Pages

mercredi 16 mars 2016

Détachement et amour



La Mystique du Détachement et de l’Amour chez Maître Eckhart.

   Maître Eckhart accorde dans son œuvre une place prépondérante à la vertu du détachement (abegescheidenheit). Ce détachement s’articule comme une pièce maîtresse de sa pensée, et qui ouvre à cette relation mystique avec un Dieu dépouillé de tous les déguisements ou travestissements conceptuels grâce à la méthode apophatique, un « Dieu au-delà de Dieu ». Cette approche audacieuse de Dieu a suscité quelques remous, c’est le moins que l’on puisse dire, dans ce début de XIV siècle déjà en pleine effervescence religieuse et mystique dans un contexte historique et politique troublé par les guerres et l’affrontement entre le pape et l’Empereur d’Allemagne. Les sermons de maître Eckhart en allemand allaient ainsi connaître un engouement intense au sein de mouvements comme celui des béguines et des bégards et marquer ce qu’on appelé par la suite la « mystique rhénane ». Cette liberté d’esprit octroyée au bon peuple a fait frémir les autorités ecclésiastiques qui ont finir par réagir en lançant une procédure d’Inquisition contre le Maître de Théologie allemand, cas unique dans l’Histoire du catholicisme médiéval où un professeur d’université s’est vu traîné dans un procès en hérésie et finalement condamné alors qu’il était déjà décédé depuis un an, en 1329 dans la ville d’Avignon.

*****

    Aux yeux de maître Eckhart, la plus haute des vertus chrétiennes est sans conteste le détachement. Dans un sermon en allemand qui a justement pour nom « Du détachement1 », notre théologien place explicitement le détachement au-dessus de l’amour, de l’humilité et de la miséricorde : « Et lorsque j’approfondis tous les écrits autant que mon intellect peut en venir à bout et en connaître, je ne trouve rien d’autre que le limpide détachement qui tout surpasse, car toutes les vertus ont quelque regard sur les créatures alors que le détachement est dépris de toutes les créatures2 ». Se préoccuper charitablement des créatures est un bien évidemment, mais à ce niveau, on reste dans la multiplicité, et donc dans un certain dispersement de l’âme. Le problème de ce dispersement est qu’il n’empêche de s’imprégner de la seule unicité, unicité qui n’est autre bien sûr que Dieu. C’est pourquoi maître Eckhart cite les paroles de Jésus à Marthe : « Unum est necessarium », ce qui veut dire selon Eckhart : « Marthe, celui qui veut être sans trouble et limpide, celui-là doit avoir une chose – le détachement3 ».


Regardons de plus près ce que maître Eckhart dit alors de l’amour. L’amour me contraint à aimer Dieu, cela est très bien certes ; mais c’est encore mieux d’être aimé de Dieu, Dieu étant plus puissant dans Son amour et Sa capacité à entrer en nous, et cela seul est possible dans le détachement, car dans le détachement je me départis de toutes choses en ce monde, et donc je laisse une place vacante en mon âme que Dieu peut d’autant plus aisément occuper. « Pour ma part, je loue le détachement avant tout amour. Pour la raison tout d’abord que le meilleur qui est en l’amour est qu’il me contraint à aimer Dieu, alors que le détachement contraint Dieu à m’aimer. Or il est plus noble que je contraigne Dieu à moi plutôt que je me contraigne à Dieu4. » Le détachement est donc intrinsèquement lié à l’amour, mais pas dans le sens habituel. Dans l’Évangile de Matthieu, Jésus ramène tous les commandements de la Thora juive à deux seuls : « vous aimerez le Seigneur votre Dieu de toute votre cœur, et de toutes vos forces, et vous aimerez votre prochain comme vous-même ». L’amour monte de l’homme vers Dieu, mais nos forces d’hommes sont sérieusement limitées, tandis que la puissance de Dieu est, elle, illimitée, infinie, et comme Dieu est amour, si dans le détachement, on est uniquement focalisé sur Dieu et que l’on a ouvert son cœur à Lui, comme on ouvre les portes de notre maison à notre prochain, alors l’amour de Dieu nous envahit, comme un raz-de-marée envahit d’eau la maison ouverte. C’est donc l’amour de Dieu qui nous submerge et déborde de nous jusqu’à toucher le prochain de Son amour à travers nous. On peut s’étonner que l’homme puisse « contraindre » Dieu qui est Tout-Puissant, comme si une fourmi ordonnait à César de rendre une visite diplomatique dans sa fourmilière ; mais il ne faut pas oublier la mystique chrétienne de l’Incarnation où « Dieu s’est fait homme pour que l’homme soit Dieu ». Dieu tout-puissant s’est incarné en Jésus dont on pourrait dire qu’il était alors la « toute-faiblesse » sur la Croix. Dieu lui-même s’est sacrifié ; Il s’est soumis à la loi cruelle et à la folie meurtrière des hommes pour leur assurer leur Rédemption. En ce sens seulement et par Jésus-Christ exclusivement, on peut « contraindre » Dieu Tout-Puissant à envahir l’espace ouvert de notre cœur.

