Requiem pour Twin Peaks
Quand
j'étais adolescent, j'étais un grand fan de la série américaine
« Twin Peaks » produite par David Lynch. Twin Peaks était
un bouleversement total dans le code bien établi des séries de
l'époque. Il y avait les séries policières aux enquêtes bien
cadrées qui ne dépassaient pas le format d'un épisode. Il y avait les
séries mièvres comme « Les feux de l'amour » avec leurs
intrigues improbables. Il y avait des séries qui s'ancraient dans un
lieu donné et dans un milieu social donné, je pense notamment à
« Dallas » avec ses conflits familiaux incessants, ses
ranchs, ses tours d'immeuble, ses cigares et ses chapeaux de cow-boys
ringards... Et puis il y avait Twin Peaks qui ne ressemblait à rien
de ce qu'on avait vu précédemment...
Toute
l'histoire tourne autour d'une adolescente sans histoire Laura Palmer,
sauvagement assassinée près de la scierie Packhard dans la petite
ville de Twin Peaks (51 201 habitants si l'on en croit le panneau à
l'entrée de la ville et à l'ouverture du générique avec la
musique envoûtante d'Angelo Badalamenti). L'agent spécial du FBI,
Dale Cooper, est chargé de l'enquête. Or les méthodes
d'investigation de l'agent spécial Dale Cooper sont tout sauf
conventionnelles. Il met en œuvre une technique qu'il prétend être
d'origine tibétaine pour déterminer qui est associé ou non au
meurtre de Laura Palmer. Comme il a retrouvé la lettre J sous un
ongle de Laura Palmer, il lance des cailloux sur des bouteilles
placées à une dizaine de pas de lui en criant le nom des personnes
qui apparaissent dans l'enquête et dont le nom ou le prénom
commence par J. Quand il fait tomber la bouteille sans la casser, il
pense qu'il y a un lien avec l'enquête. Quand il casse la bouteille,
c'est que la personne en question est suspecte. Mais on se rend
compte très vite que Dale Cooper n'est pas le seul à avoir un grain
à Twin Peaks... Chaque personnage révèle ses secrets et son lot
d'étrangeté.
Pour
moi, Twin Peaks était vraiment une série mythique. J'étais donc
impatient de voir ce qu'allait donner la troisième saison réalisé
par David Lynch 25 ans après la fin de la seconde saison. En même
temps, j'avais pas mal d'appréhensions puisque j'ai détesté les
dernières œuvres de Lynch comme Mulholland Drive ou Inland
Empire....
(NB :
À partir d'ici, de possibles spoilers. Si vous ne connaissez pas la
série Twin Peaks, vous êtes invités à regarder les deux premières saisons
avant de lire cet article qui va vous décourager de regarder la
troisième qui n'en vaut pas le coup, mais ce n'est pas une raison de manquer les deux premières saisons de Twin Peaks)
Et
malheureusement, mes craintes étaient largement fondées. Lynch ne
fait pas du Twin Peaks, mais se contente de faire du Lynch. En
clair : un truc plus ou moins incompréhensible, très lent,
très pénible, sans l'entrelacement des intrigues et la structure
narrative qui faisaient la série Twin Peaks. Tout est grandiloquent,
on voit bien que Lynch se prend pour un grand génie du neuvième
art. Mais c'est du grand n'importe quoi. On me dira que les critiques
ne sont pas mauvaises : mais c'est parce que les journalistes et
les critiques de cinéma n'osent pas s'attaquer à ce monstre devenu
sacré qu'est Lynch. Cela me fait penser à ces artistes
contemporains qui font des « œuvres » pathétiques en
entassant des poutres en bois au milieu d'un musée et que tout le
monde d'un tant soi peu cultivé se devrait d'encenser au nom du
génie de l'artiste. Dans l'art contemporain, ce n'est pas
l'admiration pour une œuvre qui donne un nom à l'artiste, c'est le
nom de l'artiste qui crée de toute pièce l'admiration pour une
œuvre généralement complètement minable. Et si on ne comprend pas
l’œuvre, c'est qu'on est soi-même un débile profond, un
péquenot, un ringard. Avec Lynch, c'est pareil. Lynch peut produire
une œuvre sans scénario bien ficelé, sans structure narrative ;
il s'en fout, de toute façon, il aura des milliers de commentateurs
ébahis pour clamer son génie et trouver un symbolisme profond dans
une scène agencées aléatoirement.
