La
Mystique du Détachement et de l’Amour chez Maître Eckhart.
Maître
Eckhart accorde dans son œuvre une place prépondérante à la vertu
du détachement (abegescheidenheit).
Ce détachement s’articule comme une pièce maîtresse de sa
pensée, et qui ouvre à cette relation mystique avec un Dieu
dépouillé de tous les déguisements ou travestissements conceptuels
grâce à la méthode apophatique, un « Dieu
au-delà de Dieu ». Cette
approche audacieuse de Dieu a suscité quelques remous, c’est le
moins que l’on puisse dire, dans ce début de XIV siècle déjà en
pleine effervescence religieuse et mystique dans un contexte
historique et politique troublé par les guerres et l’affrontement
entre le pape et l’Empereur d’Allemagne. Les sermons de maître
Eckhart en allemand allaient ainsi connaître un engouement intense
au sein de mouvements comme celui des béguines et des bégards et
marquer ce qu’on appelé par la suite la « mystique
rhénane ». Cette liberté
d’esprit octroyée au bon peuple a fait frémir les autorités
ecclésiastiques qui ont finir par réagir en lançant une procédure
d’Inquisition contre le Maître de Théologie allemand, cas unique
dans l’Histoire du catholicisme médiéval où un professeur
d’université s’est vu traîné dans un procès en hérésie et
finalement condamné alors qu’il était déjà décédé depuis un
an, en 1329 dans la ville d’Avignon.
*****
Aux
yeux de maître Eckhart, la plus haute des vertus chrétiennes est
sans conteste le détachement. Dans un sermon en allemand qui a
justement pour nom « Du
détachement1 »,
notre théologien place explicitement le détachement au-dessus de
l’amour, de l’humilité et de la miséricorde : « Et
lorsque j’approfondis tous les écrits autant que mon intellect
peut en venir à bout et en connaître, je ne trouve rien d’autre
que le limpide détachement qui tout surpasse, car toutes les vertus
ont quelque regard sur les créatures alors que le détachement est
dépris de toutes les créatures2 ».
Se préoccuper charitablement des créatures est un bien évidemment,
mais à ce niveau, on reste dans la multiplicité, et donc dans un
certain dispersement de l’âme. Le problème de ce dispersement est
qu’il n’empêche de s’imprégner de la seule unicité, unicité
qui n’est autre bien sûr que Dieu. C’est pourquoi maître
Eckhart cite les paroles de Jésus à Marthe : « Unum est
necessarium », ce qui veut dire selon Eckhart : « Marthe,
celui qui veut être sans trouble et limpide, celui-là doit avoir
une chose – le détachement3 ».
Regardons de plus près ce que maître Eckhart dit
alors de l’amour. L’amour me contraint à aimer Dieu, cela est
très bien certes ; mais c’est encore mieux d’être aimé de
Dieu, Dieu étant plus puissant dans Son amour et Sa capacité à
entrer en nous, et cela seul est possible dans le détachement, car
dans le détachement je me départis de toutes choses en ce monde, et
donc je laisse une place vacante en mon âme que Dieu peut d’autant
plus aisément occuper. « Pour ma
part, je loue le détachement avant tout amour. Pour la raison tout
d’abord que le meilleur qui est en l’amour est qu’il me
contraint à aimer Dieu, alors que le détachement contraint Dieu à
m’aimer. Or il est plus noble que je contraigne Dieu à moi plutôt
que je me contraigne à Dieu4. »
Le détachement est donc intrinsèquement lié à l’amour, mais pas dans le sens habituel. Dans l’Évangile de Matthieu, Jésus ramène
tous les commandements de la Thora juive à deux seuls : « vous
aimerez le Seigneur votre Dieu de toute votre cœur, et de toutes vos
forces, et vous aimerez votre prochain comme vous-même ».
L’amour monte de l’homme vers Dieu, mais nos forces d’hommes
sont sérieusement limitées, tandis que la puissance de Dieu est,
elle, illimitée, infinie, et comme Dieu est amour, si dans le
détachement, on est uniquement focalisé sur Dieu et que l’on a
ouvert son cœur à Lui, comme on ouvre les portes de notre maison à
notre prochain, alors l’amour de Dieu nous envahit, comme un
raz-de-marée envahit d’eau la maison ouverte. C’est donc l’amour
de Dieu qui nous submerge et déborde de nous jusqu’à toucher le
prochain de Son amour à travers nous. On peut s’étonner que
l’homme puisse « contraindre » Dieu qui est
Tout-Puissant, comme si une fourmi ordonnait à César de rendre une
visite diplomatique dans sa fourmilière ; mais il ne faut pas
oublier la mystique chrétienne de l’Incarnation où « Dieu
s’est fait homme pour que l’homme soit Dieu ».