Cette thématique de l’âme libre et de sa vacuité comme lorsqu’on parle d’une chaise libre pour dire qu’elle est inoccupée et qu’on peut y prendre place (thème qui resurgira bien plus tard chez Heidegger et chez Sartre dans le contexte tout autre de la phénoménologie), Eckhart a probablement été la chercher dans l’œuvre de Marguerite Porète, la béguine hérétique, auteur du « Mirouer des simples ames anienties et qui seulement demourent en Vouloir et Désir d’Amour »5. Une fois l’âme libre ou « enfranchie » pour reprendre l’expression de Marguerite, Dieu a tout le loisir venir l’habiter comme un verre vidé de son eau qu’on peut à nouveau à remplir cette fois-ci d’un vin fameux… Marguerite fait donc l’apologie d’une certaine passivité où la seule chose à faire est de se laisser être et ainsi de laisser l’œuvre de Dieu s’accomplir en nous. Maître Eckhart reprendra et développera cette idée du laisser être ou délaissement (gelazenheit) en s’inspirant de l’injonction « Laisse ! » écrite au début de la « Théologie mystique » de Denys l’Aréopagite. « Quand on a laissé tout ce que le sens peut comprendre, et tout ce qu’on peut dire, et tout ce qu’on peut entendre, et tout ce que la couleur fait voir, c’est alors qu’on a laissé toutes choses. Quand on a ainsi laissé toutes choses, on est illuminé et surilluminé par la Déité (Gottheit).6 »

      Mais le détachement a en plus de cette qualité d’ouverture une puissance d’inviter Dieu, de « contraindre » Dieu à moi. « Toute chose occupe volontiers propre et naturel7. Or le lieu propre et naturel de Dieu est unité et limpidité, ce qui vient de détachement8. » Là encore, on sent la nette influence néo-platonicienne de Denys le Pseudo-Aréopagite du retour à l’Un (hénôsis) : l’union mystique conduit à la conjonction de l’âme et de Dieu dans l’unique Un (einic Ein) : l’âme naît en Dieu et Dieu naît en l’âme. Cette prépondérance de l’unité conduit Eckhart à penser une distinction formelle entre la Déité (Gottheit) et Dieu (Gott)9. La Déité est cette unité ineffable et inconnaissable, mais auquel on peut s’unir dans l’union mystique et la déification de l’âme (théôsis). La Déité, c’est « Dieu au-delà de Dieu », au-dessus de la Trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Dans l’ordre de progression spirituelle décrite par Denys10, Dieu est donc connu de manière cataphatique par le simple fidèle (Dieu est grand, Dieu est le Bien, Dieu est la Vie, Dieu est la cause de toutes choses) comme se présentant en trois personnes où Dieu s’est certes relié au monde des hommes en s’incarnant dans la personne du Sauveur, mais où les hommes même croyants restent dans leur immense majorité enfermés dans la dualité qui subsiste entre le monde d’ici-bas et le monde d’En-Haut. La méthode apophatique permet de se déprendre de ces attributs de Dieu. Dans son sermon 52 intitulé « Bienheureux les pauvres en esprit car le Royaume des Cieux est à eux11 », Eckhart prie Dieu de le délivrer de Dieu ! Cette apophase est elle-même niée et dépassée par l’union mystique (hénôsis) qui est la réaffirmation paradoxale des attributs de Dieu au-delà des catégories ordinaires de l’esprit. La dualité est dès lors largement battue en brèche. Comme le dit Eckhart : « Certaines personnes simples s’imaginent qu’ils devraient voir Dieu comme s’Il se tenait là et eux ici. Cela n’existe pas ! Dieu et moi sommes un dans la connaissance12. »

     Ensuite, maître Eckhart envisage l’humilité en rapport avec le détachement. Le détachement est là encore nettement supérieur, puisque le détachement comprend en lui-même l’humilité alors que la réciproque n’est pas vraie : « Quant à moi, je loue le détachement avant toute humilité, et pour cette raison que l’humilité peut subsister sans détachement alors que le détachement parfait ne saurait subsister sans humilité parfaite, car l’humilité parfaite tend à l’anéantissement de soi-même. Or si le détachement est si proche du néant qu’entre le détachement parfait et le néant, rien ne saurait être13. » Par le détachement, je me vide de mon être dont je suis habituellement imbu, ce qui conduit à l’humilité parfaite, alors que l’humilité ne fait que rabaisser mon être par rapport aux êtres. « L’humilité se courbe soi-même sous toutes les créatures (…), alors que le détachement demeure en soi-même14. » Là encore, le détachement est cette qualité qui nous fait revenir à l’unicité, alors que l’humilité comme l’amour nous promène dans la multiplicité avec le risque de la dispersion que cela comporte. Le détachement ne cherche pas à se comparer aux autres dans quelque sens que ce soit : « Le détachement parfait n’a aucun regard vers aucune courbure sous aucune créature, ni au-dessus d’aucune créature ; il ne veut être ni en dessous, ni au-dessus, il veut se tenir de lui-même, par amour ou par souffrance de personne, et ne veut avoir ni égalité, ni inégalité avec aucune créature, ni ceci, ni cela : il ne veut rien d’autre qu’être15 ». Dans le détachement, on ne se préoccupe nullement d’être ceci ou cela, d’être dans la vertu ou dans le péché, d’être moine ou laïc, d’être grand ou petit, d’être ici ou là, d’être noble ou roturier, ou que sais-je encore de toutes les distinctions que les hommes ont pu créer entre eux. Le terme « détachement » (abegescheidenheit dans le moyen-haut allemand que parlait Johann Eckhart) ne doit donc pas être compris dans son seul sens ascétique de ne plus être attaché aux biens matériels de ce monde, la richesse, la gloire, la bonne nourriture et un foyer accueillant, il faut l’entendre aussi comme « déprise », comme « le parfait reposer-dans-soi, être-un-avec-soi-même de l’âme, dans le retrait à l’égard de l’homme et du monde16 ». Le détachement est un dépouillement de tous les accidents mondains de l’être, dépouillement nécessaire pour entrer dans la présence de Dieu, ou plus exactement pour laisser Dieu affirmer sa présence en nous. Dans ce dépouillement, on ne veut pas devenir quelqu’un de particulier, on abandonne les fardeaux de la vie mondaine, on se fait « pauvre en esprit17 » : « Car celui qui veut être ceci cela, celui-là veut être quelque chose, alors le détachement ne veut être rien. C’est pourquoi toutes choses, de son fait, se tiennent sans charge18 ».

      Le détachement est également supérieur à la miséricorde, en ce que le détachement est exempte du trouble que peut susciter la douleur et le malheur du prochain : « la miséricorde n’est rien d’autre que le fait que l’homme sorte de soi-même vers les misères de son prochain, et de là son cœur se trouve troublé. De quoi le détachement reste dépris et demeure dans soi-même et ne se laisse troubler par aucune chose ; car aussi longtemps que quelque chose peut troubler l’homme, il n’en va pas bien pour l’homme19 ». Est-ce à dire que maître Eckhart prône l’indifférence totale au monde comme a pu le faire Pyrrhon d’Élis durant l’Antiquité ? L’ataraxie est-elle la seule chose importante ? Pas tout à fait, car le but est clairement mystique, quoi qu’on puisse éprouver dans le monde, l’âme doit se déprendre de toutes les affections non pour considérer seulement elle-même, mais pour considérer l’Un, la lumière surnaturelle de la Déité. Ici encore, on retrouve le thème de la contrainte sur Dieu : « Quand l’esprit libre se tient en juste détachement, alors il contraint Dieu dans son être. (…) C’est pourquoi Dieu ne saurait faire plus pour l’esprit détaché que de se donner soi-même à lui20 ». Le détachement nous réduit au néant ; et ce néant est comme une ouverture que l’on fait en nous pour contraindre Dieu à être Son être, et nous occuper pleinement de tout son être, nous assurant la félicité divine ainsi que son éternité : « Et l’homme qui se trouve ravi ainsi dans l’éternité que plus aucune chose éphémère ne saurait l’émouvoir, qu’il n’éprouve rien de ce qui est charnel, et on le dit mort au monde car il n’a de goût pour rien de ce qui est terrestre. C’est ce que pensait Paul lorsqu’il disait : "Je vis et pourtant je ne vis pas ; c’est Christ qui vit en moi"21 ». Donc dans le détachement, l’âme acquiert quelque chose de la qualité divine d’éternité, elle gagne une certaine immuabilité (unbewegelich en moyen-haut allemand). Par cette qualité d’immuabilité, l’âme peut rester ferme et constante face à toutes les vicissitudes de la vie, « comme une montagne de plomb est immobile sous une brise légère22 ». L’immuabilité nous conduit à un sentiment très fort d’égalité, si bien que « l’homme se fait égal à Dieu, pour autant qu’une créature puisse avoir égalité avec Dieu23 ». L’homme pieux et mystique parcourt donc le chemin du détachement qui passe par la limpidité, la simplicité et l’immuabilité pour aboutir finalement à cette égalité entre l’homme et Dieu. On retrouve donc toute la mystique de l’Incarnation présente chez Maxime le Confesseur : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme soit fait Dieu ». Par le détachement, on s’élève spirituellement ou on est élevé, car la grâce joue évidemment un grand rôle, vers l’Un, vers la Déité. C’est à partir du moment que l’on accepte de n’être rien, de se faire néant, d’être dépouillé de tout orgueil, que l’on est élevé à égalité avec le Tout : « et il faut que cette égalité advienne par grâce, car la grâce tire l’homme de toutes choses temporelles et le purifie de toutes choses éphémères. Et tu dois savoir : être vide de toute créature, c’est être plein de Dieu, et être plein de toutes créatures, c’est être vide de Dieu24 ». Un verre plein d’eau peut n’apparaître plein qu’à celui qui est assoiffé d’eau ; le même verre plein d’eau apparaîtra en effet vide de vin à celui qui désirait du vin. Et c’est donc cela que le détachement opère : se vider des créatures pour se remplir de Dieu.

    Cet état d’indifférence au monde n’est donc ni l’indifférence prônée par Pyrrhon, ni l’insensibilité des stoïciens, car dans cet état aussi paradoxal que cela puisse paraître, on continue à être sensible au monde. C’est dans cet état que Dieu a conçu le monde : « lorsque Dieu créa ciel et terre et toute créature, cela concerna aussi peu son détachement immobile que si aucune créature n’avait été créée25 ». De plus, aucune prière, aucune vertu n’impressionne Son immuabilité ; et de même, aucun péché, aucune trahison ne trouble cette immuabilité. Cela ne signifie que Dieu se désintéresse du monde, que du contraire, mais Son implication n’est pas de l’ordre d’une émotion soudaine ou d’une quelconque agitation : non, Dieu reste dans le détachement et l’égalité en toute occasion : « jamais Dieu n’en devient plus généreux et plus incliné vers l’homme que s’il n’avait jamais accompli la prière ou l’œuvre bonne26 ». En fait, quand Dieu s’est fait homme en la personne de Jésus-Christ pour racheter les fautes des hommes déchus dans cette humanité de violence, à ce moment-là il n’est pas été affecté par son sort tragique durant Sa crucifixion : « lorsque le Fils dans la déité voulut devenir homme et le fut et souffrit le martyre, cela concernait aussi peu l’immobile détachement de Dieu que si jamais il n’était devenu homme27 ». Dieu veut pourtant qu’on accomplisse Son dessein : « Dieu veut qu’on le prie pour toute chose28 ». En réalité, Dieu dans Son éternité a déjà vu toute chose passée, présente et future, puisque l’éternité n’est pas être tout le temps dans le temps, mais bien être au-delà du temps. Ainsi donc, le péché est refusé non pas dans le moment où il est perpétré, mais bien de toute éternité, et la juste prière est récompensée aussi de toute éternité. Eckhart cite ici Augustin selon qui, pour Dieu, rien n’est passé et rien ne viendra, et donc Dieu a aimés les saints avant même leur naissance, avant même le jour de la Création. La grâce de Dieu ne doit donc pas être comprise comme une bénédiction qui survient un moment précis, et Sa colère se manifeste subitement à tel autre moment, mais tout est immuable en Dieu comme l’éclat du soleil est immuable. Dans la Trinité, Augustin dit : « Dieu ne voit pas dans le temps, et en lui ne se lève pas de nouvelle vision ».

     Or une objection peut survenir : Jésus n’a-t-il pas dit : « Mon âme est troublée jusqu’à la mort » ; et la Vierge Marie ne s’est-elle pas lamentée devant la Croix ? Étaient-ils donc vraiment dans l’immobile détachement comme semble l’affirmer maître Eckhart ? Ce dernier répond à l’objection en distinguant l’homme intérieur de l’homme extérieur. L’homme extérieur est l’homme doué de sensibilité, muni des cinq sens. L’homme intérieur est l’homme dans la puissance de son âme. Être dans le détachement, ce n’est donc pas être privé de ses sens, mais c’est faire en sorte que l’homme intérieur dans l’âme demeure dans l’immuabilité, et guide ainsi l’homme extérieur, car c’est cet homme extérieur qui est troublé et agité dans la vie, comme le fétu de paille ballotté au gré des rafales de vent. L’impénitent est donc guidé par ses sens vers des voluptés charnelles tandis que l’homme spirituel se tourne en lui-même vers le calme repos de son âme. C’est pourquoi l’homme extérieur qu’était Jésus de Nazareth a pu effectivement connaître le trouble et l’émoi devant les passions violentes de ses prochains, mais en lui, demeurait l’homme intérieur qui ne connaissait que le détachement et l’ouverture en son cœur à la présence de son Père. Maître Eckhart utilise alors une métaphore pour rendre compte de cet état de chose : « Une porte s’ouvre et se ferme sur un gond. Or je compare le panneau extérieur de la porte à la l’homme extérieur, le gond en revanche, je le compare à l’homme intérieur. Or selon que la porte s’ouvre ou se ferme, le panneau extérieur se tourne ici et là, et cependant le gond demeure immobile en un lieu, et pour cette raison ne subit aucun changement29 ».

       Toute la mystique prônée par Johann Eckhart tient donc à faire une place à Dieu, et la différence entre les hommes quant à la grâce tient donc à la plus ou moins grande ouverture que les hommes ont pu faire à Dieu dans leur cœur : « bien qu’il en soit ainsi que Dieu soit tout-puissant, il ne saurait cependant opérer que dans la mesure où il se trouve ou suscite la disponibilité30 ». Donc, si l’homme spirituel est obnubilé par ceci ou cela, ce ceci ou cela occupe une place dans l’âme qui fait perdre de l’espace disponible pour recevoir Dieu. Il faut en conséquence se vider du ceci et cela, un peu comme une tablette de cire sur lequel serait déjà écrit toutes sortes de notations : « et si je veux quand même écrire, il me faut alors effacer et supprimer tout ce qui se trouve sur la tablette, et la tablette ne se prête jamais aussi à l’écriture que lorsque rien se trouve sur la tablette. De la même manière, si Dieu doit écrire en mon cœur au plus élevé de tout, il faut que sorte du cœur tout ce qui peut avoir nom de ceci ou cela, et ainsi en va-t-il du cœur détaché31 ».

