Le
professeur et le sage
Julos
Beaucarne
Un
professeur éminent des philosophies va rendre visite à un sage tout
au bout de la montagne
Et dès qu'il le voit, à peine lui a-t-il dit bonjour, il lui parle à n'en plus finir de toutes les philosophies, du bien, du mal, de la vie, de la mort, des alentours de Dieu, de l'enfer, du purgatoire, des anges déchus, des Angeles, des engelures, des angelots, du nirvana, de Mahomet et de Bouddha.
Et dès qu'il le voit, à peine lui a-t-il dit bonjour, il lui parle à n'en plus finir de toutes les philosophies, du bien, du mal, de la vie, de la mort, des alentours de Dieu, de l'enfer, du purgatoire, des anges déchus, des Angeles, des engelures, des angelots, du nirvana, de Mahomet et de Bouddha.
Il y a deux tasses sur la table et le sage, tout en l'écoutant, sert le thé
Mais la tasse du philosophe déborde et le sage n'arrête pas pour autant de verser.
Voyant ça, le professeur éminent arrête son discours et lui dit avec un léger agacement
« Mais vous ne voyez donc pas que la tasse déborde ? »
« Elle est comme vous, dit le sage, elle est tellement pleine qu'on ne peut plus rien y ajouter.
Vous êtes tellement rempli que vous ne pouvez plus écouter ».
Julos
Beaucarne, album « Tours, temples et pagodes
post-industriels », 1993.
Julos Beaucarne |
Savoureuse
histoire que cette visite du philosophe au sage. Cela illustre bien
la tendance que nous avons, nous les êtres humains, d'alimenter un
discours sur toutes choses tant en paroles qu'en pensées. Ce
bavardage n'est d'ailleurs pas propre aux philosophes, mais la
particularité des philosophes est de prolonger ce flot de discours
aux entités métaphysiques, Dieu, de l'infini, du sacré, de
l'absolu, du pourquoi et du comment, sur l'être et le non-être, et
surtout d'être intarissable sur le sujet. D'où l'invitation
judicieuse du sage à chercher ces choses dans le silence plutôt que
dans le discours ou les pensées profondes et sophistiquées. Plutôt
que de vouloir absolument avoir raison sur le sujet de Dieu, de
l'infini, du sacré, de l'absolu, du pourquoi et du comment, de
l'être et du non-être, il vaut mieux accueillir le monde tel qu'il
se présente à nous dans l'ouverture du cœur ; et cette
ouverture n'est possible qu'à partir du moment où l'on s'est vidé
de ses a priori, des jugements, de l'orgueil d'avoir raison. Cette
ouverture n'est possible aussi qu'en expérimentant la simplicité,
l'absence de vanité et le silence.
Ce
silence est certainement problématique pour de nombreux philosophes.
Logos, notion centrale de la philosophie signifie autant la Raison
avec un grand R que le discours. (C'est pourquoi logos dans
l'étymologie de sciences, biologie, la connaissance du vivant,
géologie, connaissance de la Terre, mais aussi dans des termes
faisant référence au langage et au discours, logopédie, le fait
d'éduquer le langage, monologue, un discours tout seul, dialogue, un
discours à deux). Il y a aussi une formule célèbre du philosophe
allemand Martin Heidegger, qui m'avait marqué tant elle résonne de
manière étrange en moi : « Le langage est la maison
de l'Être ». En tant que philosophe bouddhiste, j'aurais
tendance à penser que si Être il y a, il doit pouvoir s'appréhender
non dans un discours toujours produit le mental, entité relative,
limitée et temporelle qui commente le monde en permanence, mais dans
le silence de la contemplation. En même temps, il est fort possible
que l'Être ne soit qu'un mirage. La vision pénétrante nous apprend
que les phénomènes sont dépourvues d'existence ultime. Nous avons
tendance à prendre les apparences pour des choses réelles ;
mais il est vrai que le langage renforce cette croyance en
l'existence réelle de ces choses en leur adjoignant des concepts et
des notions abstraites. En ce sens, on pourrait de manière
judicieuse reformuler la sentence de Heidegger : « Le
langage est la maison de l'illusion de l’Être ».
En
fait, dans l'enseignement du Bouddha, c'est toute une discipline pour
se libérer de la prison du discours. Tout d'abord, au niveau de la
conduite éthique, dans al vie de tous les jours, il faut éviter le
bavardage inutile. S'abstenir de vouloir parler à tout bout de champ
sur tout et sur rien, voilà un bon point de départ ! Appliqué
aux philosophes, ce principe éthique devient le fait d'éviter la
pédanterie, d'entretenir en permanence un discours pompeux et creux
où l'on s'écoute parler, juste pour briller en société. C'est le
démon des philosophes.
Ensuite,
il faut se libérer du bavardage mental qui occupe sans cesse notre
esprit et qui nous induit dans l'illusion que ce que nous percevons
et ce que nous conceptualisons est réel. Il faut premièrement
apaiser l'agitation mentale en pratiquant la méditation de quiétude
mentale, shamatha. Ne plus s'accrocher aux pensées qui se succèdent,
mais les laisser s'écouler. Rester concentré sur l'objet de la
méditation. Si les pensées reviennent et captent notre attention,
quand on s'en rend compte, on revient à l'objet de méditation.
Encore et encore. Au fil de notre progression dans la méditation, ce
pouvoir des pensées à capter notre attention va s'affaiblir :
le torrent des pensées deviendra un fleuve plus tranquille jusqu'au
point de devenir comme un lac dont l'eau égale n'est animée que par
quelques ridelettes quand une ondée se lève.
