L'affiche rouge
Vous
n'avez réclamé ni la gloire ni les larmes
Ni
l'orgue ni la prière aux agonisants
Onze
ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous
vous étiez servis simplement de vos armes
La
mort n'éblouit pas les yeux des Partisans
Vous
aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs
de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L'affiche
qui semblait une tache de sang
Parce
qu'à prononcer vos noms sont difficiles
Y
cherchait un effet de peur sur les passants
Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les
gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais
à l'heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient
écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents
Tout
avait la couleur uniforme du givre
A
la fin février pour vos derniers moments
Et
c'est alors que l'un de vous dit calmement
Bonheur
à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je
meurs sans haine en moi pour le peuple allemand
Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu
la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi
sois heureuse et pense à moi souvent
Toi
qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand
tout sera fini plus tard en Erivan
Un grand soleil d'hiver éclaire la colline
Que
la nature est belle et que le cœur me fend
La
justice viendra sur nos pas triomphants
Ma
Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et
je te dis de vivre et d'avoir un enfant
Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt
et trois qui donnaient le cœur avant le temps
Vingt
et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt
et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt
et trois qui criaient la France en s'abattant
Vous
n’avez réclamé la gloire ni les larmes
Ni
l’orgue ni la prière aux agonisants
Onze
ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous
vous étiez servi simplement de vos armes
Louis
Aragon, 1956.
"L'Affiche Rouge" de Louis Aragon, interprété par Léo Ferré :
Voilà
un très beau poème de Louis Aragon, que Léo Ferré a mis en
chanson. Le titre « L'affiche rouge » est de ce dernier,
car le poème d'Aragon s'appelait initialement « Strophes pour
se souvenir ». Ce poème a été écrit en 1956 en l'honneur de
Missak Manouchian (dit aussi « Michel » Manouchian) et
son groupe de résistants FTP-MOI (Francs-Tireurs et Partisans –
Main d'Œuvre Immigrée), fusillés par les Allemands en 1944. Missak
Manouchian était un poète arménien qui avait fui l'Arménie au
moment du génocide de son peuple par l'armée turque en 1915.
Comme
beaucoup de travailleurs étrangers, il s'était engagé dans la
Résistance contre les forces nazies. Ils avaient fini par se faire
capturer par la Gestapo ; et la propagande avait décidé d'en
faire un exemple en exploitant ces gens au nom étranger pour effrayer le
citoyen français lambda. Les Allemands avaient donc affiché cette
affiche rouge dans les rue de Paris et de France, mettant en scène
ces combattants à la mine patibulaire et, jouant sur la xénophobie
ambiante, les avaient présentés comme une armée du crime menaçant
le citoyen français. Le triangle rouge de l'affiche, semblable au
triangle rouge que les communistes et les gauchistes devaient arborer
dans les camps de concentration pointait vers les exactions supposées
de ce groupe de résistants métèques. En dessous de chaque vignette
de ces combattants de l'ombre, les actions et les attentats qui leur
étaient attribués. « L'affiche qui semblait une tache de
sang / Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles / Y cherchait
un effet de peur sur les passants ». L'affiche rouge avait
pour but de faire frémir le brave Français, mais le résultat a été
l'exact opposé de l'effet recherché : cette affiche est devenu
le symbole de la vivacité de la Résistance aux yeux du peuple
français. Comme le raconte Aragon, certains s'aventuraient la nuit à
écrire sur l'affiche : « MORTS POUR LA FRANCE »,
comme si le patriotisme n'avait que faire des appartenances
nationales. Ceux-là étaient Français de préférence et servaient
la France jusqu'à en mourir ; d'autres prônaient la préférence
nationale, mais ne servaient pas la France.
La
fin du poème d'Aragon évoque la lettre poétique que Manouchian a
adressé à sa femme avant de mourir. Aragon reprend notamment cette
phrase forte : « Je meurs sans haine en moi pour le
peuple allemand ». C'est important de se rappeler quand on
combat pour la justice et contre l'oppression de ne laisser son cœur
à des sentiments de haine, parce qu'alors on devient soi-même
injuste et cruel. Je ne pense pas qu'il soit toujours possible de
demeurer dans la non-violence et le pacifisme. Pour moi, Hitler
méritait d'être combattu. Mais pour que le combat soit juste, il
faut sans cesse que la violence est toujours un mal et que la haine
et la malveillance n'apportent que du malheur et de l'injustice.
