L'interruption
volontaire de grossesses est-elle une faute morale, voire un crime ?
C'est là un débat qui a été extrêmement passionnel dans notre
société. Aujourd'hui, l'avortement est légal dans la plupart des
pays européens malgré un intense lobbying de l’Église catholique
pour restreindre ce croit des femmes à disposer de leur corps. En
Espagne et en Pologne, le vent a tourné plutôt en faveur des
détracteurs de l'avortement ; ce qui suscite une énorme
mobilisation des partisans de la liberté de choix. Aux États-Unis,
les « pro-life » s'affrontent aux « pro-choice » ;
et l'élection de Donald Trump a renforcé la position des
« pro-life ».
Un
ami m'a récemment demandé ce que pensent les bouddhistes de cette
question de l'avortement. La question est : comment se
positionner face à l'avortement selon une éthique bouddhiste ?
Le premier principe éthique dans le bouddhisme est de ne pas
détruire la vie des êtres doués de conscience. Or les fœtus sont
dotés d'une conscience. Au moment même de la conception, il y a la
rencontre des trois éléments indispensables : la « semence »
mâle, la « semence » femelle et la conscience. Donc oui,
a priori, l'avortement est une action néfaste puisque le
fœtus est doué de conscience. Il convient de l'éviter au maximum.
Par contre, contrairement aux religions du Livre, la contraception
n'est pas interdite. Voire elle est même prônée afin d'éviter
les problèmes de transmission des MST ainsi que les grossesses
indésirées. Je souviens d'avoir vu des grands panneaux vantant
l'usage du préservatif dans les rues de Dharamsala (la ville où habite le dalaï-lama en Inde) fin des années '90.
Néanmoins,
le bouddhisme est une éthique conséquentialiste en ce qu'elle
envisage les conséquences de l'action plutôt que l'action elle-même
pour juger du bien ou du mal. Par exemple, tuer un être conscient
est mal. Mais si on est sur un bateau et qu'un forcené ou un
terroriste menace de tuer tout le monde sur le bateau, il n'est pas
immoral de tuer cet homme afin de préserver la vie d'un plus grand
nombre de personnes. Appliquée à l'avortement, cette approche
conséquentialiste pousse un certain nombre de maîtres bouddhistes à
avoir une approche pragmatique de l'avortement, et à ne pas trop
condamner les avortements dans la mesure où le fait de faire naître
l'enfant risque d'apporter un trop grand nombre de malheurs pour
l'enfant à naître et autour de lui.
Je
pense expressément au lama tibétain Dilgo Khyentsé (qui a été le
maître de Matthieu Ricard notamment). À
la question : « Qu'arrive-t-il à la conscience d'un bébé
lors d'un avortement ou lorsqu'il meurt en bas âge ? Que
peuvent faire ses parents pour l'aider ? », Dilgo Khyentsé
répond :
« La
conscience de ceux qui meurent avant la naissance, lors de la
naissance ou en bas âge traversera à nouveau les états du bardo et
prendra une nouvelle existence. On peut accomplir pour eux les mêmes
pratiques purificatoires que pour les morts : la pratique de
purification et la récitation du mantra de Vajrasattva, l'offrande
de lampes, la purification des cendres, etc... ».
Sogyal
Rimpotché ajoute : « Dans le cas d'un avortement, si
les parents éprouvent des remords, le fait de reconnaître leur
acte, de demander le pardon et d'accomplir avec ferveur la pratique
de purification de Vajrasattva sera d'un grand secours. Ils peuvent
également offrir des lampes votives, sauver des vies, aider leur
prochain ou parrainer un projet humanitaire ou spirituel, et dédier
cela au bien-être et à l'éveil futur de la conscience du bébé1 ».
Il
y a là la reconnaissance que l'avortement reste un acte négatif,
mais il ne faut pas le dramatiser à outrance. Un fœtus est un être
doué de conscience, mais ce n'est pas un être humain pleinement
formé qui pourrait avoir une vie indépendante. C'est assimilable au
fait de consommer de la viande. Il s'agit d'une faute morale
indéniablement, mais je ne pense pas qu'on puisse mettre sur le même
plan que le meurtre d'un être humain, comme le font les mouvances
chrétiennes qui militent contre l'avortement et qui assimilent le
nombre d'avortements pratiqués chaque année en Europe au génocide
qui a été perpétré à Auschwitz ou dans les autres camps de
concentration nazi. La conscience d'un fœtus ne peut pas être
sérieusement comparée à la conscience d'un être humain.
On
pourrait me rétorquer qu'il y a dans le fœtus une potentialité
d'un être humain. Je me rappelle des affiches satyriques des
mouvances anarchistes et libertaires qui comparait la masturbation à
un acte génocidaire ! Mais même l'acte de copulation dans le
plus strict respect des règles du mariage est aussi un génocide,
puisqu'un seul spermatozoïde sortira vainqueur dans la course à
mort entre les millions de spermatozoïdes pour atteindre l'ovule
(deux ou trois éventuellement dans le cas des jumeaux et des
triplés).
