par contre le spectateur dans une ambiance et un sentiment de
malaise, et induit une interrogation inquiète et outrée vis-à-vis
de ce système très contestable, voire une révolte contre ce genre
de manipulations.
On
notera que certains critiques de ce documentaire s’opposent à ce
« conspirationnisme » ambiant. Damien Ravé, notamment,
dans son article « Obsolescence
programmée, et si le problème, c’était vous ? 3»,
réfute cette théorie du complot, en mettant le consommateur face à
ses responsabilités : c’est parce que le citoyen n’exige
pas des produits durables auprès des industriels et qu’il préfère
faire l’acquisition d’un nouveau produit plus neuf sans se poser
de question, que ces produits se cassent et tombent en panne si
facilement. Une autre critique du documentaire « Prêt à
jeter » prend le contre-pied de de cette première objection :
« le
plus risible est certainement le moment où l'on nous dit « qu'à
l'heure d'internet les consommateurs sont prêts à lutter contre
l'obsolescence programmée ». Non seulement c'est factuellement
faux, en témoigne les réussites colossales de grandes entreprises
comme Apple ou Zara qui basent tout leur modèle économique sur une
accélération du « turn over » des objets, mais en plus on nous
présente en exemple une communauté de jeunes hipsters censés
représenter la résistance à la consommation, dans leur antre en
réalité dédié à la rétroconsommation, que les réalisateurs
interprètent à tort comme une résistance à la consommation liée
à la croissance 4».
Il n’est effectivement pas facile de s’opposer à l’idéologie
de la société de consommation tellement nous baignions dedans. À
travers cet océan de signes, de symboles, de publicités, de marques
et de codes, rien n’est en effet plus « naturel » pour
nous de consommer. Quand bien même on se livrerait à une critique
féroce et lyrique du consumérisme tout en écoutant « I can’t
get no satisfaction » des Rolling Stones, on n’en est pas
moins soumis à cet impératif de consommer, ne serait-ce que pour ne
pas passer pour un raté ou un déclassé... Contester la société
de consommation sur un seul point localisé ne suffit pas pour se
libérer de cette société de consommation. Ce n’est pas seulement
une question de simple résistance ou de volonté, mais il s’agit
de déjouer les très nombreux conditionnements sociaux et affectifs
qui nous poussent à ce désir effrené de consommation... Ce qui
montre que le documentaire soulève un questionnement plus riche et
complexe qu’il n’y paraît à première vue.
C’est
justement pourquoi « Prêt
à jeter »
peut être un point de départ intéressant, me semble-t-il, pour une
réflexion critique sur la société de consommation : ce
mécanisme de propagande et d’incitation au consumérisme est-il
une conspiration consciente et machiavélique de quelques industriels
qui tirent les ficelles de la finance mondiale, ou un processus plus
complexe où se mélangent enjeux économiques, représentations
sociales, idéaux politiques de progrès et/ou de croissance d’une
société avec les désirs des consommateurs à la fois endoctrinés,
mais aussi capables d’œuvrer à une émancipation individuelle ou
collective ? Poser ce genre de questions à un public de jeunes
qui ne jurent que par leur iPhone dernier cri ne me paraît pas
complètement inutile.
Cosima
Dannoritzer, la réalisatrice, se livre donc à travers son étude à
une critique évidente de la société de consommation dont le
parti-pris est assumé, même si elle explique que l’obsolescence
programmée est le mécanisme secret à la base de la
formidable croissance économique de nos sociétés occidentales et
qu’elle donne la parole à des « propagandistes »
de la société de consommation, comme Boris Knuf, un designer
industriel, que l’on voit se promener dans un centre commercial,
temple par excellence de la société de consommation, et qui affirme
que, sans l’obsolescence programmée, un très grand nombre
d’emplois n’existeraient pas (29’ 30’’).
