Joseph Wright of Derby, Une expérimentation sur un oiseau dans une pompe à air, 1768. |
Je voudrais me pencher sur ce tableau du XVIIIème siècle,
tout-à-fait typique de la période des Lumières : « Une
expérimentation sur un oiseau dans une pompe à air » de
Joseph Wright of Derby réalisé en 1768 et conservé à la National
Gallery de Londres. On peut y voir une soirée familiale toute
entière dévouée à la science, puisqu'un scientifique fait une
démonstration de la pompe à air inventée par Robert Boyle un
siècle plus tôt. Un malheureux oiseau, un cacatoès en
l’occurrence, fait les frais de cette expérience, puisqu'il gît
dans la bulle de la pompe air, succombant à l'asphyxie. À
l'époque, il était courant d'organiser ce genre de soirée dans les
familles de haute extraction : on assistait aux expérimentations
scientifiques en famille comme on assistait à un spectacle de magie.
Aujourd'hui, cela paraîtrait étrange, même dans une famille
d'ingénieurs ou de scientifiques de faire des expériences
scientifiques au repas familial du samedi soir, surtout s'il agit de
faire passer de vie à trépas un pauvre oiseau sans défense devant
les enfants !
La
réaction des deux petites filles est intéressante. Elles détournent
le regard et pleurent pour le petit oiseau. Tout le tableau semble
dire : ce ne sont que des fillettes, elles réagissent avec tout
le sentimentalisme de la gent féminine. Le père s'applique
d'ailleurs à les réconforter : il semble dire que c'est pour
le bien de la science et que l'oiseau n'a pas vraiment souffert. Il
est vrai que la science est une affaire d'hommes, car la science
exige d'écarter tout sentimentalisme, tout chagrin déplacé. Quant
à la plus grande des sœurs, elle n'a d'yeux que pour le beau garçon
à côté d'elle. J'imagine que quand une féministe se promène dans
les couloirs de la National Gallery de Londres et qu'elle tombe sur
ce tableau, elle doit n'avoir qu'une envie : lacérer au plus
vite ce tableau emblématique de la pensée scientiste machiste et
misogyne. Les véganes et les défenseurs de la cause animale doivent
aussi se sentir mal à l'aise devant ce tableau qui vante le progrès
de la science qui passe par le sacrifice nécessaire d'un petit
animal innocent.
Et
justement, ce tableau me semble intéressant par ce qu'il laisse
entendre : il y a d'un côté, la Raison virile, objective, qui
ne se laisse pas influencer par la sensibilité et le
sentimentalisme, et de l'autre, ce monde subjectif de l'empathie, de
la compassion, de la possibilité de se laisser affecter par la
douleur et la détresse d'autrui. Pour les hommes sérieux et
austères qui peuplent ce tableau, le petit oiseau n'est même pas un
« autrui », une personne, un être sensible dont il
serait juste de prendre en compte son ressenti. À
l'époque, c'était la théorie de l'animal-machine de René
Descartes qui prévalait dans ce monde des hommes de lettre et de
science. Les animaux dans cette théorie ne sont que des automates
incapables de produire une pensée, un acte de raison, incapable
aussi d'être vraiment conscient de ce qui leur arrive. Cette
idéologie facilite grandement l'utilisation sans vergogne des
animaux à des fins scientifiques.
Ce
tableau annonce l'expérimentation animale pratiquée à grande
échelle dans les laboratoires scientifiques du XXème et
XXIème siècles. Certes, la dissection anatomique
existait depuis l'Antiquité, mais ce n'est qu'au XVIIIème
et XIXème siècle que va se développer l'idée de
l'expérimentation animale et la vivisection avec des personnalités
comme Georges Cuvier ou Claude Bernard. Ce dernier justifiait les
mauvais traitements occasionnés aux animaux au nom de la science en
disant dans une perspective très cartésienne : « Le
physiologiste
n’est pas un homme du monde, c’est un savant [...], [il] est
saisi et absorbé par une idée scientifique qu’il poursuit : il
n’entend pas les cris des animaux, il ne voit plus le sang qui
coule, il ne voit que son idée »1.
L'idéologie scientiste inspirée par les Lumières opère donc une
disjonction totale entre les « idées » que la Raison
peut échafauder pour comprendre le monde naturel et la sensibilité
qui s'insurge inévitablement face au cri de douleur des animaux. Les
lumières de la Raison renvoie aux ténèbres de l'ignorance et de la
superstition l'empathie et la sollicitude.
Les
philosophes des Lumières se sont eux-mêmes vus comme ceux qui
allaient apporter les lumières de la Raison au monde enfermé dans
les ténèbres de l'ignorance. Le tableau de Joseph Wright se déroule
d'ailleurs de nuit avec deux sources de lumières : une lumière
qui provient de derrière l'espèce de bocal phosphorescent et qui
illumine l'expérimentateur et éclaire la puissance de sa
démonstration, tandis que la lueur de la lune traverse les carreaux
de la pièce. On dit que Joseph Wright of Derby espérait rentrer
dans la Lunar Society, une prestigieuse société de science
où Erasmus Darwin, le grand-père de Charles, avait ses entrées.
Mais peut-être voulait-il seulement symboliser les lumières
naturelles de la Raison qui brille dans la noirceur des ténèbres,
mettant ainsi en parallèle les idées raisonnables que Dieu ou la
Nature a placé en nous et l'effort minutieux et persévérant des
hommes pour construire patiemment un savoir sur ce monde naturel.
Néanmoins,
ce tableau montre une ombre dans ce siècle des Lumières : les
Lumières ne voulaient pas seulement promouvoir l'avancée des
sciences et des techniques ; les Lumières adjoignait ces
avancées avec le progrès moral et politique, l'idée qu'un monde
meilleur s'ouvrait à nous, où il n'y aurait aucun
laissé-pour-compte. Mais justement, les animaux sont les grands
oubliés de ce schéma progressiste. Ce culte de la Raison a ouvert
un chapitre sanglant de l'Histoire de la cruauté des hommes envers
les animaux, cruauté perpétrée au nom de l'idée même de progrès.
Or les progrès de la science ont justement montré la proximité de
l'homme et de l'animal, la capacité de l'animal à éprouver la
douleur et le fait que les hommes et les animaux partagent une
capacité d'empathie. Or cette empathie est une source naturelle pour
la morale. C'est en comprenant la détresse que peuvent subir
d'autres personnes que je peux commencer à me dire que je dois les
aider, que je ne dois pas faire ce qu'on ne voudrait pas qu'on me
fasse. Disqualifier l'empathie comme le fait le tableau de Joseph
Wright en réservant les réactions émotionnelles aux deux petites
filles de la famille, cela revient à disqualifier une source du
progrès moral de l'humanité, donc in fine les Lumières
elles-mêmes. Continuer aujourd'hui le projet des Lumières, c'est
retrouver l'empathie, acter le fait que les animaux sont dotés d'une
sensibilité qui peut entrer en résonance avec la sensibilité
humaine.
1Claude
Bernard, cité par Georges Chapouthier, « L'évolution de
l'expérimentation animale : Claude Bernard et la période clé
du XIXème siècle »,
http://www.equipe19.univ-paris-diderot.fr/Colloque%20animal/Chapouthier%20Expe%20XIX%C2%B0.pdf
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du végétarisme et du véganisme ici.
clair-obscur, c'est vraiment le mot juste, très ben choisi sur tous les plans. Allez, on va bien finir par réconcilier science et sensible prochainement (si le monde ne s'effondre pas avant) et arrêter les oppositions construites homme=raison, femme=émotion, c'est insupportable.
RépondreSupprimerJe signale une petite erreur grammaticale très fréquente, c'est "gent" féminine et non "gente", comme la "gent masculine", la "gent ailée", mais l'erreur est si fréquente aujourd'hui qu'elle fait partie de la norme d'usage, et comme je ne suis pas un "grammarnazi", cela ne m'importe pas beaucoup en fait.
Merci, Degun, pour ce commentaire. Je prends bonne note de mon erreur et la corrige immédiatement. J'aurais appris quelque chose aujourd'hui !
RépondreSupprimerMerci pour cette analyse, ça me donne envie de réutiliser ce tableau avec mes élèves en HLP !
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