Dieu tout-puissant s’est incarné en Jésus dont on pourrait dire
qu’il était alors la « toute-faiblesse » sur la Croix.
Dieu lui-même s’est sacrifié ; Il s’est soumis à la loi
cruelle et à la folie meurtrière des hommes pour leur assurer leur
Rédemption. En ce sens seulement et par Jésus-Christ exclusivement,
on peut « contraindre » Dieu Tout-Puissant à envahir
l’espace ouvert de notre cœur.
Cette thématique de l’âme libre et de sa
vacuité comme lorsqu’on parle d’une chaise libre pour dire
qu’elle est inoccupée et qu’on peut y prendre place (thème qui
resurgira bien plus tard chez Heidegger et chez Sartre dans le
contexte tout autre de la phénoménologie), Eckhart a probablement
été la chercher dans l’œuvre de Marguerite Porète, la béguine
hérétique, auteur du « Mirouer
des simples ames anienties et qui seulement demourent en Vouloir et
Désir d’Amour »5.
Une fois l’âme libre ou « enfranchie » pour reprendre
l’expression de Marguerite, Dieu a tout le loisir venir l’habiter
comme un verre vidé de son eau qu’on peut à nouveau à remplir
cette fois-ci d’un vin fameux… Marguerite fait donc l’apologie
d’une certaine passivité où la seule chose à faire est de se
laisser être et ainsi de laisser l’œuvre de Dieu s’accomplir en
nous. Maître Eckhart reprendra et développera cette idée du
laisser être ou délaissement (gelazenheit)
en s’inspirant de l’injonction « Laisse ! »
écrite au début de la « Théologie
mystique » de Denys l’Aréopagite.
« Quand on a laissé tout ce que
le sens peut comprendre, et tout ce qu’on peut dire, et tout ce
qu’on peut entendre, et tout ce que la couleur fait voir, c’est
alors qu’on a laissé toutes choses. Quand on a ainsi laissé
toutes choses, on est illuminé et surilluminé par la Déité
(Gottheit).6 »
Mais
le détachement a en plus de cette qualité d’ouverture une
puissance d’inviter Dieu, de « contraindre » Dieu à
moi. « Toute chose occupe
volontiers propre et naturel7.
Or le lieu propre et naturel de Dieu est unité et limpidité, ce qui
vient de détachement8. »
Là encore, on sent la nette influence néo-platonicienne de Denys le
Pseudo-Aréopagite du retour à l’Un (hénôsis) :
l’union mystique conduit à la conjonction de l’âme et de Dieu
dans l’unique Un (einic Ein) :
l’âme naît en Dieu et Dieu naît en l’âme. Cette prépondérance
de l’unité conduit Eckhart à penser une distinction formelle
entre la Déité (Gottheit)
et Dieu (Gott)9.
La Déité est cette unité ineffable et inconnaissable, mais auquel
on peut s’unir dans l’union mystique et la déification de l’âme
(théôsis).
La Déité, c’est « Dieu au-delà
de Dieu », au-dessus de la
Trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Dans l’ordre de
progression spirituelle décrite par Denys10,
Dieu est donc connu de manière cataphatique par le simple
fidèle (Dieu est grand, Dieu est le Bien, Dieu est la Vie, Dieu est
la cause de toutes choses) comme se présentant en trois personnes où
Dieu s’est certes relié au monde des hommes en s’incarnant dans
la personne du Sauveur, mais où les hommes même croyants restent
dans leur immense majorité enfermés dans la dualité qui subsiste
entre le monde d’ici-bas et le monde d’En-Haut. La méthode
apophatique permet de se déprendre de ces attributs de Dieu. Dans
son sermon 52 intitulé « Bienheureux
les pauvres en esprit car le Royaume des Cieux est à eux11 »,
Eckhart prie Dieu de le délivrer de Dieu ! Cette apophase est
elle-même niée et dépassée par l’union mystique (hénôsis) qui
est la réaffirmation paradoxale des attributs de Dieu au-delà des
catégories ordinaires de l’esprit. La dualité est dès lors
largement battue en brèche. Comme le dit Eckhart : « Certaines
personnes simples s’imaginent qu’ils devraient voir Dieu comme
s’Il se tenait là et eux ici. Cela n’existe pas ! Dieu et
moi sommes un dans la connaissance12. »
Ensuite,
maître Eckhart envisage l’humilité en rapport avec le
détachement. Le détachement est là encore nettement supérieur,
puisque le détachement comprend en lui-même l’humilité alors que
la réciproque n’est pas vraie : « Quant
à moi, je loue le détachement avant toute humilité, et pour cette
raison que l’humilité peut subsister sans détachement alors que
le détachement parfait ne saurait subsister sans humilité parfaite,
car l’humilité parfaite tend à l’anéantissement de soi-même.
Or si le détachement est si proche du néant qu’entre le
détachement parfait et le néant, rien ne saurait être13. »
Par le détachement, je me vide de mon être dont je suis
habituellement imbu, ce qui conduit à l’humilité parfaite, alors
que l’humilité ne fait que rabaisser mon être par rapport aux
êtres. « L’humilité se
courbe soi-même sous toutes les créatures (…), alors que le
détachement demeure en soi-même14. »
Là encore, le détachement est cette qualité qui nous fait revenir
à l’unicité, alors que l’humilité comme l’amour nous promène
dans la multiplicité avec le risque de la dispersion que cela
comporte. Le détachement ne cherche pas à se comparer aux autres
dans quelque sens que ce soit : « Le
détachement parfait n’a aucun regard vers aucune courbure sous
aucune créature, ni au-dessus d’aucune créature ; il ne veut
être ni en dessous, ni au-dessus, il veut se tenir de lui-même, par
amour ou par souffrance de personne, et ne veut avoir ni égalité,
ni inégalité avec aucune créature, ni ceci, ni cela : il ne
veut rien d’autre qu’être15 ».
Dans le détachement, on ne se préoccupe nullement d’être ceci ou
cela, d’être dans la vertu ou dans le péché, d’être moine ou
laïc, d’être grand ou petit, d’être ici ou là, d’être
noble ou roturier, ou que sais-je encore de toutes les distinctions
que les hommes ont pu créer entre eux. Le terme « détachement »
(abegescheidenheit
dans le moyen-haut allemand que parlait Johann Eckhart) ne doit donc
pas être compris dans son seul sens ascétique de ne plus être
attaché aux biens matériels de ce monde, la richesse, la gloire, la
bonne nourriture et un foyer accueillant, il faut l’entendre aussi
comme « déprise », comme « le
parfait reposer-dans-soi, être-un-avec-soi-même de l’âme, dans
le retrait à l’égard de l’homme et du monde16 ».
Le détachement est un dépouillement de tous les accidents mondains
de l’être, dépouillement nécessaire pour entrer dans la présence
de Dieu, ou plus exactement pour laisser Dieu affirmer sa présence
en nous. Dans ce dépouillement, on ne veut pas devenir quelqu’un
de particulier, on abandonne les fardeaux de la vie mondaine, on se
fait « pauvre en esprit17 » :
« Car celui qui veut être ceci
cela, celui-là veut être quelque chose, alors le détachement ne
veut être rien. C’est pourquoi toutes choses, de son fait, se
tiennent sans charge18 ».
Le
détachement est également supérieur à la miséricorde, en ce que
le détachement est exempte du trouble que peut susciter la douleur
et le malheur du prochain : « la
miséricorde n’est rien d’autre que le fait que l’homme sorte
de soi-même vers les misères de son prochain, et de là son cœur
se trouve troublé. De quoi le détachement reste dépris et demeure
dans soi-même et ne se laisse troubler par aucune chose ; car
aussi longtemps que quelque chose peut troubler l’homme, il n’en
va pas bien pour l’homme19 ».
Est-ce à dire que maître Eckhart prône l’indifférence totale au
monde comme a pu le faire Pyrrhon d’Élis durant l’Antiquité ?
L’ataraxie est-elle la seule chose importante ? Pas tout à
fait, car le but est clairement mystique, quoi qu’on puisse
éprouver dans le monde, l’âme doit se déprendre de toutes les
affections non pour considérer seulement elle-même, mais pour
considérer l’Un, la lumière surnaturelle de la Déité. Ici
encore, on retrouve le thème de la contrainte sur Dieu :
« Quand l’esprit libre se tient
en juste détachement, alors il contraint Dieu dans son être. (…)
C’est pourquoi Dieu ne saurait faire plus pour l’esprit détaché
que de se donner soi-même à lui20 ».
Le détachement nous réduit au néant ; et ce néant est comme
une ouverture que l’on fait en nous pour contraindre Dieu à être
Son être, et nous occuper pleinement de tout son être, nous
assurant la félicité divine ainsi que son éternité : « Et
l’homme qui se trouve ravi ainsi dans l’éternité que plus
aucune chose éphémère ne saurait l’émouvoir, qu’il n’éprouve
rien de ce qui est charnel, et on le dit mort au monde car il n’a
de goût pour rien de ce qui est terrestre. C’est ce que pensait
Paul lorsqu’il disait : "Je vis et pourtant je ne vis
pas ; c’est Christ qui vit en moi"21 ».
Donc dans le détachement, l’âme acquiert quelque chose de la
qualité divine d’éternité, elle gagne une certaine immuabilité
(unbewegelich
en moyen-haut allemand). Par cette qualité d’immuabilité, l’âme
peut rester ferme et constante face à toutes les vicissitudes de la
vie, « comme une montagne de plomb
est immobile sous une brise légère22 ».
L’immuabilité nous conduit à un sentiment très fort d’égalité,
si bien que « l’homme se fait
égal à Dieu, pour autant qu’une créature puisse avoir égalité
avec Dieu23 ».
L’homme pieux et mystique parcourt donc le chemin du détachement
qui passe par la limpidité, la simplicité et l’immuabilité pour
aboutir finalement à cette égalité entre l’homme et Dieu. On
retrouve donc toute la mystique de l’Incarnation présente chez
Maxime le Confesseur : « Dieu
s’est fait homme pour que l’homme soit fait Dieu ».
Par le détachement, on s’élève spirituellement ou on est élevé,
car la grâce joue évidemment un grand rôle, vers l’Un, vers la
Déité. C’est à partir du moment que l’on accepte de n’être
rien, de se faire néant, d’être dépouillé de tout orgueil, que
l’on est élevé à égalité avec le Tout : « et
il faut que cette égalité advienne par grâce, car la grâce tire
l’homme de toutes choses temporelles et le purifie de toutes choses
éphémères. Et tu dois savoir : être vide de toute créature,
c’est être plein de Dieu, et être plein de toutes créatures,
c’est être vide de Dieu24
». Un verre plein d’eau peut n’apparaître plein qu’à celui
qui est assoiffé d’eau ; le même verre plein d’eau
apparaîtra en effet vide de vin à celui qui désirait du vin. Et
c’est donc cela que le détachement opère : se vider des
créatures pour se remplir de Dieu.
Cet
état d’indifférence au monde n’est donc ni l’indifférence
prônée par Pyrrhon, ni l’insensibilité des stoïciens, car dans
cet état aussi paradoxal que cela puisse paraître, on continue à
être sensible au monde. C’est dans cet état que Dieu a conçu le
monde : « lorsque Dieu créa
ciel et terre et toute créature, cela concerna aussi peu son
détachement immobile que si aucune créature n’avait été
créée25 ».
De plus, aucune prière, aucune vertu n’impressionne Son
immuabilité ; et de même, aucun péché, aucune trahison ne
trouble cette immuabilité. Cela ne signifie que Dieu se désintéresse
du monde, que du contraire, mais Son implication n’est pas de
l’ordre d’une émotion soudaine ou d’une quelconque agitation :
non, Dieu reste dans le détachement et l’égalité en toute
occasion : « jamais Dieu n’en
devient plus généreux et plus incliné vers l’homme que s’il
n’avait jamais accompli la prière ou l’œuvre bonne26 ».
En fait, quand Dieu s’est fait homme en la personne de Jésus-Christ
pour racheter les fautes des hommes déchus dans cette humanité de
violence, à ce moment-là il n’est pas été affecté par son sort
tragique durant Sa crucifixion : « lorsque
le Fils dans la déité voulut devenir homme et le fut et souffrit le
martyre, cela concernait aussi peu l’immobile détachement de Dieu
que si jamais il n’était devenu homme27 ».