Cosima
Dannoritzer fait ainsi la part belle à deux courants quelque peu
antagonistes de l’écologie : le courant du développement
durable où la société de consommation continuerait à exister,
mais sans la pollution et ce gâchis colossal de ressources
naturelles, et le courant de la décroissance pour qui on doit
résolument tourner le dos à la société de consommation pour
revenir à des valeurs plus humaines. Warner Phillips, petit-fils de
la dynastie des produits éléctro-ménagers Phillips, qui produit
des ampoules LED sensées durer 25 ans, et Michael
Braungardt, chimiste qui conçoit des produits qui se dégradent
naturellement, imitant en cela le cycle vertueux de la nature où
tout est nutriment pour une infinité d’organismes vivants, sont
tous deux emblématiques du développement durable, tandis que Serge
Latouche incarne le courant de la décroissance. On sent d’ailleurs
une nette sympathie de la réalisatrice à son égard. C’est ainsi
Serge Latouche citant Gandhi qui a le dernier mot du documentaire :
« Le
monde sera toujours suffisamment grand pour satisfaire les besoins de
tous, mais il sera toujours trop petit pour satisfaire l’avidité
de quelques-uns ».
La
réalisatrice a voulu faire passer son message au grand public avec
un certain succès si l’on en juge à l’étalon des multiples
rediffusions sur différentes chaînes et à ses apparitions répétées
au zapping de Canal + 5.
Et les commentaires sur internet montre qu’il n’ a pas laissé
indifférent les téléspectateurs. Ce documentaire s’adresse
néanmoins, me semble-t-il, un public disposant d’une culture
historique et cinématographique établie pour comprendre les
multiples allusions au contexte. Je pense ainsi à la crise de ’29,
à la référence à la société communiste, à la situation du
tiers-monde où sont exportés les déchets technologiques de
l’Occident ainsi qu’aux multiples extraits de films et de dessins
animés.
Le
ressort du documentaire est de passer de témoins à qui on peut
s’identifier aisément (comme les frères Neistat qui ont réalisé
une vidéo sur la batterie non-remplaçable de l’iPod) à des
intervenants plus sérieux comme l’avocate Elisabeth
Pritzker qui lance un procès contre Apple ou des historiens et des
économistes qui expliquent le processus caché de l’obsolescence
programmée. Cela explique peut-être le succès du film.
Son
titre est une évidente provocation par rapport au concept du « prêt
à porter » qui sous-tend le consumérisme vestimentaire
actuel. Il engage à susciter une réflexion, ce qui est plutôt
réussi si j’en juge aux conversations que j’ai eu sur le film
auprès de gens qui ne sont pas nécessairement très sensibles aux
thèmes environnementaux. Et puis, il évoque quelque pistes d’action
comme des poursuites en justice (en passant notamment de la victoire
à l’encontre d’Apple au combat de l’environnementaliste
ghanéen Mike Anane qui se bat contre les décharges technologiques
qui ruinent et détruisent son pays). De manière plus générale et
plus globale, le documentaire nous invite à repenser à un paradigme
où la production des biens serait plus durable et plus respectueuse
pour l’environnement. Ou comme le dit le chimiste Michael
Braungardt, qui conçoit des produits textiles entièrement
biodégradable : « Quand
on pense à l’environnement, on pense renoncer, réduire, éviter,
zéro déchets, moins d’impact, mais au printemps, un cerisier ne
réduit pas, n’évite pas et ne renonce pas. Tout est récupéré
par d’autres organismes. C’est un cycle permanent. La nature ne
produit que des nutriments, pas des déchets.…
L’industrie devrait imiter ce cercle vertueux de la nature »
(1h 08’).
*****
Venons-en
maintenant de façon plus détaillée à un élement précis du
documentaire, à savoir la question de l’ampoule. Il n’est pas
inutile de préciser que le titre en anglais du documentaire est «
The
Light Bulb Conspiracy
(La
conspiration de l'ampoule électrique) ».
Au début du film nous est montré la caserne des pompiers de
Livermore (aux USA) où une ampoule électrique brille de tout son
éclat depuis plus de cent ans neuf sans discontinuer. « Pour
l’anecdote,
nous dit la voix off, elle
a déjà survécu à deux webcams qui la filment 24 heure sur 24 ».
On a même fêté le centenaire de l’ampoule au début des années
‘2000. Montrer cette ampoule répond à plusieurs intérêts.
D’abord, accrocher l’attention du téléspectateur. En effet,
quoi de plus déroutant et de pittoresque que de fêter
l’anniversaire d’une ampoule ? Cela crée aussi un contraste
entre l’ampoule toute ancienne de Livermore et nos ampoules
actuelles qui n’ont certainement pas cette espérance de vie malgré
les formidables moyens technologiques et industriels dont disposent
nos ingénieurs. Cela suscite immédiatement une interrogation :
« Pourquoi les premières ampoules de l’âge
« préhistorique » de l’électricité
durent-elles plus longtemps que nos ampoules de l’ère des
nanotechnologies ? Il doit y avoir une manigance là-dessous… Ce
n’est pas naturel ! »
Ampoule centenaire de la caserne de pompier de Livermore |
Suivent
des photos d’époque de l’usine de Shelby où a été produit
l’ampoule, et puis des photos des plans de l’ampoule telle que
l’avait conçu Adolphe Chaillet. Cela contribue à nourrir
l’imagerie d’un paradis perdu de l’ampoule éternelle. La
symbolique de la chute du paradis d’Adam et Ève n’est pas loin….
En effet, c’est un cartel (avec tout ce que ce terme brasse de
connotations maléfiques : tentatives de monopolisation,
capitalisme sauvage, cartels de la drogue, cartel de Medellin…), le
cartel Phoenix qui joue le rôle du serpent tentateur en proposant à
toutes les industries-membres de réduire sciemment les durées de
vie des ampoules. Comme le dit la voix off : « il
y a une autre énigme de taille : comment ce produit simple
est-il devenu la première victime de l’obsolescence programmée ? »
(6’ 50’’) Le documentaire prend alors les codes
cinématographiques du polar : noël 1924, l’arrière-salle
d’un café de Genèves, des hommes en costume rayé, cela réveille
tout de suite les clichés et l’imagerie des films de gangsters où
les parrains de la mafia se réunissent dans le plus grand secret
dans l’arrière-salle d’un restaurant italien qui ne paie pas de
mine…. Là s’est conçu un « plan secret » afin de
« contrôler le consommateur ». En contraste d’images
d’archives où Thomas Edison présente son ampoule d’une durée
moyenne de 1500 heures vers 1880 et des publicités des années ’20
de Philipps et de Shelby qui annonçaient une durée de vie de 2500
heures, on voit des documents de Phoebus qui attestent de la volonté
de réduire la durée de vie à 1000 heures par des moyens techniques
et des essais expérimentaux. Un dessin animé publicitaire de
General Electrics vante dans les années ’40 la durée de vie
exceptionnelle de ses ampoules : 1000 heures ! (11’50’’)
Intervient
alors Warner Philips, arrière petit-fils des fondateurs de Philips.
Il apparaîtra de manière récurrente dans le documentaire. Son nom
de famille et sa filiation ajoutés au fait qu’il produit
aujourd’hui des ampoules longue durée de type LED lui donne la
crédibilité et l’autorité pour que son intervention soit jugée
pertinente par le téléspectateur. Warner Philips essaye
d’expliquer, voire de justifier le point de vue de ses ancêtres où
produire selon les règles de l’obsolescence programmée
(12’20’’) : on ne concevait pas à l’époque la planète
comme dotée de ressources naturelles finies.