On
ne retrouve pas du tout les ingrédients qui faisait le charme de la
série Twin Peaks dans les années '90, c'est-à-dire ce regard amusé
sur les bizarreries de chaque personnage doublée de ce sentiment
d'inquiétante étrangeté qui planait aux marges, dans le
hors-champ. À Twin Peaks, la nuit, les bois, les feux de
signalisation, les rails, les couloirs sont chargés d'une présence
angoissante. Chez le David Lynch des débuts, il y avait cet
affrontement entre l'amour et la peur. On ne retrouve pas cela
uniquement dans Twin Peaks, mais aussi dans Sailor et Lula ou
dans Blue Velvet. Bein sûr, l'amour est souvent ridicule et
prête constamment à rire, il est généralement englobé dans le
kitsch et l'absurde, mais il n'en est pas moins puissant. Je pense
notamment à la scène dans la voiture à côté de l'église dans
Blue Velvet où Sandy raconte son rêve à Jeffrey (interprété par
Kyle McLachlan qui joue Dale Cooper dans Twin Peaks) : « Dans
mon rêve, il y avait notre monde, et ce monde était sombre car il
n'y avait pas de rouges-gorges. Et les rouges-gorges représentaient
l'amour. On était plongé dans l'obscurité depuis si longtemps. Et
tout d'un coup, des milliers de rouges-gorges étaient libérés. Et
ils tournoyaient, laissant derrière eux une lumière aveuglante. Et
c'est comme si l'amour était la seule chose capable de tout changer,
et c'est ce qui s'est passé ».
On
pourrait citer également la scène où Sailor interprète Love me
Tender sur le toit d'une voiture pour Lula. Dans Twin Peaks, tout
les personnages sont liés par des histoires d'amour tortueuses, et
ils regardent tous un soap opera dégoulinant de mièvreries,
Invitation to love. Et c'est amour tient à distance
l'obscurité du mal, et notamment Bob le tueur. Pourtant, dans la fin
de la série, Windom Earle (Windom, prénom étrange entre wisdom,
sagesse, et window, fenêtre), l'ancien collègue de Dale Cooper,
reconverti en tueur en série psychopathe, se sert de l'amour de Dale
Cooper envers Annie pour l'entraîner dans la Loge Noire (Black
Lodge), espace étrange, sombre et inquiétant avec ses pièces aux
rideaux rouges et les motifs géométriques récurrents sur le
carrelage, et sa temporalité incohérente et hachée. C'est comme si
la peur et l'angoisse avaient absorbé et détruit l'amour. La Black
Lodge prend un rôle central dans le film « Twin Peaks :
Fire Walk With Me » sur les derniers jours de la vie de
Laura Palmer (et accessoirement sur l'enquête sur l'assassinat de
Teresa Banks, sur lequel Cooper avait enquêté un an auparavant).
Dans Twin Peaks, on mentionne aussi l'existence d'une White Lodge,
mais on n'en reparle plus jamais et elle n'apparaît absolument pas
ni dans la série, ni dans le film.
La
série s'achève sur le constat terrifiant que Dale Cooper est
enfermé dans la Black Lodge, tandis que son corps est possédé par
Bob le Tueur dans la dernière scène du miroir. Or j'ai l'impression
que Lynch lui-même est resté prisonnier de cette Loge Noire,
univers feutré, visuellement élégant, mais complètement dominé
par la peur et l'angoisse. Les films qui ont suivi Twin Peaks ont
perdu cette référence naïve et puissante à l'amour. Seule
l'angoisse, la corruption et le sentiment d'étrangeté semblent
dominer des films comme Lost Highway, Mulholland Drive
ou Inland Empire. On a perdu l'amour en chemin. Tout semble
envahi par un non-sens teinté de cauchemars et de craintes.