Certains idéologues opposent les peuples entre eux et vivent de la
haine, de la peur de l'autre. C'était le cas hier et c'est le cas
malheureusement aujourd'hui. Tant qu'on est en démocratie, on peut
s'opposer à eux par les mots, l'action politique et la critique
intellectuelle. Et si malheureusement la guerre éclate, il faut
parfois choisir son camp, mais tout faire pour résister à la haine.
Les idéologues qui vivent de la peur et de la haine emmènent des
peuples avec eux dans un tourbillon destructeur. Si nous nous mettons
à haïr ces peuples, alors les propagateurs de la haine auront
gagné. « Je meurs sans haine en moi pour le peuple
allemand » est pour moi en ce sens le plus sublime cri de
la Résistance.
On
ne combat pour la haine, on combat pour la vie. Pour ceux qui restent
après nous puissent demeurer « dans la beauté des
choses ».
Michel Manouchian (1906 - 1944) |
PS :
le lettre de Michel Manouchian à sa femme juste avant son exécution.
Ma
Chère Mélinée, ma petite orpheline bien-aimée, Dans quelques
heures, je ne serai plus de ce monde. Nous allons être fusillés cet
après-midi à 15
heures. Cela m'arrive comme un accident dans ma vie, je n'y crois pas
mais pourtant je sais que je ne te verrai plus jamais.
Que
puis-je t'écrire ? Tout est confus en moi et bien clair en même
temps.
Je
m'étais engagé dans l'Armée de Libération en soldat volontaire et
je meurs à deux doigts de la Victoire et du but. Bonheur à ceux qui
vont nous survivre et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix
de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les
combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement.
Au moment de mourir, je proclame que je n'ai aucune haine contre le
peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu'il
méritera comme châtiment et comme récompense.
Le
peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en
fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. Bonheur à
tous... J'ai un regret profond de ne t'avoir pas rendue heureuse,
j'aurais bien voulu avoir un enfant de toi, comme tu le voulais
toujours. Je te prie donc de te marier après la guerre, sans faute,
et d'avoir un enfant pour mon bonheur, et pour accomplir ma dernière
volonté, marie-toi avec quelqu'un qui puisse te rendre heureuse.
Tous mes biens et toutes mes affaires je les lègue à toi à ta sœur
et à mes neveux. Après la guerre tu pourras faire valoir ton droit
de pension de guerre en tant que ma femme, car je meurs en soldat
régulier de l'armée française de la libération.
Avec
l'aide des amis qui voudront bien m'honorer, tu feras éditer mes
poèmes et mes écrits qui valent d'être lus. Tu apporteras mes
souvenirs si possible à mes parents en Arménie. Je mourrai avec mes
23 camarades tout à l'heure avec le courage et la sérénité d'un
homme qui a la conscience bien tranquille, car personnellement, je
n'ai fait de mal à personne et si je l'ai fait, je l'ai fait sans
haine. Aujourd'hui, il y a du soleil. C'est en regardant le soleil et
la belle nature que j'ai tant aimée que je dirai adieu à la vie et
à vous tous, ma bien chère femme et mes bien chers amis. Je
pardonne à tous ceux qui m'ont fait du mal ou qui ont voulu me faire
du mal sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux
qui nous ont vendus. Je t'embrasse bien fort ainsi que ta sœur et
tous les amis qui me connaissent de loin ou de près, je vous serre
tous sur mon cœur. Adieu. Ton ami, ton camarade, ton mari.
Manouchian
Michel
Louis Aragon |
En Limousin, en Creuse précisément, se trouve un de ces rares monuments aux morts présentant une inscription anti-guerre, ou pacifiste, "Maudite soit la guerre", à Gentioux-Pigerolles : https://maitrerenardinfo.files.wordpress.com/2013/03/dscf2426.jpg
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