L’essayiste
Nicols Fox
explique ensuite (12’10’’) qu’il est ironique de constater
que l’ampoule électrique au-dessus de la tête symbolise l’idée
de génie, la création ou la découverte dans les dessins animés et
la bande dessinée, et que cette même ampoule a été la première
victime de l’obsolescence
programmée.
On comprend dès lors que cette insistance accordée à l’ampoule
n’est pas seulement présente pour des raisons factuelles, mais
aussi pour des raisons symboliques. L’ampoule est aussi l’objet
typique de la modernité qui éclaire et illumine comme la torche
pouvait le faire au Siècle des Lumières. Et ce qu’il s’agit ici
d’illuminer, c’est cette part sombre et cachée du grand marché
libéralisé, ce « mécanisme
secret situé au cœur de notre société de consommation »
comme le dit la voix off en préambule du documentaire (1’50’’).
Là où la publicité est la partie visible et tapageuse qui doit
durablement frapper nos « parts de cerveaux disponibles »
et le crédit facile, l’huile qui fluidifie les rouages de notre
économie, l’obsolescence
programmée se cache dans l’obscurité d’un micro-processeur,
d’un filament ou d’une courroie de transmission, indétectable
pour le consommateur non-averti ; et c’est cette lumière que
prétend incarner le documentaire « Prêt à jeter ». Et
cet acte d’éclairer n’est pas non plus éloigné de la
transformation de la société telle que la voulait et la préconisait
les penseurs des Lumières, si ce n’est qu’aujourd’hui ce
progrès ne se réalise pas en s’arrachant à la Nature, en s’en
faisant « maître et possesseur », mais en y faisant
retour, en la respectant, l’imitant et en la protégeant.
Le
thème de l’ampoule revient en force plus loin dans le documentaire
avec une ampoule longue durée conçue dans l’Allemagne de l’Est
communiste. Certains critiques ont vu dans ce passage une nostalgie
ridicule pour l’économie planifiée du communisme6.
Cette critique est très injuste : la réalisatrice prend le
soin de préciser d’entrée de jeu que le système communiste est
« inefficace
et souffrant d’une insuffisance chronique de ressource »
(46’). En fait, évoquer le système communiste lui permet de
montrer un système économique où l’obsolescence programmée
n’avait aucun sens et de souligner implicitement qu’il est
possible de penser pour l’avenir un système politique où
l’obsolescence programmée serait définitivement éliminée (sans
pour autant que l’on soit sous la coupe d’un soviet suprême ou
d’une dictature du prolétariat). Quand les ingénieurs de l’Est
ont présenté l’ampoule Narva à leurs collègues du bloc de
l’Ouest à la foire de Hanovre, ces derniers leur ont dit qu’ils
allaient ruiner les emplois. Pour les ingénieurs de l’Est, c’est
en économisant les ressources et notamment le tungstène que l’on
allait sauver les emplois. Ce passage est représenté grâce à une
symbolique très classique et conventionnelle pour figurer les pays
de l’Est : il commence avec le drapeau rouge, un défilé
militaire devant le Kremlin et le buste de Lénine et se termine avec
le mur de Berlin tagué de toutes parts pour ensuite faire la
transition et faire retour à nos sociétés consuméristes.
A
la toute fin du documentaire, la réalisatrice revient sur la figure
de Warner Philips en train de monter sur la table de cuisine pour
remplacer l’ampoule de la salle à manger (1h 05’ 30’’). Il
est très vraisemblable que monsieur Philips se soit éxécuté à la
demande de l’équipe de tournage (il est fort peu probable que
cette ampoule ait grillé juste au moment où l’équipe de tournage
débarquait dans le chez-soi de monsieur Philips, surtout si
c’était une ampoule longue durée!). Cette image correspond
certainement à plusieurs buts : primo,
introduire le sujet qui va suivre, on va à nouveau parler d’ampoules
après avoir aborder toutes sortes d’autres sujets. Secundo,
créer de
facto une
opposition implicite entre Warner Philips, patron jeune et dynamique
d’aujourd’hui, beau gosse, cool et décomplexé, par opposition
à ces aïeuls, fondateur de la célèbre firme Philips, que l’on
imagine austères et sévères, imbus de leur importance sociale,
avec une cohorte de domestiques serviles à qui reviendrait la tache
de changer l’ampoule de la salle à manger. Non, le jeune Warner
Philips retrousse ses manches et grimpe sur la table au risque de se
casser la figure devant les caméras, parce qu’il veut coller à
l’image du patron d’aujourd’hui, souple et dynamique.
