Jérôme Bosch, La Nef des Fous, vers 1500, musée du Louvre. |
Durant
mes études en philosophie, j'avais du travailler sur cette querelle
qui s'est étalée sur de nombreuses années et qui a opposé Jacques
Derrida et Michel Foucault à propos d'un passage assez court de
l'Histoire de la Folie à l'âge
classique de Foucault. Je ne
peux pas regarder ce tableau de la Nef des Fous de Jérôme Bosch
sans penser à ce livre de Michel Foucault. Peut-être reparlerai-je
un jour de cette controverse, mais pour faire très bref, Foucault
développe l'idée qu'au XVIIème
siècle, les fous ont subi ce qu'il appelle un Grand Enfermement.
Auparavant, au Moyen-Âge
et à la Renaissance, les fous se promenaient en liberté : on
les moquait, on en prenait pitié ou on leur jetait des cailloux, on
les prenait comme contre-exemple moral, on s'essayait à les
exorciser ou on les laissait divaguer dans leur coin. Ce n'était pas
nécessairement de la bienveillance et de l'indulgence : si on
les laissait libre, les fous étaient surtout libres de partir.
Partir et cheminer de villes en villes, aller chercher une
hypothétique rédemption, une éventuelle rémission de leur folie
dans un lointain pèlerinage.
Foucault
décrit son Histoire de la Folie comment on chargeait les marins et
les bateliers d'emmener avec eux quelques fous pour les emmener loin
de la Cité et de son industrieuse et sérieuse occupation :
« Il ne faut pas réduire
la part d’une efficacité pratique incontestable ; confier le
fou à des marins, c’est éviter à coup sûr qu’il ne rôde
indéfiniment dans les murs de la ville, c’est s’assurer qu’il
ira loin, c’est le rendre prisonnier de son propre départ. (…)
Cette navigation du fou, c’est à la fois le partage rigoureux, et
l’absolu Passage. Elle ne fait, en un sens, que développer, tout
au long d’une géographie mi-réelle, mi-imaginaire, la situation
liminaire du fou à l’horizon du souci de l’homme médiéval –
situation symbolique et réalisée à la fois par le privilège qui
est donné au fou d’être enfermé aux portes de la ville :
son exclusion doit l’enclore ; s’il ne peut et ne doit avoir
d’autre prison que le seuil lui-même, on le retient sur le lieu du
passage. (…) Il est le Passager par excellence, c’est-à-dire le
prisonnier du passage1 ».
Symptôme
de cette conception du fou, le succès énorme de la « nef des
fous » popularisée au tournant du XVème
et du XVIème
siècle. Notamment le succès retentissant à travers toute l'Europe
d'un livre intitulé justement « La
Nef des Fous » de
Sébastien Brant (« Das
Narrenschiff » en
allemand, « Stultifera
Navis » en latin). Brant
y dénonce les travers de la société en comparant celle-ci à une
nef des fous partant à la dérive et allant inévitablement à sa
propre perte. Ce livre va influencer la Nef des fous de Jérôme
Bosch bien entendu, mais aussi Érasme qui réagira au pessimisme
foncier de Brant en rédigeant son plus célèbre ouvrage « L’Éloge
de la Folie ». Plus tard
dans le XVIème siècle, Michel de Montaigne méditera sur le peu
d'écart qui nous sépare de la folie après avoir rendu visite au
poète Le Tasse en Italie.
Albrecht Dürer , Narrenschiff - La Nef des fous, gravure de 1498 |
Mais
au XVIIème
siècle, cette étrange libéralité accordée aux fous et aux
insensés se referme. On se met en tête de contenir la folie et de
l'écarter définitivement de la normalité. On commence alors à
mettre les fous en prisons comme on le fait avec les criminels, les
filles de mauvaises vies et les clochards. Ce mouvement d'enfermement
répond tant à une logique de charité chrétienne que de volonté
répressive et de mise au pas d'une société qui ne peut plus
admettre de déviants dans ses rangs.
Michel
Foucault choisit d'illustrer ce mouvement de société vers le grand
Enfermement par un passage des Méditations
Métaphysiques de René
Descartes. Pour rappel, Descartes décide de se livrer à une
méditation où ce qu'il appelle le « doute hyperbolique »
(doute excessif) va détruire toutes les certitudes qui sont les
siennes. Il suffit que ses certitudes aient été une seule fois mise
en échec pour que cette doute hyperbolique viennent ravager ses
convictions les plus établies. Le but est de trouver un point de
certitude absolu, un roc indestructible sur lequel il pourra prendre
appui : c'est le fameux « Je pense, donc je suis »
(cogito ergo sum)
qui fonde la certitude d'exister sur lequel que l'on est entrain de
penser, donc d'exister. Si on n'existait pas, on ne pourrait pas
penser. Mais là, je m'avance. Le première chose que le doute
hyperbolique remet en question, ce sont les sens : notre vision
nous donne l'impression que le Soleil est de la taille d'une tarte et
que celui-ci tourne autour de notre bonne vieille Terre bien plate.
Il n'en est rien évidemment. C'est pourquoi il faut remettre en
question tous ces facultés sensorielles lointaines qui peuvent à
certaines occasions nous illusionner comme les mirages dans le
désert, les fata morgana sur une route l'été, l'écho dans la
montagne, etc... Mais les perceptions proches, on ne peut pas les
remettre en question ? Non ? On est certain d'être là,
d'être assis sur une chaise, de manger, de lire un livre, écrire
quelque chose.
Et
les fous ? s'interroge Descartes dans la première Méditation :
« Mais peut-être
qu'encore que les sens nous trompent quelquefois touchant des choses
fort peu sensibles et fort éloignées, il s'en rencontre néanmoins
beaucoup d'autres desquelles on ne peut pas raisonnablement douter,
quoique nous les connaissions par leur moyen: par exemple, que je
suis ici, assis auprès du feu, vêtu d'une robe de chambre, ayant ce
papier entre les mains, et autres choses de cette nature. Et comment
est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps soient à moi?
si ce n'est peut-être que je me compare à certains insensés, de
qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires
vapeurs de la bile, qu'ils assurent constamment qu'ils sont des rois,
lorsqu'ils sont très pauvres; qu'ils sont vêtus d'or et de pourpre,
lorsqu'ils sont tout nus; ou qui s'imaginent être des cruches ou
avoir un corps de verre. Mais quoi! Ce sont des fous, et je ne serais
pas moins extravagant si je me réglais sur leurs exemples ».
Certes
dans la folie, on peut douter de ce qui nous arrive là maintenant,
on peut douter de ce qu'on est en train de faire là maintenant ?
N'y a-t-il pas des fous qui se prennent pour des rois ou pour
Napoléon ? Les insensés n'ont-ils pas toutes sortes de
croyances les plus farfelues les unes que les autres ? Pour
autant, peut-on vraiment prendre ces cinglés comme exemple de notre
investigation philosophique et notre méditation ? Non, bien
entendu. Par cette formule « Mais
quoi! Ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant si je
me réglais sur leurs exemples »,
René Descartes congédie les fous du champ philosophique. Ils n'ont
rien à nous dire, la Raison n'a pas à méditer leur exemple. Les
fous n'ont plus droit de cité dans la pensée occidentale. Foucault
y voit un geste similaire dans le Grand Enfermement. Descartes aurait
pratiqué dans sa philosophie ce que la société aurait fait par
rapport aux fous : tout faire pour ne plus les voir, les
contenir au maximum et laisser la raison régir le champ de la pensée
et de l'ordre social.
C'est
ce petit parallèle que Foucault a tracé entre le geste
philosophique de Descartes et l'exclusion pratiquée dans la société
de l'époque qui a fait réagir Jacques Derrida. Non, dit-il,
Descartes n'a pas exclu les fous et la folie du champ philosophique.
Simplement, il a choisi dans les Méditations
Métaphysiques de prendre
l'exemple du rêve pour remettre en doute toutes les certitudes,
parce que le rêve est une sorte de folie plus puissante que la
simple folie. D'abord, tout le monde est sujet aux rêves, pas
seulement les fous. Ensuite, le rêve nous permet d'imaginer toutes
sortes de situations beaucoup plus variées que la folie. Et quand on
rêve, on est vraiment persuadé que ce rêve est réel. C'est au
réveil que le rêve s'avère être un rêve. Ensuite, Descartes
envisage l'existence d'un Malin Génie, capable de nous tromper et de
nous égarer complètement en toutes choses, capable de faire en
sorte que deux et deux ne fassent pas quatre, mais cinq ou six. Pour
Derrida, cette invention du Malin Génie confine à l'hypothèse
d'une folie totale. La folie ne serait donc pas exclue du camp
philosophique par Descartes, mais trouverait son apothéose dans la
figure du Malin Génie.
Voilà
dans les grandes lignes cette controverse hargneuse qui a opposé
Michel Foucault à Jacques Derrida. Je ne parlerai pas ici des
arguments que l'un et l'autre ont développé pour étayer leur
thèse. Je reviendrai peut-être un jour sur ce débat, mais toujours
est-il que je ne peux pas regarder ce tableau de Jérôme Bosch, la
Nef des Fous, sans penser à cette controverse.
Ce
tableau de Bosch est intéressant : il nous montre une
embarcation fort précaire, hautement instable. Pas de gouvernail, un
arbre qui sert de mât, un moine et une bonne sœur ripaillent avec
les autres et forme une joyeuse assemblée dans le désordre et la
débauche, symbole du chemin de perdition, une sorte de cuillère
géante en guise de rame, une sorte de fou du roi qui médite gravement au-dessus, un peu à l'écart. On se demande à quoi pense
son « cerveau tellement
troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile »
pour reprendre les mots même de Descartes. Deux des fous ne sont
même plus sur le bateau. Sont-ils tombés à l'eau ? Nagent-ils
avec le bateau ? On ne le sait pas. Un étendard marqué de la
lune, symbole des fous et des lunatiques, flotte au vent. Une cuisse
de poulet est accrochée au mât de fortune. Mais que vient faire là
cette cuisse de poulet ? Dans le branchage, en haut de
l'arbre-mât, se trouve une chouette. Or la symbolique de cet animal
est quand même fort symbolique. La chouette est dans l'Antiquité la
compagne d'Athéna, déesse de la sagesse. En même temps, comme la
lune, c'est une créature de la nuit et un symbole païen, contraire
à la droite voie chrétienne.
La
nef des fous suit en effet le chemin opposé à celui prescrit par
Jésus-Christ. La nef est un symbole fort du christianisme. De
nombreux épisodes bibliques se passent sur un navire. Pensons à
l'arche de Noé, à Jonas qui navigue sur les mers pour fuir sa
mission sacrée et qui finit dans le ventre de la baleine, l'épisode
en Galilée où Jésus s'endort en mer en pleine tempête, les moment
où il prêche à partir d'une barque. On peut penser aussi à la
« nef » d'une église, la partie de l'église où se
concentrent les fidèles.
Giotto di Bondone, Navicella, autour de 1305–1313. |
La
Nef des Fous décrit à la fois une réalité sociale, le fou enfermé
dans son errance et son passage, et une allégorie morale : la
folie du péché qui détourne l'homme de Dieu, du droit chemin,
d'une vie vertueuse. Pourtant, cette cacophonique embarcation nous
parle à nous, à notre condition humaine, même si on ne met plus
les fous sur des bateaux pour qu'ils dérivent vers un éternel
ailleurs, et la religion a largement cédé du terrain à cette
société profane et déchristianisée. Ce tableau nous parle de la
folie, du chaos, de l'excès et de la déraison. Il y a peut-être
une sagesse à reconnaître cette folie en nous, dans notre nature
humaine. La chouette, symbole de sagesse, demeure au-dessus de cette
nef et semble nous dire quelque chose. La folie est-elle l'opposé de
la sagesse ou de la raison ? Le sage sait qu'il y a une part de
folie, une part de nuit en lui et ne la nie pas. Il ne la laisse pas
non plus proliférer. Le droit chemin est une voie bien aride s'il
n'y avait les chemins de traverse.
Cela
me rappelle une légende de l'Inde ancienne. Un roi entend un devin
lui annoncer qu'une pluie empoisonnée va s'abattre sur le pays, et
quiconque boira de cette eau de pluie deviendra fou. Sachant cela, le
roi fait de provision d'eau dans des citernes fermées de sorte
qu'elles ne soient pas contaminées par l'eau de pluie maléfique. La
pluie tombe, et tous les citoyens du royaume deviennent fou, sauf
notre roi qui boit de l'eau pure. Tout le monde dans le royaume
délire complètement, mais finalement les sujets du roi s'en
prennent à leur roi, car celui-ci leur apparaît comme vraiment trop
bizarre. Tous les citoyens fous du royaume finissent par décréter
que leur roi est devenu fou. Las, le roi comprend que c'est son
attitude raisonnable qui le rend suspect aux yeux de ses sujets
délirants. Le roi finit par consentir à boire de l'eau de pluie
maléfique et à devenir fou comme tout le monde, c'est-à-dire à
redevenir normal aux yeux de ses concitoyens lunatiques. Ce monde
entier est peut-être effectivement une immense nef des fous dans
laquelle la sagesse est une autre forme de la folie...
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