Selon
moi, il faut prendre en compte le développement même de la
conscience au sein du fœtus ; et plus, la grossesse va à son
terme, plus on a une conscience développée, plus la faute morale
est lourde d'accomplir un avortement. Les lois qui limitent
l'interruption volontaire de grossesse à une certaine durée me
semble en ce sens tout-à-fait raisonnable.
Je
m'oppose donc à la position chrétienne qui condamne intégralement
l'avortement et cherche à l'interdire. Cette position ne me paraît
pas légitime : outre qu'elle exagère la gravité de l'acte,
qu'elle fasse peser une contrainte de péché et de culpabilité sur
le corps des femmes, elle a des conséquences désastreuses. Du temps
où l'avortement était illégal, les femmes qui ne pouvaient pas ou
en voulaient pas avoir d'effet avortaient dans des conditions
terribles avec ce qu'on appelait des « faiseuses d'anges »
qui opéraient souvent avec des aiguilles à tricoter dans des
conditions d'hygiène absolument déplorables. Aujourd'hui, dans un
centre de planning familial, les femmes et parmi elles, les jeunes
femmes, peuvent disposer de toutes sortes de conseils et elles
pratiquent l'IVG dans des conditions sanitaires optimales.
Pour
autant, je ne me rallierai pas au camp qui fait de l'avortement un
simple choix personnel, comme on décide de la marque de ses
nouvelles baskets. La liberté des femmes à disposer de leur corps
ne peut pas être un argument pour nier la conscience en gestation
qui est en train de croître dans ce corps de femme. Par ailleurs,
j'ai eu plusieurs témoignages de personnes proches qui ont vécu un
avortement comme un traumatisme. On n'enlève pas un enfant à
l'intérieur de soi comme on extrait une dent cariée.
Donc,
si j'étais employé dans un centre de planning familial, je pense
que j'essayerai de dissuader dans la mesure du possible les femmes
qui souhaiteraient accomplir un avortement, mais mon souci serait
également d'agir par compassion et en faisant preuve de
compréhension. Je ne me permettrai pas de culpabiliser ces femmes
comme le font les fondamentalistes chrétiens. Dans l'acte
d'avortement, il peut y avoir toutes sortes de motivation, parfois
une peur de l'avenir, le sentiment de se sentir incapable d'assumer
la naissance d'un enfant dont il faudra s'occuper et être
responsable. Qui suis-je pour me permettre de juger ? Il y aura
donc des cas où je penserai probablement que l'avortement est la
meilleure solution ; et il y aura d'autres cas, cela
m'apparaîtra comme un acte regrettable, mais j'accepterai l'idée
que je ne peux pas me poser en juge de tout le monde.
En
fait, s'il y a un point nodal où il faut agir, c'est l'information
sur les moyens de contraception. Plutôt que de devoir être
confronté au dilemme douloureux de l'avortement, il vaut mieux ne
pas enfanter du tout. Et la contraception est un bon moyen pour
éviter les grossesses indésirées. Ce genre de position risque de
ne pas faire plaisir aux chrétiens qui condamnent la contraception
au même titre que l'avortement, comme une manière de s'opposer à
la volonté de Dieu. Si c'était la volonté de Dieu que l'on ne se
prémunisse pas des grossesses indésirées, pourquoi a-t-Il consenti
à ce que l'humanité invente le préservatif et la pilule ?
Je
pense aussi que, pour les personnes qui ne désirent pas avoir
d'enfant, il est bon de privilégier toutes les formes de sexualité
qui ne présentent aucun risque d'engendrer un marmot. Pour être
très concret : masturbation réciproque, fellation, caresses,
massages... Bon, ce genre de position risque de ne pas plaire non
plus à l’Église catholique et aux chrétiens de manière
générale. Pour eux, la sexualité toute entière devrait se limiter
au seul souci de la reproduction de l'espèce et bannir tout souci du
plaisir mutuel, surtout en ce qui concerne les femmes. Les chrétiens
feront valoir aussi que la chasteté est un très bon moyen de
contraception, le meilleur de tous sans doute. C'est effectivement
vrai, mais la spiritualité gagnerait beaucoup à dégager la
chasteté de la peur des conséquences et la peur des maladies
vénériennes. Sinon la chasteté s'apparente plus à une forme de
castration qu'autre chose. L'anarchiste Léo Campion disait
d'ailleurs : « De toutes les perversions sexuelles, la
chasteté est la plus étrange ». Je pense que cette
formule est vraie si la chasteté devient une forme de complaisance
dans la crainte du péché et du corps des autres.
******
Voilà
donc ce qu'il me semble raisonnable de penser de l'avortement.
Essayer de défendre la vie dans la mesure du possible, sans
acharnement. Dans tous les cas, faire preuve de compassion et venir
en aide aux femmes qui sont confrontées à cette situation, même si
elles font des choix qu'on approuve pas nécessairement. Repenser la
sexualité qui est à l'origine des grossesses désirées ou
indésirées, éclairer cette partie de notre vie avec la pleine
conscience et ne pas oublier les moyens de contraception. Voilà ce
que je dirais de cette question de l'avortement.
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