Directement
après, il évoque la figure de son grand-père qui l’emmenait
enfant dans les usines Philips d’Eindhoven, avec des images
d’archives à l’appui, en noir et blanc de piètre qualité qui
doivent vraisemblablement remonter aux années ’20, c’est-à-dire
bien avant la visite réelle du jeune Warner Philips, ce dernier
devant avoir 40 ans au maximum (la visite ayant dû se dérouler fin
des années ’70-début des années ’80), mais ce biais temporel
n’est peut-être pas important dès lors que l’on considère que
l’objectif visé par la réalisatrice est de souligner l’opposition
entre les fondateurs de Philips, vieux et acariâtres, membres du
cartel Phoebus, experts en obsolescence programmée, et le jeune
Philips d’aujourd’hui, cool et écolo, qui incarne la réussite,
mais qui sait rester sobre, et avec qui l’on peut surtout aisément
s’identifier.
La
voix off dit alors : « Warner
Philips poursuit la tradition familiale, mais avec une autre
approche : il produit une ampoule à LED qui dure 25 ans »
(1h 06’ 10’’). Warner Philips explique alors que l’on ne
produit l’ampoule que tous les 25 ans et que l’on la transporte
une fois tous les 25 ans : économie de ressources et d’énergie.
La voix off poursuit et exprime le crédo de Warner Philips :
« La
production de produits pérenne n’est pas incompatible avec le
monde des affaires ».
Warner Philips continue : « Ce
n’est pas comme s’il y avait un monde écolo et un monde des
affaires : les deux vont de pair. C’est la meilleure base pour
monter une entreprise. »
Comme je l’ai dit plus haut, c’est typiquement l’expression du
développement durable : combiner économie et écologie dans
une nouvelle alliance sacrée. Il insiste pour prendre le coût-vérité
de la production des biens (impact environnemental de la production
et des transports). Comme le dit la voix off : « Même
l’ampoule la plus simple serait beaucoup plus chère si l’on
incluait tous les coûts annexe : les émissions de carbone, les
matières premières, l’impact environnemental et enfin, le
traitement et le recyclage »
(1h 07’ 30’’ sur fond d’immeubles de bureaux en verre la
nuit). Les entrepreneurs auraient alors tout intérêt à concevoir
des produits qui durent toute une vie, conclut Warner Philips.
*****
L’analyse
du documentaire « Prêt à jeter » permet de soulever
certaines critiques quant au montage et à la juxtaposition des
thèmes. On pourrait critiquer les partis-pris écologistes de la
réalisatrice. Néanmoins, le gaspillage des ressources et de la
pollution due à nos sociétés de consommation n’est
malheureusement pas une fiction, et il faudra bien y réagir d’une
manière ou d’une autre. Les critiques que j’ai pu lire font soit
état de ce manque d’objectivité pour défendre une thèse
environnementale, soit condamne le « conspirationnisme »
que l’on pourrait prêter à ce documentaire, l’obsolescence
programmée comme répondant à une volonté machiavélique de nuire
au gentil petit agneau qu’est le consommateur. J’ai montré, me
semble-t-il, que cette critique n’est pas complètement infondée,
mais ne doit pas non plus être exagérée : les faits qui sont
montrés, notamment le cartel Phoebus, correspondent à des faits
réels que des sources historiques fiables peuvent établir et qui a
donné lieu à des procès. On ne peut pas relier sérieusement le
travail de Cosima Dannoritzer avec les thèses « conspirationnistes »
qui attribuent, par exemple, les attentats du 11/9 à une seule
puissance maléfique conspirant dans l’ombre (au choix : CIA,
Israël, illuminés de Bavière, groupe de Bilderberg,…). La
réalisatrice évoque le fait que l’obsolescence
programmée est, dans certains cas comme le cartel Phoebus, une
stratégie délibérée pour augmenter les ventes. Elle n’évoque
pourtant en aucune façon une puissance occulte unique traversant les
âges et conspirant pour l’obsolescence programmée. On n’est pas
du tout dans ce schéma délirant et paranoïaque.