       Il s’ensuit alors une apologie du détachement par rapport aux formes sensibles de ce monde qu’accapare l’homme extérieur pour retrouver la béatitude de l’homme intérieur habité en son âme par le Seigneur. « Par conséquent, plus vite l’homme fuit le créé, plus vite s’empresse vers lui le créateur32. » Quand le Christ s’adresse à ses disciples en disant : « Il vous est utile que je vous quitte, et si je ne vous quitte pas, l’Esprit saint ne saurait vous être donné ». Eckhart explique ainsi ce passage des Évangiles en disant que les apôtres ont eu l’occasion de se réjouir de la présence physique de Jésus, mais si on reste obnubilé par cette présence physique, alors on reste attaché à une présence physique, à une « consolation corporelle » qui obstrue la descente de l’Esprit Saint en le cœur de chacun des apôtres. Ainsi peut-on courir vers Dieu en se retirant des créatures, en se vidant d’elles pour Lui ouvrir toute grande la place ainsi qu’à son Esprit Saint. C’est donc cela l’essence du « suprême détachement qui est Dieu même33 ».




Liège, avril 2006





Eglise Saint-Jacques, Liège - Grégory Schoonjans 





1 Maître Eckhart, « Du détachement et autres textes », traduit et présenté par Gwendoline Jarcsyk et Pierre-Jean Labarrière, Rivage poche/ Petite Bibliothèque, Paris, 1995, pp 47-70.
2 Maître Eckhart, ibidem, p. 49.
3 Maître Eckhart, ibidem, p. 50.
4 Maître Eckhart, idem.
5 Alain de Libéra, Alain de Libéra, “Eckhart, Suso, Tauler, ou la divinisation de l’homme”, Bayard Editions / L’aventure intérieure, Paris, 1996, pp 20-24 et p 34.
6 Maître Eckhart, « Dit 29 », cité dans Alain de Libéra, ibid., p 51.
7 On retrouve là le principe de la théorie des lieux d’Aristote qui fixe un lieu propre à chaque chose, qui a dominé tout le moyen-âge. Ainsi la pierre comme tout objet lourd a pour « lieu » d’être en bas, par opposition à l’air qui a la qualité d’être en haut.
8 Maître Eckhart, « Du détachement et autres textes », op. cit., p 50.
9 Benoît Beyer de Ryke, « Maître Eckhart, une mystique du détachement », Editions Ousia, Bruxelles, 2000, pp 85-98.
10 Benoît Beyer de Ryke, ibid, pp 73-82.
11 Maître Eckhart, « Du détachement et autres textes », op cit, pp 71-85.
12 Daisetz Teitaro Suzuki, « Essais sur le bouddhisme zen (Série I, II, III) », Albin Michel / Spiritualités vivantes, Paris, 2003 (1940), p 318.
13 Maître Eckhart, op. cit., pp. 51-52.
14 Maître Eckhart, idem, p. 52.
15 Maître Eckhart, idem.
16 Hoffmeister, « Wörtebuch der philosophischen Begriffe », 1955, cité dans : Maître Eckhart, op. cit., p. 13.
17 Plus loin (p. 66), Eckhart dit : « Les pauvres en esprit sont ceux qui ont abandonné à Dieu toutes choses, telles qu’Il les avait alors que nous n’étions pas ».
18 Maître Eckhart, ibidem, p. 52.
19 Maître Eckhart, ibidem, p. 54.
20 Maître Eckhart, ibidem, p. 55.
21 Maître Eckhart, idem.
22 Maître Eckhart, ibidem, p. 56.
23 Maître Eckhart, idem.
24 Maître Eckhart, idem.
25 Maître Eckhart, ibidem, p. 57.
26 Maître Eckhart, idem.
27 Maître Eckhart, idem.
28 Maître Eckhart, idem.
29 Maître Eckhart, ibidem, p. 62.
30 Maître Eckhart, ibidem, p.63.
31 Maître Eckhart, ibidem, p. 64.
32 Maître Eckhart, ibidem, pp. 68-69.

33 Maître Eckhart, ibidem, p. 70.






Béguinage de Tongres (Belgique)



Articles et citations autour de la tradition chrétienne: 


Lévitique 
Tu aimeras l'étranger

L'Ecclésiaste
Vanité des vanités

Sainte-Catherine de Sienne
la vie est un pont

Martinus von Biberach
Joie et non-sens

Nicolas de Cues 
questions sur la voie

Angelus Silesius
la rose est sans pourquoi

Blaise Pascal 
Blaise Pascal, Epictète, Montaigne et la question du stoïcisme au XVIIe siècle


Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire