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mercredi 30 mars 2016

Empathie et altruisme


      Arte a récemment diffusé un documentaire de Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade intitulé « Vers un monde altruiste ? » et qui s'inspire clairement de l'ouvrage de Matthieu Ricard, « Plaidoyer pour l'altruisme ». La thèse générale tant du livre que du documentaire est de dire que nous ne sommes pas seulement motivés par les intérêts égoïstes, le désir de conquête et d'affirmation de soi, comme cela a été martelé par la philosophie, l'économie et les sciences humaines depuis fort longtemps, mais les motivations se teintent aussi largement d'entraide, de fraternité et de solidarité, en un mot : d'altruisme. Preuve à l'appui dans le monde animal et chez les bébés : l'altruisme et le sens moral sont présents dès le plus jeune âge. Ainsi des bébés à qui on présente une gentille peluche chat qui aide une autre peluche et une méchante peluche qui fait tout pour l'embêter, les bébés dans leur immense majorité choisiront de préférence la gentille peluche.


    Néanmoins, cette disposition innée à la bonté et à l'entraide est contrecarrée par nos penchants à privilégier les gens qui sont comme nous, qui se comportent de la même manière et qui appartiennent à la même communauté. Les bébés préfèrent la peluche qui aime la même nourriture qu'eux. Je me souviens qu'à l'école maternelle, je devenais ami avec ceux qui avaient le même berlingot de jus de fruit que moi... Mais même plus grands, le principe d'appartenance reste le même : le supporter d'un club de football qui voit un camarade recevoir une décharge électrique fait preuve d'empathie et présente une activation de la même zone cérébrale dédiée à la douleur que la victime; mais s'il voit souffrir un supporter de l'équipe adverse de la même façon, c'est la zone cérébrale dédiée au plaisir qui s'active chez lui ! L'empathie et la bonté sont donc court-circuités par des phénomènes d'appartenance à la même communauté. Cela explique pourquoi de nombreuses personnes très convenables, toujours prêtes à aider leur prochain peuvent se transformer en monstres dès lors qu'ils se rassemblent sous la bannière d'un parti, d'une nation, d'une religion et nuire à ceux qu'ils désignent comme leur ennemi sans leur moindre état d'âme.

     Toute la question de Matthieu Ricard est donc : comme étendre notre empathie, notre volonté d'aider les autres et faire preuve de compassion dans des cercles toujours plus larges ? Le livre suivant de Matthieu Ricard est d'ailleurs le « Plaidoyer pour les animaux » où il propose d'élargir le cercle de notre compassion et de notre bienveillance au monde animal. Nous pouvons transformer notre esprit à tout âge et développer notre sens de l'altruisme.


Team Study....
 Jakkree Thampitakkul



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      Suite à la diffusion de ce documentaire, le psychologue et psychanalyste français Serge Tisseron a, dans un article intitulé « L'erreur de Matthieu Ricard » publié sur le site du Huffington Post1, critiqué les travaux de Matthieu Ricard et le biais bouddhiste que ce dernier introduit dans sa conception de l'empathie et et l'altruisme.

    Serge Tisseron commence par distinguer deux types d'empathie : l'empathie affective et l'empathie cognitive, qu'il définit de la manière suivante : « Il est en effet admis par la grande majorité des chercheurs que l'empathie a deux composantes, la première affective, qui apparaît vers l'âge de un an, et l'autre cognitive, qui apparaît vers quatre ans et demi. L'empathie affective est un système intuitif au fonctionnement rapide et automatique qui apparaît dès la première année de la vie et qui permet de se concentrer sur l'émotion d'autrui au point de l'éprouver soi-même sans se confondre avec lui. Il s'agit donc d'une forme de résonance émotionnelle. Au contraire, l'empathie cognitive est un système lent, délibératif et conscient dans lequel il ne s'agit plus de ressentir les émotions d'autrui, comme dans le stade précédent, mais de comprendre son point de vue en prenant en compte ses différences ».

Serge Tisseron
    À ces deux types d'empathie, il faudrait pour bien faire adjoindre un troisième type d'empathie : l'empathie mature. L'empathie affective seule risque de déséquilibrer notre état psychologique en nous identifiant à la souffrance des autres. L'empathie cognitive risque de se transformer en volonté égoïste de manipuler les autres puisqu'on est capable de les comprendre. L'empathie mature permet de retrouver un juste équilibre entre les deux. Cette empathie mature rend possible le fait de se mettre émotionnellement à la place de l'autre et elle préfigure le développement de l'altruisme.


     Or Matthieu Ricard et la neuroscientifique Tania Singer de l'institut Max Planck de Leipzig ne parlent que de l'empathie affective selon Serge Tisseron. Le problème de cette empathie affective est qu'on partage tellement la souffrance des autres que cela en devient insupportable à vivre. Ainsi ces infirmières aux prises avec la souffrance de leurs patients dans les hôpitaux qui souffrent de burn-out parce que la souffrance de ces patients les envahit en permanence. La solution pour Matthieu Ricard et Tania Singer est de développer la compassion au sens bouddhiste du terme. Dans son acceptation occidentale, la compassion est définie par le Petit Robert comme un « sentiment qui porte à plaindre et partager les maux d'autrui », ce qui rapproche ce sentiment de l'empathie affective et de la propension que l'on peut avoir de se charger du fardeau de la souffrance de l'autre, avec toute la détresse émotionnelle que cela peut susciter. Dans le documentaire « Vers un monde altruiste ? », la compassion au sens bouddhiste est décrite par Matthieu Ricard comme un état mental extrêmement constructif, extrêmement positif qui permet d'envelopper la douleur de la personne souffrante d'une sorte de halo altruiste et bienveillant, une présence chaleureuse qui facilite la relation d'aide sans sombrer soi-même dans la détresse émotionnelle (ce qui ne sert à rien pour aider les autres).

     Serge Tisseron reproche donc à Matthieu Ricard et à Tania Singer de réduire le modèle de l'empathie à trois niveaux vers seulement le modèle à deux niveaux (empathie affective vs. compassion). En occultant le rôle de l'empathie cognitive, Serge Tisseron estime que l'on risque de perdre la compréhension de l'autre : « À aucun moment, il n'est question d'encourager la compréhension du fait que l'autre a des façons de penser, de ressentir et de vivre différentes des miennes, et qu'il peut non seulement éprouver d'autres émotions que moi dans les mêmes situations, mais aussi les mêmes que moi en relation avec d'autres états mentaux »2.

      Une remarque s'impose d'emblée face à la critique de Serge Tisseron. Je pense qu'il se méprend quand il explique que la méthode prônée par Matthieu Ricard et Tania Singer est une méthode « bouddhiste ». Certes, Matthieu Ricard est un moine bouddhiste de la tradition tibétaine. Mais son Plaidoyer pour l'altruisme est un livre où il parle très peu de philosophie bouddhiste. Il y a certes des résonances bouddhistes dans ce qu'il dit, quand il parle de la compassion, mais son propos est d'essayer de répandre l'altruisme pour l'ensemble de l'humanité. Ce qui fait qu'il fait beaucoup plus référence à des travaux scientifiques variés (très variés même si l'on en juge par l'épaisseur du livre) qu'aux textes des penseurs bouddhistes. Un seul chapitre de dix pages sur un livre qui en compte 900 traite des techniques bouddhistes de méditation qui développent l'amour altruiste, la compassion, la joie et l'équanimité ainsi que l'échange de soi pour autrui. Ce n'est pas d'ailleurs exclusivement bouddhiste puisqu'on retrouve ces méditations dans l'hindouisme et le jaïnisme. Le propos de Matthieu Ricard propose donc des outils issus de la tradition bouddhiste, mais pas pour faire du prosélytisme pour sa religion. Simplement ces outils peuvent être utiles pour développer un altruisme mondial, c'est pourquoi ces techniques peuvent être mélangées avec des apports de la psychologie ou des neurosciences. C'est pourquoi aussi il associe l'empathie avec la méditation sur la compassion sans se soucier de la pureté de la doctrine bouddhiste. On retrouve cette approche depuis des années avec des pratiques comme la MBSR, « Mindfulness-Based Stress Reduction » (la réduction du stress basée sur la pleine conscience), qui utilise des techniques bouddhistes en édulcorant toute coloration spirituelle bouddhiste pour ne rebuter personne et être utilisé dans le monde de la santé ainsi que dans le monde du travail.

    Que dit dès lors vraiment le bouddhisme sur cette question ? Il serait intéressant de se pencher sur cette question. En fait, je serai tenté de distinguer deux voies distinctes dans l'approche de la compassion et de l'aide à autrui. Premièrement, la méthode prônée dans le bouddhisme ancien et la méthode du Grand Véhicule avec son idéal du bodhisattva. On pourrait ajouter à ces deux méthodes les différentes pratiques tantriques liées à la compassion. Mais aborder le tantrisme risque ici de nous emmener trop loin. Ce sera peut-être le sujet d'un prochain article.


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La compassion et l'empathie dans le bouddhisme ancien

       Une première remarque préalable qui vaut également pour le bouddhisme du Grand Véhicule. Les mots « empathie » et « altruisme » n'existent pas tels quels dans la philosophie bouddhiste au contraire de « compassion » : karuna en pâli et en sanskrit. Cela ne veut pas dire que les notions n'existent pas. Par exemple, la reine Mallikā va un jour trouver son mari le roi Pasenadi des Kôsala et lui exprime cette idée : « Ô grand roi, personne n'est plus cher pour moi-même que moi-même ». Pasenadi approuve, pour lui aussi, personne n'est plus cher pour lui-même que lui-même ». Pasenadi va alors trouver le Bouddha et lui rapporte sa discussion avec son épouse. Le Bouddha approuve et lui dit :

« Même si l'on travers le monde entier,
On ne trouvera point
quelqu'un de plus cher que soi-même.
Puisque chacun est la plus chère personne pour soi,
Que personne n'inflige une souffrance à personne »3.

      On voit d'ailleurs que le Bouddha se base sur une empathie cognitive comme base d'une action morale axée sur l'idée de ne pas infliger des souffrances inutiles à autrui. On voit que l'on a en nous cette tendance de chérir sa propre personne, on voit que cette tendance existe chez les personnes qui nous entourent. Et puis le geste du Bouddha est d'universaliser ce principe : tous les êtres sensibles dans le monde entier ont tendance à chérir leur propre personne. C'est quelque chose que l'on peut voir par l'observation des autres. On a donc là une notion d'empathie (cognitive pour le coup) à l’œuvre dans le bouddhisme, même si le concept n'est pas nommé comme tel.

       Cette empathie dans le bouddhisme ancien est un point de départ pour développer une action morale envers les êtres conscients : dès lors que l'autre souffre comme moi, je dois essayer de ne pas lui nuire et de lui faire du bien. Ces actions bienveillantes présuppose aussi le fait de purifier son esprit de toutes intentions malveillantes à l'égard de soi-même ou d'autrui. Comme le dit le Bouddha dans une strophe célèbre du Dhammapada :
« Éviter de nuire aux êtres,
Faire le bien,
Purifier l'esprit :
Tel est l'enseignement des Bouddhas ».

  Mais l'empathie se retrouve également dans le développement de l'amour bienveillant. Dans le Soûtra de l'Amour (Mettā Sutta4) :

«  Que tous les êtres soient heureux.
Qu'ils vivent en joie et en sûreté.

Tout être vivant, faible ou fort,
long, grand ou moyen,
court ou petit,
visible ou invisible,
proche ou lointain,
né ou à naître,
que tous ces êtres soient heureux.

Que nul ne déçoive un autre,
ni ne méprise aucun être si peu que ce soit,
que nul par haine ou par colère ne souhaite de mal à un autre.

Ainsi qu'une mère au péril de sa vie
surveille et protège son unique enfant,
ainsi avec un esprit sans limite
doit-on chérir tout être vivant,
aimer le monde en son entier,
au-dessus, au-dessous et tout autour,
sans limitation, avec une bonté bienveillante et infinie.

Étant debout ou marchant,
étant assis ou couché,
tant que l'on est réveillé,
on doit cultiver cette noble pensée,
ceci est appelé : s'établir dans la demeure de Brahmā  ».

     Tout l'amour bienveillant se situe dans ce souhait que tous les êtres soient heureux, qu'ils vivent dans la joie et dans la sécurité. Le soûtra compare expressément cet amour bienveillant à l'amour qu'une mère porte à son unique enfant. L'empressement qu'une mère a de voir son jeune enfant heureux et hors de danger, voilà un sentiment que le Bouddha nous demande de développer pour tous les êtres de l'univers. Tous les êtres de l'univers, cela fait beaucoup ! Mais on peut commencer tout autour de nous à souhaiter le bien-être des êtres sensibles qui nous entourent. En fait, il s'agit d'étendre le plus possible cet amour bienveillant ; quelque soit notre activité du moment présent, on peut étendre toujours plus loin cette pensée de bienveillance.

       L'amour bienveillant n'est pas la seule attitude à cultiver : l'amour bienveillant fait partie d'un ensemble de quatre avec la compassion, la joie et l'équanimité. Là où l'amour souhaite le bien-être des autres, la compassion souhaite que les êtres soient libérés de la souffrance et de la douleur. Au fond, ces deux sentiments sont très proches : l'un se focalise sur ce qui est positif dans l'existence, l'autre essaye de dissiper les côtés obscurs de la vie. Amour et compassion sont les deux face d'une même pièce d'une intention bienveillante. La joie est aussi importante pour célébrer la vie. Se réjouir des qualités des autres et se réjouir des possibilités d'agir dans le sens du bien est essentiel pour ne tomber dans la détresse empathique ou pour remonter la pente quand on est dans le désespoir. La joie est tournée vers les solutions : la joie s'apparente au fait de voir un oasis quand on est perdu dans un désert aride. L'équanimité est aussi essentielle pour apaiser les sensations en les éprouvant de manière égale.

     Ces quatre qualités peuvent être cultivées de manière illimitée dans la méditation. Il s'agit d'imprégner notre expérience du monde avec ces quatre qualités infinies que sont l'amour bienveillant, la compassion, la joie et l'équanimité. Ainsi que le conseille le Bouddha :


      « Le méditant demeure faisant rayonner la pensée d'amour bienveillant dans une direction de l'espace et de même dans une deuxième, dans une troisième, dans une quatrième, au-dessus, au-dessous, au travers, partout dans sa totalité, en tout lieu de l'univers, il demeure faisant rayonner la pensée d'amour bienveillant, large, profonde, sans limite, sans haine et libérée d'inimitié.

     Le méditant demeure faisant rayonner la pensée de compassion dans une direction de l'espace et de même dans une deuxième, dans une troisième, dans une quatrième, au-dessus, au-dessous, au travers, partout dans sa totalité, en tout lieu de l'univers, il demeure faisant rayonner la pensée de compassion, large, profonde, sans limite, sans haine et libérée d'inimitié.

       Le méditant demeure faisant rayonner la pensée de joie dans une direction de l'espace et de même dans une deuxième, dans une troisième, dans une quatrième, au-dessus, au-dessous, au travers, partout dans sa totalité, en tout lieu de l'univers, il demeure faisant rayonner la pensée de joie, large, profonde, sans limite, sans haine et libérée d'inimitié.

    Le méditant demeure faisant rayonner la pensée d'équanimité dans une direction de l'espace et de même dans une deuxième, dans une troisième, dans une quatrième, au-dessus, au-dessous, au travers, partout dans sa totalité, en tout lieu de l'univers, il demeure faisant rayonner la pensée d'équanimité, large, profonde, sans limite, sans haine et libérée d'inimitié ».


        Le Bouddha demande que l'on imprègne chaque recoin de notre conception du monde de ces quatre qualités incommensurables, que l'on soit habité dans chacune de nos pensées par des sentiments de bienveillance, de compassion, de joie et d'équanimité. Cela demande de réitérer sans cesse cet exercice méditatif. Traditionnellement, on appelle ces quatre qualités illimités les « quatre demeures de Brahmā ». En fait, ce nom vient de ce que le monde de Brahmā est littéralement construit à partir de matériaux faits à base d'amour bienveillant, de compassion, de joie et d'équanimité, tout comme notre monde matériel, nos maisons, nos demeures sont faits à partir de terre, de pierres, de métaux, de verre, de briques.... Il est important de voir cette idée de construire et de fonder une nouvelle relation au monde grâce à la diffusion de ces quatre qualités dans notre esprit.

      Mais du point de vue du bouddhisme ancien, cela n'est pas suffisant pour connaître l’Éveil. Un autre élément est le détachement. L'attachement est douleur pour le Bouddha, que ce soit l'attachement à notre propre situation comme l'attachement aux autres. Pour ne pas être envahi par la détresse émotionnelle de l'empathie affective, il convient de se détacher des liens émotionnels que nous entretenons avec les autres. On n'est plus emprisonné dans la souffrance des autres. Cet état de détachement culmine dans les trois portes de la sagesse : la vacuité, l'absence de caractéristiques et l'absence de souhaits. Les phénomènes apparaissent comme illusoires, on cesse de les cataloguer comme « ceci » ou « cela » et on cesse d'attendre telle ou telle chose. Tout ce qui advient est accepté comme tel sans que l'on s'y attache le moins du monde.

     La pape Jean-Paul II dans les années '90 avait beaucoup critiqué cette posture du bouddhisme en disant que les bouddhistes cultivaient l'indifférence aux douleurs des autres. Cela avait beaucoup choqué les bouddhistes d'Asie. Ce faisant, Jean-Paul II confondait allègrement le bouddhisme avec la notion d'indifférence présente dans la philosophie de Pyrrhon d'Elis, le sceptique de l'Antiquité grecque. Les bouddhistes ne disent pas qu'il faut ne pas se préoccuper des personnes qui souffrent autour de nous et dans le monde : il faut éprouver de la bienveillance et de la compassion envers elle, il est louable d'être altruiste envers elle, d'être généreux, de les aider. Mais émotionnellement, on gagne à être détaché de ses personnes, de ne pas nourrir des liens émotionnels qui vont alimenter la souffrance. Et plus on sera détaché, plus on sera libre et donc en mesure de venir en aide de manière efficace aux autres.

      Il n'en demeure pas moins que l'on peut se retrouver dans le sentiment de voir avec une conscience aiguë les souffrances du monde tout en se sentant impuissant à pouvoir vraiment aider ou à faire quelque chose pour trouver une solution. Les textes donnent l'image d'une mère sans bras et sans jambe et qui serait envahi de détresse en voyant ses enfants se noyer dans un fleuve. C'est un sentiment auquel le pratiquant spirituel devra faire face. J'ai bien peur que l'on ne puisse pas faire l'économie de cette étape pénible, de cette épreuve dans la Voie. Ce que propose le bouddhisme ancien pour dépasser cette détresse, c'est de cultiver l'équanimité, l'égalité entre les sensations agréables et désagréables, puis de pratiquer le détachement comme une personne qui abandonnerait immédiatement sa maison en feu, et enfin d'engendrer l'absence de souhaits, c'est-à-dire la cessation du désir et la pleine acceptation de ce qui est.

      Du point de vue du bouddhisme ancien, notre infirmière qui souffre de détresse émotionnelle et de fatigue empathique peut dépasser cet état d'enlisement par la compassion et la bienveillance, mais aussi se détacher en laissant se dénouer les attaches affectives qui la retienne à la situation de ses patients. La compassion doit trouver un allié précieux dans le détachement pour pouvoir continuer sur la durée, faute de quoi elle s'enlisera dans la détresse et le désespoir.



Nœud sans fin



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L'empathie et l'altruisme dans le bouddhisme du Grand Véhicule


    Le bouddhisme du Grand Véhicule, le Mahāyāna en sanskrit, a un modèle tout autre d'engagement envers les autres. Là où le bouddhisme ancien met l'accent sur la cessation du désir envers es propres intérêts, le Grand Véhicule met clairement l'accent sur l'aide aux autres. Le modèle du Grand Véhicule est le bodhisattva. L'idéal du bodhisattva est de venir en aide à tous les êtres sensibles. Il se consacre dans l'intérêt des autres au point de s'oublier soi-même. Si le bodhisattva pouvait prendre sur lui toutes les souffrances des êtres, il le ferait sans hésiter. Il y a d'ailleurs une pratique méditative tibétaine qui s'appelle le tonglen (prendre et donner). Le tonglen consiste à imaginer toutes les douleurs et les souffrances que les êtres de ce monde endurent sous la forme d'une épaisse fumée noire. Le yogin inspire en lui-même toutes ces souffrances, il la prend pour lui-même ; et tout son bonheur, tout son plaisir d'exister, il le donne aux autres sous forme de rayons lumineux multicolores.

      Il y a une astuce néanmoins : la souffrance comme le plaisir sont vides d'existence propre. Rien n'existe ultimement : ce sont là des illusions. Le bodhisattva sait qu'il peut s'emplir de souffrance car cela revient à se remplir de cauchemar : rien qui soit substantiel. De la même façon, le bodhisattva peut se vider de son bien-être tout comme le désert peut se vider de son mirage. Intérieur et extérieur, soi-même et autrui ne sont que des notions illusoires. Dans cette perspective, le conseil mahāyāniste à notre infirmière en proie à la détresse émotionnelle et à l'empathie affective serait de ne pas se décourager face à ce détresse et de vouloir persévérer dans le fait de prendre en charge encore plus de souffrance et de tourments autour de soi. Si on s'arrête à la réalité des phénomènes qui nous accablent, tout cela est très pesant, mais si l'on voit l'irréalité des phénomènes, alors on se réjouira d'aller en enfer afin d'y aider toutes sortes de personnes qui ont un besoin cruel de notre aide.

      Le « Petit Véhicule » se base comme on l'a vu sur l'empathie comme point de départ pour développer la morale et les quatre qualités illimitées que sont l'amour bienveillant, la compassion, la joie et l'équanimité. Le Grand Véhicule, par contre, intensifie l'empathie parce que les autres occupent une plus grande place dans l'idéal mahāyāniste : il s'agit de sauver tous les autres êtres sensibles dans l'univers, là où le bouddhisme ancien ou « Petit Véhicule » (pour reprendre une expression que seuls les mahāyānistes utilisent) parle de libération individuelle. Le Mahāyāna parle de 3 pratiques essentielles dans l'esprit d’Éveil d'aspiration :
  • 1°) considérer les autres comme soi-même,
  • 2°) s'échanger contre autrui,
  • 3°) chérir les autres plus que soi-même.

      Le point de vue du Grand Véhicule est de considérer que les autres sont avant tout des autres « soi-mêmes ». Chaque être sensible dans l'univers recherche le bonheur et fuit la souffrance. En cela, nous sommes pareils à tous les êtres de l'univers. C'est pourquoi on peut s'identifier à tout être doué de conscience, essayer de comprendre son point de vue, essayer de se mettre à sa place et de voir les choses à travers ses yeux. Considérer les autres comme soi-même, c'est faire l'effort conscient d'étendre notre capacité d'empathie bien au-delà de notre capacité à l'état naturel.

     Du point de vue du Mahāyāna, les pratiquants du Petit Véhicule sont encore enfermés dans la dualité du moi et de l'autre. Ils ont de la compassion pour des êtres qui ne sont pas eux. Les mahāyānistes développent l'idée qu'on peut transcender cette dualité en développant l'idée que je peux adopter le point de vue de l'autre. Ce n'est pas une identité simple : je ne suis pas l'autre (ce serait de la folie de dire ça), mais je peux sortir de mon propre point de vue, l'angle avec lequel je vois le monde pour imaginer ce qu'est le point de vue de l'autre, sa vision des choses. Je relativise ces notions de moi et d'autre : l'autre est un autre moi, auquel je peux accéder quand je me libère des notions d'identité et d'altérité. Il y a en moi de l'altérité et en l'autre de l'identité auquel je peux m'identifier, au moins relativement. C'est donc un exercice spirituel essentiel pour le Grand Véhicule de se demander de manière répétée ce que cela ferait d'être autrui, de développer donc notre capacité d'empathie.

      Une fois que l'on comprend mieux le « moi » des autres, on comprend mieux ce que les autres recherchent dans l'existence, quels sont leurs intérêts, quelles sont les choses qui les rendent heureux. Et comme le bodhisattva veut le bonheur des autres, il aspire à échanger son propre bonheur contre le malheur des autres. C'est la pratique de tonglen dont j'ai parlé plus haut. Shāntideva considère que l'art de la méditation, c'est précisément apprendre à se voir soi-même comme la personne que les autres vont pouvoir manipuler à leur guise pour assurer leur bonheur et leur satisfaction dans l'existence : « Que les autres servent leur intérêt en usant de ma personne ! Que les autres me rabaissent si ça peut servir leurs objectifs dans la société ! ».

« Sois l'espion d'autrui :
Tout ce qui apparaît sur ce corps,
Dérobe-le
Pour le faire servir aux autres.

Exaltant la réputation d'autrui,
Que j'éclipse la mienne propre !
Comme le dernier des serviteurs,
Que je m'emploie dans l'intérêt de tous !5 »

     L'étape finale de cette amplification de l'empathie est de prôner un altruisme total : c'est l'idée de chérir les autres plus que soi-même. Les autres ne sont plus importants que nous dans l'absolu, mais ils ont une qualité que nous n'avons pas : les autres sont une multitude, et nous sommes un. Ils sont beaucoup plus nombreux que nous, et à ce titre, il est justifié de privilégier leurs intérêts aux dépens des nôtres ! L'idéal du bodhisattva est donc un gigantesque sacrifice au bénéfice des autres.

    Matthieu Ricard se situe dans la tradition du Grand Véhicule comme tout le bouddhisme tibétain par ailleurs. On comprend alors son insistance particulière sur l'empathie dans le cadre d'un « Plaidoyer pour l'altruisme ». On comprend aisément pourquoi il voit dans l'empathie un risque d'être submergé par la détresse des autres, puisque le Grand Véhicule tend à effacer les distinction entre soi-même et autrui. C'est pourquoi il est essentiel de développer en contrepoint de cette empathie trop envahissante ; et cette compassion est indissociable de la vacuité dans le Grand Véhicule. La vacuité permet de voir l'irréalité de cette détresse qui peut nous envahir quand on fait preuve d'empathie envers autrui. Cela relativise grandement cette détresse.

    Mais Shāntideva explique dans la chapitre VIII sur la méditation du Chemin vers l’Éveil (Bodhisattvacaryāvatāra) qu'il est bon de renoncer au monde et de vivre une vie retirée de l'agitation du monde. La première partie du chapitre est consacrée à ce retrait du monde, la seconde au fait de s'identifier aux autres et de se voir soi-même comme le serviteur des intérêts des autres. C'est intéressant. Matthieu Ricard fait constamment l'apologie de la vie contemplative à l'écart du monde. Dans le bouddhisme originel, les moines vivaient dans les villes, dans la société, un peu à l'écart, puisqu'ils ont un mode de vie un peu particulier, mais ils restaient au contact de la société. Tandis que dans le Grand Véhicule, on fait l'apologie d'aller vivre loin dans les montagnes, loin de la société et de son agitation. Il est fort possible que développer à ce point l'empathie a pour conséquence que les tourments des autres devient beaucoup plus difficiles à gérer, puisqu'ils nous atteignent beaucoup plus. J'ai pu constaté par moi-même que cette empathie peut très envahissante : l'impression d'être un vase vide qui se remplit de la détresse et des émotions perturbatrices. Voilà quelque chose de très perturbant et de très déstabilisant ! Parce que, dans l'empathie, il n'y a pas que la détresse qui se communique, il y a aussi et surtout les émotions perturbatrices comme la colère, la jalousie, le manque affectif, qui ont le grand défaut d'être extrêmement contagieuses ! Je me souviens qu'il m'est souvent arrivé de pratiquer la méditation en solitaire, puis d'aller voir des gens et de discuter un moment avec eux. Sur le moment, je me sentais normal, mais quand je rentrais chez moi, je me sentais envahi par la détresse et les émotions des autres, comme si j'étais une éponge émotionnelle.

      Le Grand Véhicule est donc dans une position un peu paradoxale : d'un côté, il veut aider tous les êtres ; de l'autre, il prône qu'il faut se tenir à l'écart des êtres du fait de leur manque de sagesse et leur instabilité émotionnelle ! On peut aussi se demander si cet idéal du Grand Véhicule ne place pas la barre trop haut. Est-on vraiment capable de se sacrifier intégralement pour les autres ? C'est très noble, mais cela semble irréaliste. C'est pourquoi je me mets en perspective les deux approches du bouddhisme ancien et du bouddhisme du Grand Véhicule. Je trouve que le Grand Véhicule a le mérite d'ouvrir la dimension infinie de l'Autre. En cela, il est précieux, mais l'approche du bouddhisme ancien est beaucoup plus à notre portée. J'essaye de trouver un équilibre dans la dialectique spirituelle entre le bouddhisme ancien (ou Petit Véhicule) et le Grand Véhicule. Pour revenir à la polémique qu'a lancé Serge Tisseron, je ne suis pas contre le fait de différencier l'empathie affective de l'empathie cognitive en mettant en valeur une empathie mature qui serait la synthèse harmonieuse de ces deux-là. Par contre, il me semble essentiel de dépasser l'empathie avec l'amour, la compassion, la joie et l'équanimité ainsi qu'avec la sagesse qui nous fait accéder à une véritable dimension de la maturité et d'un altruisme à la portée de tous. Cela demande un travail spirituel de notre part, un changement intérieur des êtres en faveur d'un monde meilleur.










1L'article de Serge Tisseron se trouve aussi sur son site personnel : http://www.sergetisseron.com/   (le 28-2-2016).
2Par ailleurs, Serge Tisseron reproche à Matthieu Ricard de mal comprendre les travaux de Charles R. Figley (2002) sur le burn-out des infirmières et médecins en inversant le terme « fatigue de compassion » en « fatigue d'empathie ». Il semble néanmoins que ce soit un geste délibéré de Matthieu Ricard, et non pas une « erreur » comme le suggère Serge Tisseron dans son titre. Dans le chapitre 27 (Les carences de l'empathie) de son Plaidoyer pour l'altruisme, Matthieu Ricard dit : « On parle parfois de fatigue de compassion. Il serait sans doute plus juste de parler de fatigue de l'empathie (...). L'empathie se limite à une résonance affective avec celui qui souffre. Accumulée , elle peut aisément aboutir à l'épuisement et à la détresse. Mais l'amour altruiste est un état d'esprit constructif qui aide aussi bien celui qui le ressent que celui qui en est le bénéficiaire. Cultiver la bienveillance peut donc remédier aux difficultés posés par le burn-out » (Plaidoyer pour l'altruisme, NiL Éditions, Paris, 2013, p. 370).
3Kôsala Sutta (Soûtra de Kôsala), Udâna, 47.
4Metta Sutta, Sutta Nipâta, I, 8.

5Shāntideva, Bodhisattvacaryāvatāra, VIII, 161 et 163. « Vivre en Héros pour l’Éveil », traduction de Georges Driessens, Points / Sagesses, Paris, 1993.







Ginkgo biloba, vieux de 1400 ans, au monastère bouddhique de Gu Guanyi en Chine





Voir aussi :

-Le bonheur et les autres

    Le bonheur est-il en nous ? Ou se trouve dans notre relation avec les autres ?




     Quel équilibre doit-on trouver entre soi-même et autrui ?


Qu'est-ce que la compassion?

        On pense parfois que la compassion consiste à s'affliger soi-même de la détresse des autres, mais, dans la philosophie du Bouddha, rien de tout cela : la compassion est définie comme le souhait ardent que les autres soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance.


Esprit d’Éveil

     Comment produire l'esprit d’Éveil ou bodhicitta? L'esprit d’Éveil est le souhait que tous les êtres soient libérés de la souffrance et deviennent des êtres pleinement éveillés. Les enseignements du lama tibétain Dza Patrül Rimpotché (XIXème siècle). 





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3 commentaires:

  1. Je n'ai pas fini la lecture de l'article mais il me semble très complet et très juste.
    Le point de départ, c'est souvent "de quoi parle-t-on" et comment ce qui implique de définir précisément les mots selon les approches adoptées, à défaut, cela peut entraîner un dialogue de sourd, les signifiants étant différents d'une approche à l'autre, d'une culture à l'autre.
    Dans le bouddhisme, la définition de la compassion est claire, il s'agit de souhaiter qu'autrui soient libérés de la souffrance et des sources de la souffrance.
    Selon moi, l'empathie, quelle que soit sa forme, est la condition de l'émergence de la compassion qui s'intrique en définitive avec elle. La critique de Serge Tisseron sur un "biais" bouddhiste part du postulat que la psychologie et la psychanalyse sont plus absolument exactes au sujet de leur définition de la compassion alors que les mêmes nuances sont finalement décrites dans le bouddhisme mais sans les nommer de la même manière.
    Pour faire un parallèle, le mot "pitié" est souvent perçu de manière négative aujourd'hui, dans le bouddhisme même, où il est synonyme de commisération en gros. Pourtant, la pitié est strictement équivalent de compassion dans l'approche chrétienne. On passe donc de "tu me fais pitié" (acception actuelle fréquente) à "prend pitié de nous" (acception chrétienne) qu'on pourrait gloser par "prend soin de nous", sois bienveillant avec nous", "épargne nous les souffrances".

    Bref, il existe toujours un référent en matière de langue et il vaut mieux l'expliciter sinon, on s'enferme dans une critique vaine et sans objet autre que construit par soi-même.

    Je pensais à autre chose, j'ai lu un article récent qui m'a paru complètement incongru qui prend le parti, sous couvert de scientificité (mais je ne trouve plus l'article pour le moment), de dire que l'empathie rend malheureux voire est nuisible pour le monde. Bon, outre le fait que dans une optique bouddhiste, on ne recherche pas en soi le fait d'être heureux (mais la libération si on peut dire) au moyen de l'empathie et la compassion, il parait aberrant de condamner l'empathie car, en effet, je me demande bien ce que serait un monde sans empathie, il n'y a qu'à voir les victimes d'accident qui ont des lésions je ne sais plus dans quel lobe du cerveau et se retrouve dépourvus d'empathie ou les psychopathes tueur en série qui présentent manifestement des troubles de ce côté là. Les neurones miroirs ont d'ailleurs été mis en évidence. L'empathie est neutre en soi, c'est son "utilisation", son "appropriation" qui peut poser parfois problème (quand l'émotion guide les actions en somme). Voilà pour le moment.

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  2. Oui, effectivement. J'ai lu cet article et j'aimerai en faire un commentaire demain ou après-demain (quand j'aurai le temps). L'empathie est un point de départ pour la communication entre les humains, pour la morale et pour le développement de la bienveillance et de la compassion. A ce titre, il est inopportun d'essayer de la démolir. Mais l'engouement pour l'empathie ne doit pas cacher non plus qu'il y a des dérives et des mauvaises utilisations de l'empathie : un tueur à gage peut utiliser l'empathie pour mieux comprendre les faits et gestes de sa victime. Un général d'armée peut utiliser l'empathie pour souder ses hommes en disant :"Regardez ! On a fait du mal à des enfants de notre pays. Voilà pourquoi il faut combattre ces salauds". C'est pourquoi l'empathie gagne à se développer dans la compassion, mais aussi dans la sagesse, car l'empathie, même s'il est un embryon de morale, d'altruisme et de bienveillance, peut devenir immorale si elle est utilisée à mauvais escient.

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  3. En ce qui concerne Serge Tisseron, effectivement, la discussion sur les termes est vraiment un préalable important. Il reproche à Matthieu Ricard de réduire l'empathie à sa seule dimension d'empathie affective et aussi de donner à la compassion un sens bouddhiste. En français, le mot "compassion" vient du latin "souffrir avec". La compassion au sens occidental implique un sens de se charger de la souffrance de l'autre, tandis que, dans le bouddhisme, il s'agit pour reprendre vos propres mots de "de souhaiter qu'autrui soient libérés de la souffrance et des sources de la souffrance". Or dans le bouddhisme ancien, cette compassion doit être associée au détachement et dans le Grand Véhicule la compassion est associée de manière intime à la vacuité.

    Mais la question de Serge Tisseron au-delà de toute cette terminologie est, je pense: a-t-on besoin de méditation pour développer en nous l'empathie et l'altruisme? Personnellement, je pense que les méthodes psychologiques comme les 3 types d'empathie dont parle Tisseron sont intéressantes, mais pratiquer la méditation de bienveillance, de compassion, de joie et d'équanimité est vraiment une voie plus puissante.

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