Et
malheureusement, les premiers épisodes de la saison 3 sont dominés
par ce schéma d'incohérences et de noirceur sans échappatoires.
Tout y est lent. Tout est pompeux et prétentieux, comme si Lynch
allait nous révéler le fin mot de l'existence, la Vérité suprême
de la Métaphysique. On ne retrouve pas la musique de Twin Peaks. On
ne retrouve pas l'ambiance de Twin Peaks. On ne retrouve pas les
intrigues et les histoires de Twin Peaks. L'histoire centrale ne se
passe même pas à Twin Peaks, mais un peu partout aux États-Unis.
On ne retrouve pas la folie douce de Twin Peaks. Il n'y a qu'une
folie hyperbolique assommante. Le mystère qui restait dans les
marges, tapies dans l'ombre, épiant chaque personnage et qui
surgissait parfois au milieu de sycomores est devenu dans la
troisième saison le personnage principal incarné tout entier dans
la Black Lodge. Mais du coup, ce mystère perd sa qualité de mystère
pour devenir une sorte de complot cosmique dont Lynch voudrait nous
révéler les grosses ficelles. Cela perd beaucoup de son pouvoir
d'évocation. À force de mettre partout de l'étrangeté,
l'étrangeté perd grandement de sa substance et sa qualité
d'étrangeté pour devenir une sorte de délire aléatoire.
Il
faut attendre l'épisode 4 pour avoir un vrai moment twinpeaksien
avec un Bobby Briggs aux cheveux blancs qui est devenu flic dans le
commissariat de Twin Peaks (ce qui est en fait une chouette idée par
rapport à ce que l'on sait de l'adolescence de Bobby) et qui sombre
en larme face au portrait de Laura Palmer dont il était le petit ami
officiel à l'époque. Mais ce (très) bref moment qui rappelle
l'ambiance de Twin Peaks est directement suivi par un grand moment de
n'importe quoi, qui tire en longueur par son verbiage grandiloquent.
J'aime
l'idée d'un Dale Cooper qui revient après 25 ans de la Black Lodge,
même s'il aurait été beaucoup plus intéressant de montrer un
personnage aux prises avec son démon intérieur, Bob le Tueur en
l'occurrence, comme Leland Palmer pouvait être Leland Palmer la
plupart du temps, un bon avocat, un mari aimant et un père
bienveillant pour son unique fille, mais qui devenait par moment la
marionnette du principal locataire de la Black Lodge. Lynch a préféré
scindé le personnage en deux : Dale Cooper qui revient en
costume cravate de la Black Lodge et qui prend la place d'un mec
louche que la Black Lodge a créé à dessein. Et l'autre Dale Cooper
qui est devenu un criminel à cheveux longs et en veste de cuir. On
remarquera les simplismes de Lynch en matière de morale : si
vous êtes habillés en costume cravate avec un brushing avantageux,
c'est que vous êtes un gentil. Si vous avez les cheveux et une
dégaine de rocker, c'est forcément que vous êtes un méchant. Pour
quelqu'un que l'on prend généralement pour un réalisateur exigeant
à la symbolique complexe, voilà une conception pour le moins
confondante de simplisme et de conformisme...
Voilà.
J'attends toujours une improbable rédemption de la saison 3 de Twin
Peaks. Un retour inespéré à un scénario digne de ce nom, un
rythme soutenu, des dialogues qui en valent le détour, et pas ce
truc sans saveur que Lynch nous sert depuis quatre épisodes. Cette
bouillie informe, ce grand n'importe quoi...
Les
chouettes ne sont pas ce qu'elles semblent...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire