Mr
Robot et le Malin Génie
Attention !
Cet article contient des spoilers. Vous voilà prévenu !
J'ai
récemment rédigé un article intitulé « La
Nef des Fous » qui évoquait notamment la controverse entre
Michel Foucault et Jacques Derrida sur le rôle de René Descartes
dans l'Histoire de la folie à l'âge classique. Pour résumer
très schématiquement l'opposition entre Derrida et Foucault,
Foucault pense que Descartes a exclu la folie du champ de la
philosophie dans ses Méditations. Notamment la formule sans appel
selon Foucault que Descartes emploie pour congédier les fous de la
méthode du doute hyperbolique : « Mais quoi, ce sont
des fous ! Et je serais bien extravagant de me régler sur leur
exemple ». Et cette exclusion de la folie du champ
philosophique correspond à ce phénomène social que Foucault décrit
comme le Grand Enfermement, le fait qu'au XVIIème siècle
la mentalité envers les fous a complètement changé, et ce
changement s'est traduit par la politique d'enfermer et brider le
plus possible les personnes considérées comme folles. Derrida pense
au contraire que la folie n'a pas été exclue du champ philosophique
par Descartes, mais qu'elle s'est manifestée sous sa forme la plus
puissante dans la personne du Malin Génie.
Dans
sa première Méditation, Descartes essaye de tout remettre en
question : tout ce qui n'est pas absolument fiable est rejeté
systématiquement comme n'étant pas un point fixe d'Archimède, un
roc indestructible sur lequel on pourrait bâtir l'édifice d'une
connaissance et d'une philosophie absolument certaine. Il se rend
compte que les sens peuvent parfois vous tromper. Quand on regarde le
soleil, on a l'impression qu'il a la taille d'une tarte au citron,
alors qu'il n'en est rien. Les sens sont donc rejetés en bloc. Les
croyances habituelles (qui je suis, mon métier, mon identité, ce
que je fais là maintenant) peuvent être remises quand on est en
présence d'un fou. Ces croyances habituelles doivent être rejetées
aussi en bloc. Le rêve est une forme de folie encore plus
généralisée et universelle qui touche chaque nuit
tous les êtres humains. On ne peut donc pas être sûr d'être là,
à voir ce qu'on voit et à faire ce qu'on fait. Mais pourtant même
dans le rêve, certaines vérités continuent à être vraies :
deux et deux font quatre, je ne peux être à la fois dans un lieu et
ne pas y être.
C'est
pourquoi Descartes invente la figure étrange du Malin Génie, une
sorte de Dieu pas très catholique qui s'amuse grandement à nous
tromper systématiquement en toutes choses : « Or,
que sais-je s'il n'a point fait qu'il n'y ait aucune terre, aucun
ciel, aucun corps étendu, aucune figure, aucune grandeur, aucun
lieu, et que néanmoins j'aie les sentiments de toutes ces choses, et
que tout cela ne me semble point exister autrement que je le vois? Et
même, comme je juge quelquefois que les autres se trompent dans les
choses qu'ils pensent le mieux savoir, que sais-je s'il n'a point
fait que je me trompe aussi toutes les fois que je fais l'addition de
deux et de trois, ou que je nombre les côtés d'un carré, ou que je
juge de quelque chose encore plus facile, si l'on se peut imaginer
rien de plus facile que cela? »
Descartes invente donc ce Malin Génie qui peut briser toutes les
règles les plus évidentes de la logique et de la mathématiques, ne
laissant aucun espace à une certitude d'aucune sorte.
Aux
prises avec ce Malin Génie, il ne reste plus à admettre que rien,
absolument rien ne soit certain : « Je
supposerai donc, non pas que Dieu, qui est très bon, et qui est la
souveraine source de vérité, mais qu'un certain malin génie, non
moins rusé et trompeur que puissant, a employé toute son industrie
à me tromper; je penserai que le ciel, l'air, la terre, les
couleurs, les figures, les sons, et toutes les autres choses
extérieures, ne sont rien que des illusions et rêveries dont il
s'est servi pour tendre des pièges à ma crédulité; je me
considérerai moi-même comme n'ayant point de mains, point d'yeux,
point de chair, point de sang; comme n'ayant aucun sens, mais croyant
faussement avoir toutes ces choses; je demeurerai obstinément
attaché à cette pensée; et si, par ce moyen, il n'est pas en mon
pouvoir de parvenir à la connaissance d'aucune vérité, à tout le
moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement: c'est
pourquoi je prendrai garde soigneusement de ne recevoir en ma
croyance aucune fausseté, et préparerai si bien mon esprit à
toutes les ruses de ce grand trompeur, que, pour puissant et rusé
qu'il soit, il ne me pourra jamais rien imposer ».