Concentré
dans l'instant présent, il faut s'absorber dans la perception
naturelle des choses. Il faut arrêter de tout le temps alimenter des
commentaires mentaux sur les choses perçues, arrêter de confondre
la perception sensorielle des choses et la conception mentale que
l'esprit se fait de cette chose. Comme l'enseigne le Bouddha dans le
Soûtra de Bâhiya (Bâhiya Sutta) :
« Vous
devez vous entraîner ainsi :
dans
l’acte de voir, qu’il n’y ait que le simple acte de voir,
dans
l’acte d’entendre, qu’il n’y ait que le simple acte
d’entendre
dans
l’acte de sentir, qu’il n’y ait que le simple acte de sentir,
dans
l’acte de connaître, qu’il n’y ait que le simple acte de
connaître.
C’est
comme cela, ô Bâhiya, que vous devez vous entraîner.
Pour
vous, ô Bâhiya, c’est dans votre acte de voir, où n’est plus
que le simple acte de voir, dans votre acte d’entendre, où n’est
plus que le simple acte d’entendre, dans votre acte de sentir, où
n’est plus que le simple acte de sentir, dans votre acte de
connaître, où n’est plus que le simple acte de connaître, que, ô
Bâhiya, vous n’êtes plus quelqu’un venant de ces choses-là.
Lorsque
vous n’êtes plus quelqu’un venant de ces choses-là, vous n’êtes
plus là.
Lorsque
vous n’êtes plus là, vous n’êtes pas non plus ici.
Vous
n’êtes pas non plus entre les deux.
C’est
simplement la fin de la souffrance.1
»
La
sagesse ne se trouve pas dans le fait d'élever sa pensée et son
flux mental toujours plus jusqu'au point de trouver de hautes vérités
transcendantes, mais bien de demeurer sereinement dans la perception
des choses présentes ici et maintenant. Pour reprendre notre petite
histoire de la rencontre autour d'une tasse de thé. Quand le sage
voit la théière, il ne voit que la théière, rien d'autre. Un être
ordinaire verra aussi la théière, mais il surajoutera à cette
perception simple un concept de « théière » dans lequel
il va enfermer l'objet pendant tout le temps qu'il sera en présence
de la théière. Il faudra que la théière se brise en mille
morceaux pour qu'il révise son concept de la théière. Le sage lui
aura été présent à toutes les moments de vision, les différentes
formes visibles que procure la théière.
Pareillement,
quand le sage goûte le thé, il n'expérimente que le goût du thé,
sans apporter toute une série de notions, de concepts ou de
jugements sur le thé qui s'interpose entre lui et l'expérience
directe du thé. Quand il sent la chaleur émanant de la théière,
il est pleinement présent à cette sensation de chaleur, sans que la
distraction produite par son mental n'interfère et l'écarte de
cette présence aux choses en nourrissant toute une prolifération de
pensées qui écarte le sujet de l'expérience vécue du monde.
Pour
autant, le sage n'est pas quelqu'un qui ne pense pas, se contentant
d'être simplement présent au monde physique qui l'entoure. Tout
comme le monde, un sage pense et sait des choses. Mais il vit
simplement la perception de ses pensées sans y surajouter un tas de
commentaires mentaux qui s'enchaînent les uns aux autres. « Dans
l’acte de connaître, qu’il n’y ait que le simple acte de
connaître ». Il faut aussi
préciser que dans l'analyse bouddhique de l'être humain, le mental
est considéré une comme une faculté sensorielle dont le rôle est
de percevoir tous les phénomènes mentaux : les idées, les
pensées, les souvenirs, l'imagination, les émotions, etc.... C'est
une faculté sensorielle un peu spéciale puisque d'une part elle
perçoit des choses qui ne sont pas matérielles comme les autres, et
d'autre part, le mental conçoit les phénomènes qu'il va ensuite
percevoir ; mais c'est néanmoins une faculté sensorielle. Et
l'on gagne à bien distinguer ces différentes perceptions entre
elles : que les perceptions physiques ne soient pas mêlées à
des concepts, des notions, des jugements qui relèvent du mental,
tout dans un grand enchevêtrement difficilement démêlable. La
méditation est justement cet effort de démêler la perception
directe des choses de la perception conceptuelle afin de ne pas
laisser de terrain propice à la prolifération des pensées dans le
mental, prolifération qui cause une grande agitation au niveau
psychologique ainsi que de l'attachement.
Et
pour finir, je dirais que même cet enseignement de discriminer entre
perception directe et perception conceptuelle devra être aussi
abandonnée. Ce n'est qu'un ensemble de concepts, un ensemble de
phénomènes mentaux qui captive un moment l'esprit et indiquent une
direction à suivre, mais auquel un sage ne s'attachera pas. Le sage
prend le thé, ne fait pas autre chose que prendre que le temps, mais
ne cherche à ne rien d'autre qu'à prendre le thé. Le sage est
libre de boire le thé ou de rêver à autre chose. Le sage ne
s'efforce plus d'être libre. Il est libre. Une célèbre métaphore
du Bouddha compare son propre enseignement, le Dharma, à un radeau.
Le radeau est bien utile pour franchir la rivière. Mais une fois la
rivière traversée, il est absurde d'emporter le radeau partout avec
soi parce qu'à un moment donné, ce radeau nous a bien été utile.
Pareillement, rien ne sert de s'attacher aux enseignements et à tous
les concepts qu'il charrient dès lors qu'on s'est pleinement libéré.
Le sage écoute le monde.
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