Dieu veut pourtant qu’on accomplisse Son dessein : « Dieu
veut qu’on le prie pour toute chose28 ».
En réalité, Dieu dans Son éternité a déjà vu toute chose
passée, présente et future, puisque l’éternité n’est pas être
tout le temps dans le temps, mais bien être au-delà du temps. Ainsi
donc, le péché est refusé non pas dans le moment où il est
perpétré, mais bien de toute éternité, et la juste prière est
récompensée aussi de toute éternité. Eckhart cite ici Augustin
selon qui, pour Dieu, rien n’est passé et rien ne viendra, et donc
Dieu a aimés les saints avant même leur naissance, avant même le
jour de la Création. La grâce de Dieu ne doit donc pas être
comprise comme une bénédiction qui survient un moment précis, et
Sa colère se manifeste subitement à tel autre moment, mais tout est
immuable en Dieu comme l’éclat du soleil est immuable. Dans la
Trinité, Augustin dit : « Dieu
ne voit pas dans le temps, et en lui ne se lève pas de nouvelle
vision ».
Or
une objection peut survenir : Jésus n’a-t-il pas dit :
« Mon âme est troublée jusqu’à
la mort » ; et la Vierge
Marie ne s’est-elle pas lamentée devant la Croix ? Étaient-ils donc vraiment dans l’immobile détachement comme semble
l’affirmer maître Eckhart ? Ce dernier répond à l’objection
en distinguant l’homme intérieur de l’homme extérieur. L’homme
extérieur est l’homme doué de sensibilité, muni des cinq sens.
L’homme intérieur est l’homme dans la puissance de son âme.
Être dans le détachement, ce n’est donc pas être privé de ses
sens, mais c’est faire en sorte que l’homme intérieur dans l’âme
demeure dans l’immuabilité, et guide ainsi l’homme extérieur,
car c’est cet homme extérieur qui est troublé et agité dans la
vie, comme le fétu de paille ballotté au gré des rafales de vent.
L’impénitent est donc guidé par ses sens vers des voluptés
charnelles tandis que l’homme spirituel se tourne en lui-même vers
le calme repos de son âme. C’est pourquoi l’homme extérieur
qu’était Jésus de Nazareth a pu effectivement connaître le
trouble et l’émoi devant les passions violentes de ses prochains,
mais en lui, demeurait l’homme intérieur qui ne connaissait que le
détachement et l’ouverture en son cœur à la présence de son
Père. Maître Eckhart utilise alors une métaphore pour rendre
compte de cet état de chose : « Une
porte s’ouvre et se ferme sur un gond. Or je compare le panneau
extérieur de la porte à la l’homme extérieur, le gond en
revanche, je le compare à l’homme intérieur. Or selon que la
porte s’ouvre ou se ferme, le panneau extérieur se tourne ici et
là, et cependant le gond demeure immobile en un lieu, et pour cette
raison ne subit aucun changement29 ».
Toute
la mystique prônée par Johann Eckhart tient donc à faire une place
à Dieu, et la différence entre les hommes quant à la grâce tient
donc à la plus ou moins grande ouverture que les hommes ont pu faire
à Dieu dans leur cœur : « bien
qu’il en soit ainsi que Dieu soit tout-puissant, il ne saurait
cependant opérer que dans la mesure où il se trouve ou suscite la
disponibilité30 ».
Donc, si l’homme spirituel est obnubilé par ceci ou cela, ce ceci
ou cela occupe une place dans l’âme qui fait perdre de l’espace
disponible pour recevoir Dieu. Il faut en conséquence se vider du
ceci et cela, un peu comme une tablette de cire sur lequel serait
déjà écrit toutes sortes de notations : « et
si je veux quand même écrire, il me faut alors effacer et supprimer
tout ce qui se trouve sur la tablette, et la tablette ne se prête
jamais aussi à l’écriture que lorsque rien se trouve sur la
tablette. De la même manière, si Dieu doit écrire en mon cœur au
plus élevé de tout, il faut que sorte du cœur tout ce qui peut
avoir nom de ceci ou cela, et ainsi en va-t-il du cœur détaché31 ».
Il
s’ensuit alors une apologie du détachement par rapport aux formes
sensibles de ce monde qu’accapare l’homme extérieur pour
retrouver la béatitude de l’homme intérieur habité en son âme
par le Seigneur. « Par conséquent,
plus vite l’homme fuit le créé, plus vite s’empresse vers lui
le créateur32. »
Quand le Christ s’adresse à ses disciples en disant : « Il
vous est utile que je vous quitte, et si je ne vous quitte pas,
l’Esprit saint ne saurait vous être donné ».
Eckhart explique ainsi ce passage des Évangiles en disant que
les apôtres ont eu l’occasion de se réjouir de la présence
physique de Jésus, mais si on reste obnubilé par cette présence
physique, alors on reste attaché à une présence physique, à une
« consolation corporelle »
qui obstrue la descente de l’Esprit Saint en le cœur de chacun des
apôtres. Ainsi peut-on courir vers Dieu en se retirant des
créatures, en se vidant d’elles pour Lui ouvrir toute grande la
place ainsi qu’à son Esprit Saint. C’est donc cela l’essence
du « suprême détachement qui est
Dieu même33 ».
Liège,
avril 2006
1
Maître Eckhart, « Du
détachement et autres textes »,
traduit et présenté par Gwendoline Jarcsyk et Pierre-Jean
Labarrière, Rivage poche/ Petite Bibliothèque, Paris, 1995, pp
47-70.
2
Maître Eckhart, ibidem, p. 49.
3
Maître Eckhart, ibidem, p. 50.
4
Maître Eckhart, idem.
5
Alain de Libéra, Alain de Libéra, “Eckhart, Suso, Tauler, ou
la divinisation de l’homme”, Bayard Editions / L’aventure
intérieure, Paris, 1996, pp 20-24 et p 34.
6
Maître Eckhart, « Dit
29 », cité dans Alain de
Libéra, ibid., p 51.
7
On retrouve là le principe de la théorie des lieux d’Aristote
qui fixe un lieu propre à chaque chose, qui a dominé tout le
moyen-âge. Ainsi la pierre comme tout objet lourd a pour « lieu »
d’être en bas, par opposition à l’air qui a la qualité d’être
en haut.
8
Maître Eckhart, « Du
détachement et autres textes »,
op. cit., p 50.
9
Benoît Beyer de Ryke, « Maître
Eckhart, une mystique du détachement »,
Editions Ousia, Bruxelles, 2000, pp 85-98.
10
Benoît Beyer de Ryke, ibid, pp 73-82.
11
Maître Eckhart, « Du
détachement et autres textes »,
op cit, pp 71-85.
12
Daisetz Teitaro Suzuki, « Essais
sur le bouddhisme zen (Série I, II, III) »,
Albin Michel / Spiritualités vivantes, Paris, 2003 (1940), p 318.
13
Maître Eckhart, op. cit., pp. 51-52.
14
Maître Eckhart, idem, p. 52.
15
Maître Eckhart, idem.
16
Hoffmeister, « Wörtebuch der philosophischen Begriffe »,
1955, cité dans : Maître Eckhart, op. cit., p. 13.
17
Plus loin (p. 66), Eckhart dit : « Les
pauvres en esprit sont ceux qui ont abandonné à Dieu toutes
choses, telles qu’Il les avait alors que nous n’étions pas ».
18
Maître Eckhart, ibidem, p. 52.
19
Maître Eckhart, ibidem, p. 54.
20
Maître Eckhart, ibidem, p. 55.
21
Maître Eckhart, idem.
22
Maître Eckhart, ibidem, p. 56.
23
Maître Eckhart, idem.
24
Maître Eckhart, idem.
25
Maître Eckhart, ibidem, p. 57.
26
Maître Eckhart, idem.
27
Maître Eckhart, idem.
28
Maître Eckhart, idem.
29
Maître Eckhart, ibidem, p. 62.
30
Maître Eckhart, ibidem, p.63.
31
Maître Eckhart, ibidem, p. 64.
32
Maître Eckhart, ibidem, pp. 68-69.
33
Maître Eckhart, ibidem, p. 70.
Articles et citations autour de la tradition chrétienne:
Lévitique
- Tu aimeras l'étranger
L'Ecclésiaste
- Vanité des vanités
Sainte-Catherine de Sienne
- la vie est un pont
Martinus von Biberach
- Joie et non-sens
Nicolas de Cues
- questions sur la voie
Angelus Silesius
- la rose est sans pourquoi
Blaise Pascal
- Blaise Pascal, Epictète, Montaigne et la question du stoïcisme au XVIIe siècle
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
Béguinage de Tongres (Belgique) |
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