Tout ce que l'on vit, tout ce que l'on expérimente, tout ce qui nous
semble logique et indéniable, tout cela n'est peut-être qu'un tour
malicieux du Malin Génie : une illusion sans fondement. Dès
lors, il ne reste plus qu'à suspendre son jugement.
La
suspension du jugement était un exercice spirituel pratiqué par les
sceptiques et disciples de Pyrrhon. Rien n'étant absolument certain
et rien n'étant absolument identifiable comme bon ou mauvais, il
vaut mieux suspendre son jugement. Pour autant, les sceptiques
admettaient globalement les apparences de la vie quotidienne. Ils
remettaient en question les vérités lointaines de la métaphysique :
la question de l'existence de Dieu, de la durée et de l'étendue de
l'univers, de la consistance du temps et ainsi de suite... Mais la
pièce où nous nous trouvons, l'eau que nous sommes en train de
boire, le feu qui nous chauffe dans l'âtre, le jour ou la nuit, tout
cela peut être accepter apparences de la vie quotidienne. Avec son
Malin Génie, Descartes pratique le doute hyperbolique (hyperbolique
signifiant ici « excessif, exagéré ») : tout peut
être remis en question, tout peut se désagréger dans le chaos de
l'incertitude, y compris les réalités les plus élémentaires. On
pourrait même parler de folie hyperbolique où on n'est pas sûr
d'avoir un corps et des facultés sensorielles : tout ce qui
donné à vivre ou à ressentir n'est peut-être que la malice de ce
Malin Génie.
À
la fin de cette première méditation, Descartes nous laisse en plan
avec ce Malin Génie. Et c'est un peu la situation dans laquelle se
trouve le spectateur de la série américaine « Mr Robot ».
Eliott Alderson est un jeune hacker de génie qui décide de venger
son père qui est mort suite à la pollution engendrée par les
activités industrielles d'E-Corp, un multinationale qui ne jure que
par le profit au mépris de toute considérations humaines et pour
laquelle son père travaillait. Eliott appelle d'ailleurs cette
multinationale « Evil-Corp » : un sorte d'hybride
monstrueux entre Goldman Sachs et Monsanto. Au tout début de la
série, il décrie comme : « une
conspiration plus grande que nous tous, de puissants groupes de gens
qui gouvernent secrètement le monde, des gens qu'on ne connaît, qui
sont invisibles, le 1% au sommet des 1% de gens au sommet, des gens
qui jouent à être Dieu sans la moindre permission ».
Il
fait alors la rencontre d'un mystérieux personnage : Mr. Robot.
Celui-ci l'amène à une bande de hackers qui a pour nom « F
Society » et dont le but est de détruire justement la banque
de données de E-Corp, créant un chaos au niveau mondial dont le
système bancaire des prêts et des dettes. Le problème est
qu'Eliott est constamment confronté sa propre folie, sa psychose qui
rend sa relation au monde particulièrement chaotique et complexe.
Surtout qu'il a la manie de hacker toutes les personnes qui
l'entourent et de faire parfois justice au mépris des conséquences.
Cela l'entraîne dans des situations de plus en plus périlleuses,
spécialement quand il réalise que Mr Robot n'est autre que son père
et qu'il n'est rien qu'un personnage imaginaire qu'il ne parvient pas
à dissocier de la réalité, et qu'il est lui-même le fondateur et
leader de la F Society.
Tout
élément de croyance se trouve déstabilisé et réduit à néant
chez Eliott. Régulièrement, il a des absences et ne sait pas ce que
Mr Robot a fait justement en son absence. C'est comme si Eliott était
au prise avec un Malin Génie qui l'empêche d'avoir aucune certitude
en ce monde, qui le manipule au profit d'organisations souterraines
comme l'inquiétante Dark Army, un groupe de hackers chinois
visiblement liés à des instances obscures de la République
Populaire de Chine. À
moins que le Malin Génie ne soit son père qui le manipule en
permanence, à moins qu'Eliott ne soit lui-même le Malin Génie dans
le système informatique, une sorte de Dieu dans la machine, qui
cherche à détrôner Evil Corp. Qui manipule qui ? Qui contrôle
qui ? Qui invente la réalité de qui ? Dans cet
effondrement des certitudes, ne reste plus que la folie hyperbolique
où une suite ininterrompue de 0 et de 1 peuvent faire en sorte que
deux et trois fasse quatre ou six.
Au
début de la saison 2 des Méditations
Métaphysiques, Descartes
proposait une solution simple et limpide pour ne pas laisser son
lecteur dans la perplexité. C'est le célèbre Cogito : « Je
pense, donc je suis ». Si le Malin Génie m'a plongé dans le
doute total et si je ne suis plus en mesure d'être certain de quoi
que ce soit, tout est incertain, douteux, sauf le fait que je suis en
train de douter. Si je doute, cela veut dire que je pense. Et pour
penser, il faut bien que j'existe. Donc : « Je pense, je
suis ». 1ère certitude, 1er roc de certitude, 1er point fixe
d'Archimède. Au passage, notons quand même c'est là un incroyable
tout de passe-passe métaphysique. Pour moi, le Cogito, c'est le
sophisme des sophismes. Ce qui est fou, c'est à quel point ce
raisonnement, j'ai envie de dire cette entourloupe, a fasciné les
philosophes occidentaux, au point d'y voir un point de départ de la
pensée moderne.
Deuxième
temps de la réhabilitation de la certitude : prouver
rationnellement l'existence de Dieu avec une autre entourloupe de
génie. Cela se passe dans la saison 3 des Méditations
Métaphysiques. Si je suis et
que je pense, je peux avoir l'idée de Dieu dans mes pensées. Dieu
est par définition parfait, bon, merveilleux. En bref, il a toutes
les qualités. Or nous sommes de toute évidence un être imparfait
et Dieu, s'il existe, est un être parfait. Oui mais, nous dit
Descartes, comme un être imparfait qui n'a jamais vu ou conçu la
perfection pourrait avoir l'idée de la perfection ? C'est
forcément qu'un être parfait, appelons-le Dieu, lui a mis dans la
tête ! Et c'est être parfait existe nécessairement.
Pourquoi ? Il lui manquerait la qualité d'exister, donc il ne
serait pas parfait. Donc Dieu existe nécessairement. Convaincant ?
Pas vraiment ? Il y a de quoi rester sceptiques, effectivement.
Je me rappelle d'une anecdote où Bertrand Russel où une
illumination soudaine où il avait « compris » la preuve
ontologique de l'existence de Dieu. Toute l'après-midi, il s'était
promené imprégné de la conviction de l'existence de Dieu,
enthousiaste et euphorique ; et puis le soir venu, il s'est
rendu compte que ce n'était là que des sottises. Mais pour
Descartes, c'était convaincant, c'était du solide. Et si Dieu
existe, comme il est parfait, il ne peut pas être trompeur. C'est à
ce moment-là que Descartes appuie sur la touche « delete »
pour le Malin Génie. À
partir de là, il ne reste plus à Descartes que prouver l'existence
du monde qu'il appelle « substance étendue » (facile
puisque Dieu existe), le corps, l'âme, la relation du corps et de
l'âme, la vérité, la lumière de la vérité et toutes sortes de
choses magnifiques. Le doute hyperbolique avait dès le départ le
rôle paradoxal de permettre de bâtir une nouvelle certitude.
Mais
Eliott, lui, ne trouve pas la touche « delete » pour
effacer son Malin Génie du champs de sa conscience. Mr Robot le
hante et s'empare régulièrement de lui. Eliott est constamment
tiraillé par les choix qu'il a à poser ou l'absence de choix auquel
il est confronté. Est-il ou non justifié de détruire le système
bancaire d'E-Corp ? À quel
prix ? Par quel moyen ? Avec quelles conséquences ?
Mr Robot a l'air de penser que tous les moyens sont bons et que la
fin justifie les moyens pour mettre fin au système de la créance
continuelle et de la dette insoutenable ; Eliott est traversé
par plus de scrupules, comme quand il refuse de provoquer une
explosion dont la déflagration détruirait Mountain Steel, le
gigantesque data center d'E-Corp. Il pense pouvoir être libre de la
F Society (alors qu'on apprendra plus tard qu'il en est le cerveau).
Eliott,
de manière assez égocentrique, se considère comme une sorte de
dieu en guerre contre le système qu'il peut manipuler à sa guise et
en guerre contre les dirigeants d'E-Corp qu'il accuse de « jouer
à être Dieu sans permission ». Pour autant, Eliott,
albatros dans le ciel numérique, reste extrêmement maladroit quand
les conséquences de ses actes sur le net produisent exactement
l'inverse de l'effet recherché dans la vie réelle. Shayla, sa
voisine, traite avec Fernando Vera, un dealer psychopathe dangereux
pour procurer à Eliott de la suboxone que ce dernier prend en
parallèle avec de la morphine. Vera viole et frappe Shayla alors que
celle-ci est dans un état de léthargie suit eà l'absorption de
drogue. Eliott décide de se venger et de se débarrasser de Vera en
piratant ses comptes Facebook et Twitter dont il se sert pour dealer
sa drogue et en balançant toutes ces informations à la police. Mais
Vera finit par comprendre que c'est Eliott qui est la cause de sa
chute. Il fait kidnapper Shayla pour obliger Eliott à pirater la
sécurité informatique de sa prison et le faire libérer. Cela
conduira à une issue tragique pour Shayla.
Par
ailleurs, dans son isolement, Eliott n'a pas l'air de prendre toute
la mesure des puissances politiques qui sont en jeu dans l'histoire.
Même si E-Corp a l'air de subir de plein fouet la crise provoquée
par la destruction de la banque de données de Steel Mountain, à la
toute fin de la première saison, Philip Price, le patron d'E-Corps
et Whiterose, le chef ou la cheffe de la Dark Army, dégustent une
verre de vin lors d'une soirée très mondaine et se comparent à
Néron contemplant Rome en feu. Pour autant, dans la deuxième
saison, quand Eliott essaye de contacter la Dark Army pour savoir
quelle est la deuxième phase du plan. Darlene, la soeur d'Eliott,
qui espionne les membres de la Dark Army, se rend que ceux-ci sont
très perplexes, puisqu'ils pensent que c'est Eliott lui-même qui a
pensé et lancé la seconde phase du plan. Qui contrôle qui ?
Qui manipule qui ? Qui est le Malin Génie de qui ?
Dans
le début de la saison 2, Eliott séjourne chez sa mère avec un
horaire de ses journées très réglé, tout cela afin de ne plus
être sous l'emprise de son Malin Génie de père. Pour autant, cela
ne fonctionne pas : Eliott et Mr Robot s'affrontent au jeu
d'échec pour savoir qui va prendre le contrôle de son corps, et
chaque partie se termine par un pat, un match nul qui préserve
l'équilibre des forces. Cela fonctionne d'autant moins qu'il n'est
pas chez sa mère, mais en prison, prison où il a tout fait pour s'y
faire incarcérer, mais pourtant dont la réalité est trop violente
pour être acceptée telle quelle. On trouve là encore cette folie
hyperbolique, où le réel peut être complètement nié et
transformé. Je ne sais pas si cette folie hyperbolique est possible.
Il y a des fous qui croient réellement qu'ils sont Napoléon ou
Jésus-Christ, qui entendent des voix ou des hallucinations. Mais il
continue à voir la pièce ou la rue où ils sont. Est-il possible
que cette hallucination soit à ce point complète qu'elle nous
trompe pendant des mois et transforment complètement notre
environnement que l'on perçoit avec ses yeux, ses oreilles, son
toucher, son odorat ? Cela supposerait une incroyable faculté
d'imagination capable de se substituer à la perception du monde réel
grâce à nos facultés sensorielles. Je vois mal comme on peut
mettre entre parenthèses le réel perçu pendant autant de temps.
Dans
le débat qui opposait Michel Foucault et Jacques Derrida, j'ai
toujours eu tendance à privilégier le point de vue de Foucault qui
voit la folie comme une errance, une dérive dans le monde social
bien ordonné des gens dits normaux. Je ne crois pas à la folie
hyperbolique qui se substituerait intégralement au monde réel.
Cette folie hyperbolique suscitée par le Malin Génie n'est qu'une
expérience de pensée menée par Descartes qui se croit sain
d'esprit et en pleine possession de sa raison pour mener son projet
métaphysique. Néanmoins, il est permis de se demander si la
réalité virtuelle de plus en plus puissante n'est pas en passe de
s'ériger en Malin Génie comme dans l'hypothèse du film Matrix
où les intelligences artificielles maintiennent l'humanité dans le
rêve illusoire d'une vie rangée en société. Le nom même d'Eliott
Alderson est une référence à Thomas Anderson incarné par Keanu
Reeves dans Matrix et plus
connu sous son pseudo de Néo. Mais Matrix s'arrêtait
à une hypothèse simple sur le ou les Malins Génies qui nous
manipulent : les intelligences artificielles ont créé ce monde
illusoire pour y tromper l'humanité. Il suffit d'avaler la bonne
pilule, rouge ou bleue, je ne sais plus, pour sortir de la caverne
numérique. Dans Mr Robot, « qui est le Malin Génie
dans le système ? » est une question autrement plus
délicate : la machine, le programme qui fait tourner la
machine, l'individu qui programme ou hacke la machine ou celui qui
manipule l'individu qui hacke la machine ? À
moins que ce soit le spectateur de Mr Robot. Sans lui le
spectacle et l'intrigue n'aurait pas lieu d'être. D'ailleurs, la
série commence avec Eliott qui s'adresse au spectateur :
« Salut, mon ami. Mon ami ? C'est nul. Peut-être que
je devrais te donner un nom ? Je suis sur un terrain glissant,
tu es dans mon tête. N'oublions jamais ça. Merde ! Voilà que
je parle à une personne imaginaire ! » On est
toujours le personnage imaginaire de quelqu'un d'autre.
Voir aussi :
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