De plus, la réalisatrice fait bien la distinction entre
l’obsolescence programmée par des moyens techniques et
l’obsolescence programmée par le design, apparue dans les années
’50, où l’objet devient désuet aux yeux de l’acheteur (et qui
implique dès lors la responsabilité du citoyen-consommateur) (25’
30’’).
J’ai
dit plus haut dans la première partie de l’analyse que la
réalisatrice cherchait par son montage et le thème musical
récurrent à placer le spectateur dans une « intrigue »,
celle de l’obsolescence programmée, un peu comme dans un polar.
Mais je pense qu’il faut voir cela plus comme une manière
d’amadouer le spectateur et de vouloir le faire rentrer dans une
émission sur un thème quand même fort ardu. Rien que l’expression
« l’obsolescence programmée » elle-même pourrait, à
première vue, paraître ardue et faire fuir le téléspectateur
moyen. Présenter le documentaire sous la forme d’une intrigue
ainsi que des anecdotes très parlantes comme l’ampoule de la
caserne des pompiers de Livermore peuvent dès lors être vues comme
autant de moyens habiles pour faire rentrer le spectateur plus
aisément dans cette réflexion sur l’obsolescence programmée,
qui, autrement, serait réservé à des cercles restreints
d’universitaires et de spécialistes.
De
manière générale, même les critiques les plus acerbes ne
remettent pas en cause les faits évoqués tout au long du
documentaire. C’est pourquoi ce documentaire m’apparaît
convaincant et pertinent dans sa manière de présenter le phénomène
de l'obsolescence programmée.
Liège, août 2013.
1
Francis Vanoye et Anne Goliot-Lété, « Précis
d’analyse filmique »,
Nathan-Université, Paris, 1992, p. 18.
2
Martine Joly, « Introduction
à l’analyse de l’image »,
Armand Colin, Paris, 2009 (2ème
édition), pp. 90-91.
3
http://www.terraeco.net/Obsolescence-programmee-et-si-le,46974.html.
L’auteur dirige le site « réparer.com » qui propose
de trouver des moyens de réparer les objets de consommation plutôt
que de systématiquement en racheter de nouveau.
4
http://www.senscritique.com/film/Pret_a_jeter/critique/10745291.
L’auteur qui signe sous le pseudonyme de « Gallu »
fait allusion aux frères Neistat, deux jeunes artistes branchés
que l’on interviewe dans le film (49’) et qui ont réalisé un
documentaire sur la batterie non-remplaçable de l’iPod d’Apple
et qui collectionnent toutes sortes d’objets de consommation
désuets (cassettes VHS, etc..).
5
On m’objectera sûrement que le zapping de Canal + n’est pas un
élément très objectif pour juger de l’audience d’un film,
mais il montre des moments saillants du PAF qui sont autant
d’indices de la répercussion d’un programme auprès du public.
6
Alexandre Delaigue, « Le
mythe de l'obsolescence programmée »,
article consultable sur :
http://econoclaste.org.free.fr/dotclear/index.php/?2011/03/07/1773-le-mythe-de-l-obsolescence-programmee
Voir aussi :
- Contre l'obsolescence programmée
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
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