Penser à l'horizon
Voilà
un extrait intéressant de l'Abécédaire du philosophe français
Gilles Deleuze où il parle de la gauche. Pour Deleuze, il ne peut
pas y avoir de gouvernement de gauche. Il ne peut y avoir au mieux
qu'un gouvernement qui se montre favorable à certaines exigences ou
réclamations de la gauche. C'est un peu provocateur de dire cela,
puisque la vidéo a été tournée en 1989 à un moment donc où la
gauche était au pouvoir en France. À l'époque, c'était François
Mitterrand qui était président de la République. Gilles Deleuze
invoque deux arguments pour appuyer ses dire.
Tout
d'abord, la gauche pour lui est d'abord une affaire de perception.
L'homme de droite pense d'abord à lui, puis à sa rue et son
environnement proche, sa famille, ses amis, puis sa ville, sa région,
son pays, et enfin l'Europe et le monde quand il a le temps de s'en
préoccuper. L'homme de gauche, lui, pense d'abord à ce qui est à
l'horizon et au-delà. L'homme de gauche est comme un Japonais qui,
quand il écrit une adresse sur une carte postale met d'abord le
continent, puis le pays, puis la province, puis la ville, puis la rue
et enfin le nom de la personne à qui il destine sa lettre. Selon
Deleuze, l'homme de gauche est touché par les souffrances et les
injustices dans le monde entier ; et il se sent dès lors plus
proche, plus solidaire des enfants du Tiers-Monde que des problèmes
de son quartier.
Dans
la pensée antique chinoise, on retrouve cette différence de
sollicitude par rapport aux affaires du monde. Confucius trouve dans
l'amour une vertu comme beaucoup d'autres penseurs avant et après
lui, mais c'est un amour qui s'étend par des cercles concentriques
de plus en plus vastes, et c'est un amour fortement hiérarchisé. On
commence par aimer ses parents, puis ses enfants, puis ses frères,
puis ses sœurs, puis toute la famille élargie, le clan, les gens de
sa rue, les gens de sa ville, les gens de sa province, les Chinois,
et enfin éventuellement les barbares et les étrangers. « Entre
les quatre mers, tous les hommes sont frères » dit-il dans
une sentence restée célèbre. Éloge de la fraternité entre tous
les hommes en Chine et dans le monde (« entre les quatre mers »
est une expression qui désigne traditionnellement la Chine, mais par
métonymie, l'expression désigne le monde entier). Mais néanmoins,
cette fraternité doit s'entendre dans un sens très différent que
notre conception occidentale de la fraternité. Nous avons tendance à
relier étroitement le concept d'égalité à celui de fraternité :
liberté, égalité, fraternité... Mais Confucius est très éloigné
de notre façon de comprendre le monde. Pour lui, le mot chinois
« frères » n'existe pas au singulier : il y a
toujours un frère aîné et un frère cadet, et donc une
hiérarchie : le cadet doit le respect et l'obéissance à son
aîné.
Autre
grand penseur de la Chine antique : Mozi (prononcez Mo-Tzeu).
Mozi s'oppose à Confucius avec son concept d'amour universel. On
doit aimer de façon égale toute l'humanité sans faire de
distinction et de hiérarchie : la personne lointaine mérite
l'amour, la bienveillance et la fraternité que la personne proche,
le pauvre mérite autant de considération que le riche... Commencer
à faire des distinctions est la racine de tous les maux, pensait
Mozi. À ce titre-là, l'idéologie
aristocratique de Confucius rappelle la perception de l'homme droite
tandis que Mozi se range notablement à gauche !
Festival de Bregenz - 2007 |
*****
Peut-on
dès lors gouverner un pays à gauche dès lors qu'on a le yeux rivés
sur l'horizon du monde ? Cela semble difficile : les
citoyens s'attendent bien entendu à ce qu'on s'occupe en priorité
de leur problème, les problèmes économiques, la sécurité
physique ainsi que la sécurité sociale, l'emploi, les retraites,
etc... Souvent, les gens ont du mal à comprendre que leur État
dépense de l'argent pour l'aide au développement de pays lointains.
Dans la crise des migrants, un argument qui revient tout le temps
pour refuser l'accès des migrants au territoire national est de dire
qu'il faut d'abord s'occuper de nos SDF avant de s'occuper
d'étrangers que l'on ne connaît pas. Les militants de gauche, par
contre, sont d'instinct favorables à l'accueil des réfugiés :
leur sort mérite tout autant d'être défendu que celui des SDF qui
vivent dans nos villes. Ils répliquent d'ailleurs à cet argument
que ceux qui l'avancent sont en général les premiers à refuser des
aides sociales aux démunis et aux clochards sous prétexte qu'ils
sont paresseux et alcooliques, et que chacun doit se débrouiller par
lui-même dans la vie.
Ce
n'est pas un hasard si l'hymne des communistes s'appellent
« L'Internationale ». Il y a la volonté
d'apporter du bien-être et de la justice pour l'ensemble de
l'humanité, bien au-delà des frontières... L'engagement à gauche
ne peut pas se résumer à la seule dimension nationale, néanmoins
il y aussi des enjeux d'une politique de gauche qui se jouent dans le
local. Élaborer de systèmes de sécurité sociale sont plutôt
l'apanage des États. On voit bien qu'à l'échelon européen ou
mondial, un système de redistribution des richesses pour lutter
contre la misère et les inégalités semble totalement utopique.
C'est le capitalisme qui se mondialise plus vite que ne se fédèrent
les travailleurs du monde entier ! C'est certainement quelque
chose que l'on peut objecter à Gilles Deleuze.
Néanmoins,
il a raison quand il oppose l'homme de droite qui se demande comment
faire pour la situation dure, comment faire pour ne pas perdre la
situation avantageuse dans laquelle on se trouve, et l'homme de
gauche qui est convaincu que tout cela ne peut pas durer : trop
d'injustices, trop de colère, trop de gens laissés de côté,
abandonnés, livrés à eux-mêmes, sans ressource, alors le monde
n'a jamais produit autant de richesses ... D'où le déclinisme
ambiant chez les intellectuels de droite, la peur que tout aille à
vau-l'eau, et inversement l'espoir toujours réitéré à gauche de
changer les choses, de trouver de nouveaux « agencements
mondiaux » pour reprendre l'expression de Deleuze. « Un
autre monde est possible » nous dit le slogan altermondialiste.
*****
Enfin,
Gilles Deleuze voit une autre caractéristique importante de la
gauche. Etre de gauche, ce serait ne pas cesser de devenir
minoritaire. La gauche embrasse par nature la cause de toutes les
minorités : les femmes, les personnes « racisées »
comme il convient de dire aujourd'hui, les jeunes, les migrants, les
drogués, les gays, les lesbiennes, les personnes transsexuelles, les
minorités ethniques opprimées. Pour Deleuze, la majorité suppose
d'incarner un étalon de la société, un modèle à suivre :
dans notre société, un homme, adulte, mâle, blanc, citoyen des
villes... La figure du bourgeois dominant et imbu de sa personne en
somme. Or cette majorité, c'est personne. C'est un étalon vide :
aucune personne réelle ne s'y trouve. Du coup, il n'y a aucun
devenir au sein de cet étalon. Du coup, il faut privilégier les
devenir minoritaires, notamment le devenir femme. Et ce n'est pas
seulement quelque chose de réservé aux femmes qui brandissent la
bannière du féminisme. Il y a aussi un devenir femme pour les
hommes, un devenir dans le genre, une volonté de sortir des cadres
établis, des rôles prédéterminés, des étalons normatifs. La
gauche, c'est donc ce mouvement de sortie de la majorité
contraignante. Ce qui, on le comprend, la rend inapte à occuper
sérieusement un poste au gouvernement, qui suppose inévitablement
l'appui d'une majorité dans une démocratie.
On
peut néanmoins se montrer sceptique face à cette conception de la
gauche comme devenir minoritaire. Il est évident que c'est une
conception datée dans le temps, à savoir la pensée '68 dont
Deleuze est avec Derrida et Foucault un des philosophes les plus
représentatifs. Dans le tournant des années '60 et '70, la gauche
s'est mise à défendre la cause des homosexuels, des immigrés, des
femmes et de toutes sortes de minorités au point de laisser un peu
de côté le peuple qui votait traditionnellement à gauche :
les ouvriers, les petits employés, les petites gens. Historiquement,
la gauche a au contraire toujours eu le sentiment d'incarner la
grande masse du peuple. « Travailleurs de tous les pays,
unissez-vous » disait Karl Marx. Nietzsche voyait
d'ailleurs au XIXème
siècle dans le socialisme l'idée de rassembler une masse abêtie et
pleine de ressentiment contre les élites, les surhommes imbus de
leur individualité. C'est pourquoi il condamnait ce socialisme au
même titre que le christianisme comme une idéologie du
ressentiment.
En
fait, la gauche a toujours été une idéologie de la majorité du
peuple contre des élites financières et politiques qui défendent
leurs intérêts de caste au détriment du bien commun et des
intérêts du peuple. « We are the 99% » était le
slogan du mouvement Occupy Wall Street, signe que cette mentalité
n'est pas un vestige de l'Histoire, mais est bel et bien encore une
réalité. Cette idée de défendre les minorités n'est en soi pas
mauvaise, mais quand elle en vient à occuper tout le champ des
préoccupations de la gauche, alors il y a cet effet pervers
redoutable qu'énormément d'ouvriers et de salariés en viennent à
voter à l'extrême-droite parce qu'à tort ou à raison, ils
n'arrivent plus à se reconnaître dans la gauche qu'elle soit
radicale ou non. Beaucoup de travailleurs se sentent abandonnés face
à la crise et la situation économique ; et souvent la gauche
semble ne pas pouvoir ou ne pas vouloir combattre l'emprise du monde
économique sur la vie des travailleurs. Par contre, la gauche reste
toujours en pointe pour défendre les minorités comme les
homosexuels ou les migrants. Je ne pense pas que ce soit un mal
qu'elle le fasse pour peu qu'elle n'oublie pas la majorité des
travailleurs.
Je
pense donc pour conclure que Deleuze ne dit pas le tout de la gauche.
Si la gauche pense certainement beaucoup plus facilement à l'horizon
que l'horizon, elle ne doit pas perdre de vue l'échelon local où il
y a une réelle possibilité d'action. Et l'idéal romantique d'un
devenir minoritaire me semble devoir être refusé s'il revient à
mépriser la grande masse des gens qui travaillent et qui souffrent.
L'idéal de la gauche est aussi avant tout une défense du bien
commun.
Néanmoins,
je pense que Deleuze dans son intervention explique assez bien
pourquoi les gauchistes seront toujours frustrés et peut-être même
déçus par un gouvernement de gauche. Un gouvernement de gauche
absorbé dans les affaires de l’État ne percevra jamais assez
l'horizon du monde ; et il est vrai que la posture naturelle de
gauche est d'abord une posture de résistance. Une posture qui
convient rarement à celui occupe des hautes fonctions au sein de
l’État !
Gilles Deleuze à Paris en 1986 - Photographie de Gérard Ufreras |
Voir aussi :
- Changer les choses
- La perspective de changer les choses
(à propos de la citation d'Honoré de Balzac : "La résignation est un suicide quotidien")
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