Les quatre incommensurables selon le bouddhisme tibétain
Ce
texte que vous êtes en train de lire est le premier d'une petite
série sur la présentation des quatre qualités incommensurables –
amour, compassion, joie et équanimité – dans l'école nyingmapa
du bouddhisme tibétain. Il s'agira à chaque fois de commentaires
d'un passage de « Notes de mémoire sur le Chemin de la
Grande Perfection » de Ngawang Palzang (1879 - 1941), qui
est lui-même un commentaire du « Chemin de la Grande
Perfection » de Dza Patrül Rimpotché (1808 – 1887) qui
est lui-même un commentaire de « L'essence du cœur de
l'immensité » de Jigmé Lingpa (1730 – 1798). Le
« Chemin de la Grande Perfection » ainsi que les
« Notes de mémoire sur le Chemin de la Grande Perfection »
ont été publiés aux éditions Padmakara, le premier en 1997 et le
second en 2014 (pp. 157 – 174). Les parties en italique sont le
texte de « Notes de mémoire sur le Chemin de la Grande
Perfection » (pp. 158 – 161).
NB
sur la traduction employée : le comité de traduction Padmakara
utilise « quatre immensurables » pour désigner l'amour,
la compassion, la joie et l'équanimité. J'emploie pour ma part
l'expression plus courante de « quatre incommensurables ».
D'autres traducteurs dont Philippe Cornu emploient l'expression de
« quatre illimités ». L'idée est dans chaque cas de
sentiments bienveillants et pacifiques qui s'étendent partout sans
aucune limite et sans qu'on puisse en mesurer ni l'étendue, ni
l'intensité, ni le nombre des êtres sensibles qui ont été touchés
par ces quatre sentiments. Le comité Padmakara utilise le terme
« impartialité » pour le sanskrit « upeksha »
alors que j'emploie le terme beaucoup plus courant d' « équanimité ».
Notez bien que cette traduction d'impartialité dans le contexte du
bouddhisme tibétain est intéressante car elle rend de cette
mentalité d'égaliser les affects d'attachement et de répulsion. Je
reviendrai sur cette notion quand j'aborderai dans le prochain
article l'équanimité ou impartialité.
« Commencez
donc par entraîner votre esprit à l'aide des quatre
incommensurables, car autrement vous ne pourrez pas vous libérer des
pensées et des comportements égoïstes. Or il n'est d'exemple d'un
être qui aurait réussi, dans le domaine du Dharma comme celui du
monde ordinaire, à réaliser ses souhaits en n'aspirant qu'à son
bien personnel. Vérifiez-le par vous-même, et vous verrez que les
dirigeants de ce monde, les ministres et autres puissants personnages
qui considèrent avant tout leur propre intérêt finissent par
sombrer dans la pire des infortunes en causant à la fois leur perte
et celle des autres. Dans le domaine du Dharma, les auditeurs et les
bouddhas-par-soi, qui poursuivent également leur propre intérêt,
ne recueillent ni les qualités correspondant aux différentes terres
des bodhisattvas, ni celles qu'atteignent les Bouddhas. Tout cela
parce qu'ils poursuivent leur propre intérêt. Ne cédez donc pas à
l'envie d’œuvrer à votre propre bien et, suivant le conseil de
Shāntideva,
cultivez l'intention de l'esprit d’Éveil ».
D'entrée
de jeu, Ngawang Palzang oriente les quatre qualités incommensurables
dans le sens d'une lutte du pratiquant du Dharma contre son égoïsme.
Les quatre qualités incommensurables sont d'abord là pour nous
arracher à l'égoïsme et nous tirer vers l'altruisme, la
considération de l'intérêt d'autrui. La pratique de l'amour, de la
compassion, de la joie et de l'équanimité est une forme
d'abnégation : « Ne cédez donc pas à l'envie
d’œuvrer à votre propre bien et (...) cultivez l'intention de
l'esprit d’Éveil ». Il y a un choix clair à faire :
soit on travaille pour son propre intérêt égoïste, soit on
travaille pour l'intérêt des autres. Il faut choisir l'une ou
l'autre de ces directions, mais on ne saurait se couper en deux pour
aller dans ces deux directions. La pratique des quatre
incommensurables requiert donc un sacrifice, le sacrifice de ses
propres intérêt.
Je
vois pour ma part les choses autrement : les quatre
incommensurables sont avant toute autre chose des remèdes à la
haine, la malveillance, le mépris, la cruelle indifférence à la
souffrance des autres, la jalousie, le désespoir, l'instabilité
émotionnelle... La dissipation de l'égoïsme et le désir altruiste
viennent dans un second temps. Donnons un exemple. Imaginons un
individu égoïste qui ne pense qu'à son petit confort personnel, à
son argent et à son bien-être immédiat. Imaginons que cet individu
égoïste se décide à pratiquer l'amour, la compassion, la joie et
l'équanimité sans remettre en question son égoïsme de base. Avec
l'amour bienveillant, il va souhaiter le bien des autres ; avec
la compassion, il va souhaiter que ces autres soient guéris de
toutes les douleurs ; avec la joie, il va se réjouir des
qualités des autres ainsi que de leurs actes bienveillants ;
avec l'équanimité, il va apaiser son esprit. Dans un premier temps,
cela ne va pas impacter son égoïsme. Ce sera juste un égoïste
moins colérique, moins haineux, moins agité, moins indisposé par
autrui, mais par contre, plus tolérant, plus souriant, plus
accueillant et faisant preuve preuve de plus de chaleur humaine. Mais
dans un second temps, après s'être imprégné encore et encore de
ces quatre qualités incommensurables, le désir de voir les autres
heureux va pousser cet égoïste à sortir de son égoïsme pour leur
venir en aide. En fait, il n'aura même pas l'impression de sortir de
son égoïsme. Simplement, au lieu du désir d'acheter de nouveaux
vêtements ou le smartphone dernier cri, son envie sera d'apporter un
soutien ou un réconfort à autrui. Sans s'en rendre compte, son
bonheur personnel passera par le bonheur d'autrui.
Il
me semble que la pratique des quatre incommensurables ne requiert pas
une lutte d'emblée contre son égoïsme. Ce n'est pas d'emblée un
souci d'abnégation, une morale sacrificielle et religieuse où l'on
abandonne tout à l'autre. En fait, la pratique même des quatre
qualités incommensurables est là pour dissoudre les distinctions
illusoires entre soi et autrui. On ne vit pas dans des petites bulles
indépendantes les unes des autres, petites bulles où seul
prévaudrait son intérêt personnel. Nous vivons tous dans un seul
et même monde où tout est relié. Les quatre qualités
incommensurables permettent de réaliser cela et, par le souci de
l'autre, de dépasser sa petite bulle d'intérêt personnel égoïste.
Je suis d'accord avec Ngawang Palzang quand il dit que les gens
influents qui « considèrent avant tout leur propre intérêt
finissent par sombrer dans la pire des infortunes en causant à la
fois leur perte et celle des autres ». On ne gagne rien à
faire l'apologie de l'égoïsme et la recherche frénétique du
profit pour soi-même : au final, on se nuit à soi-même et on
nuit à l'ensemble de la société. Mais là où je m'écarte de lui
(et du bouddhisme tibétain en général), c'est que la pratique
méditative des quatre qualités incommensurables ne nécessite pas
tout de suite de quitter sa propre recherche de bonheur ou de
bien-être et de sacrifier tout pour autrui. Cet état d'altruisme
est plus une conséquence d'avoir répandu l'amour bienveillant, la
compassion, la joie et l'équanimité qu'une cause qui nous pousser
vers ces quatre qualités.
*****
« L'esprit
d’Éveil est le plus précieux des joyaux :
Engendrons-le
si ce n'est déjà chose faite ;
Engendré,
que jamais il ne décline
Mais
ne cesse de s'intensifier !
(Shāntideva)
Le
premier vers, « L'esprit d’Éveil est le plus précieux des
joyaux », expriment le désir que tous les êtres atteignent la
bouddhéité. La méthode qui permet de l'engendrer, « si ce
n'est déjà chose faite », consiste à entraîner son esprit à
l'aide des quatre incommensurables ; et la méthode qui permet
que « jamais il ne décline, mais ne cesse de s'intensifier »
consiste à cultiver le suprême esprit d’Éveil, puis à
s'entraîner à en observer les préceptes. Ces moyens de produire
l'esprit d’Éveil, de l'empêcher de faiblir et de le faire croître
toujours davantage sont, sous leur forme détaillée, les quatre
incommensurables ; sous leur forme intermédiaire, l'amour et la
compassion ; et sous leur forme succincte, la seule
compassion. »
On
reconnaît là dans la formule de Shāntideva
l'effort juste, l'un des huit sentiers du Noble Octuple Sentier
enseigné par le Bouddha, l'effort juste ici appliqué à l'esprit
d’Éveil (bodhicitta en sanskrit) :
- 1°) faire apparaître l'esprit d’Éveil s'il était absent de notre esprit,
- 2°) empêcher qu'il disparaisse de notre esprit s'il était apparu,
- 3°) empêcher qu'il décline s'il était déjà fermement implanté en nous,
- 4°) faire en sorte qu'il croisse et prospère en nous de plus en plus jusqu'au point où cet esprit d’Éveil transforme complètement notre esprit en la conscience éveillée d'un Bouddha.
Il
faut noter que l'esprit d’Éveil n'est pas seulement composé des
quatre qualités incommensurables, mais aussi des trois Portes de la
Sagesse que sont : 1°) la vacuité, 2°) l'absence de
caractéristique, 3°) l'absence de souhait ; ainsi que les
quatre établissements de l'attention : 1°) l'attention au
corps, 2°) l'attention aux sensations, 3°) l'attention à l'esprit,
4°) l'attention aux objets de l'esprit. De manière générale,
l'attention soutenue ou pleine conscience est un élément essentiel
de l'esprit d’Éveil. Dans le Soûtra des Quatre Établissements de
l'Attention, le Bouddha dit que l'attention est un véhicule unique
vers le suprême Éveil ou Nirvāna.
*****
« Il
faut distinguer les quatre incommensurables qui permettent de faire
naître l'esprit d’Éveil, des quatre états qui conduisent à
renaître dans les Quatre Demeures de Brahmā et portent le nom de
Prêtre de Brahmā, etc... Ces quatre états – l'amour, la
compassion, la joie et l'équanimité – sur lesquels on médite
sont en effet restreints, au sens où ni leur but, ni l'attitude qui
les sous-tend ne sont incommensurables.
La
raison pour laquelle ces quatre états ne sont pas dits
incommensurables est qu'ils ne s'accompagnent ni de la détermination
de se libérer du samsāra, ni de l'esprit d’Éveil, ni de la vue
de la vacuité, ni de la Sagesse qui permet de réaliser
l'inexistence du soi. Leur objectif est limité, comme celui d'une
femme au grand cœur qui agit en mère uniquement préoccupé par le
bonheur et le bien-être de son propre enfant. Mais si l'on emporte
ces quatre pensées sur la voie de l'omnisciente bouddhéité, elles
deviennent alors incommensurables. Lorsqu'on pratique la Voie, les
quatre incommensurables précèdent les trente-sept auxiliaires de
l'Éveil, et lorsqu'on atteint le fruit, ce sont les quatre
incommensurables d'un bouddha. Les quatre incommensurables doivent
donc leur nom au fait que l'objet, l'état d'esprit et le fruit qui
les caractérisent sont incommensurables. »
Les
quatre qualités incommensurables sont aussi appelés les « quatre
demeures de Brahmā ». En fait, on retrouve cette pratique pas
seulement dans le bouddhisme, mais aussi dans l'hindouisme et le
jaïnisme. Pour le Bouddha, c'était d'abord un moyen de reconnaître
qu'il peut y avoir une part de vérité dans les autres religions :
ceux qui ne pensent pas comme nous ne sont peut-être pas
intégralement en tort et pas intégralement non plus des salopards !
Voilà un remède essentiel contre les fanatismes religieux. Ensuite,
l'idée était que la pratique soutenue et répétée des quatre
qualités incommensurables permettaient de renaître dans les mondes
divins des Brahmā, mondes tout à fait étonnants aux dimensions
infinies où tout baigne dans une béatitude inimaginable.
Dans
ces mondes divins de Brahmā, tout est construit à partir d'amour,
de compassion, de joie et d'équanimité, tout comme notre monde est
bâti à partir de terre, de pierres, de bétons, de verres, de bois,
etc... Les éléments de base de ces mondes divins sont l'amour, la
compassion, la joie et l'équanimité. C'est pourquoi on appelle ces
qualités « demeures de Brahmā », à la fois la pratique
de l'amour, de la compassion, de la joie et l'équanimité, mais
aussi la conséquence karmique de répandre ces nobles sentiments
partout autour de soi et dans l'univers. Pour nous, simples mortels
vivant dans un monde si rude et si dur, une monde aussi
extraordinaire, cela dépasse complètement notre entendement.
Néanmoins,
le khenpo Ngawang Palzang a raison de dire que ces demeures de
Brahma, aussi vastes et infinies puissent-elles être, ont aussi
leurs limites :
- Une limite spirituelle, il existe des mondes divins au-dessus de ces mondes de Brahmā, notamment des mondes divins de la Sans-Forme, mais aussi et surtout le dépassement ultime du cycle du samsāra et la libération dans la « sphère de cessation des sensations et des perceptions », c'est-à-dire le Nirvanā.
- Une limite temporelle, puisque les demeures de Brahmā, étant un état conditionné, sont sujettes à l'impermanence. Même si une heure dans notre monde correspond à mille ans dans ce monde de Brahmā, et que la durée de vie y est incomparablement plus élevée que nos brèves vies, ce temps-là aussi gigantesque soit-il n'est pas infini. Et tôt ou tard, voire très tard, on finit par retomber de ces états merveilleux.
- Une limite dans la connaissance. Dans le monde de Brahmā, on n'est pas emprisonné dans l'illusion qui sépare les individus. On voit que tous les êtres sont liés les uns aux autres. Mais on est encore emprisonné dans l'idée fallacieuse d'un Soi, d'une âme existent de manière ultime.
Il
est donc important dans la pratique du Dharma de dépasser ces états
de Brahmā. Mais deux mentalités se font jour sur cette question :
celle du bouddhisme ancien et celle du bouddhisme du Grand Véhicule
(branche dont se revendique le bouddhisme tibétain et ici Ngawang
Palzang). Dans le bouddhisme ancien, les quatre qualités
incommensurables ont pour synonyme les quatre demeures de Brahmā. Il
faut les développer jusqu'à ce qu'ils se propagent sans limite dans
toutes les directions ; et puis, il conviendra de dépasser les
limitations inhérentes à cette pratique par la méditation du
non-soi et de la vacuité. Dans le bouddhisme du Grand Véhicule par
contre, on insiste sur la nécessité de méditer conjointement la
vacuité et la compassion. Ici, la compassion est la « forme
succincte » pour parler des quatre incommensurables, comme le
dit Ngawang Palzang plus haut.
Dans
la mentalité du Grand Véhicule, il faut pratiquer conjointement
l'union de chacune des quatre qualités incommensurables avec la
vacuité. Dès qu'on pratique l'amour par exemple, il faut voir que
l'amour bienveillant n'est qu'une apparence de même que les êtres
sensibles qui reçoivent cet amour bienveillant et que nous-mêmes
qui émettons cet amour bienveillant, nous sommes l'illusion d'un
« je », d'un « moi ».
*****
« Selon
les textes, l'enseignement des quatre incommensurables commence par
l'amour. Mais dans la tradition des instructions cruciales, quand on
en commence pas par méditer sur l'équanimité, les autres pensées
ne peuvent mener qu'aux états de Brahmā. C'est donc par
l'équanimité qu'il faut commencer. »
Ici,
Ngawang Palzang différencie les enseignements des soûtras qui
mentionnent les quatre qualités incommensurables toujours dans
l'ordre suivant : amour bienveillant, compassion, joie,
équanimité. Et l'enseignement du Dzogchen qui stipule ces quatre
mêmes qualités en plaçant l'équanimité en premier. Ce qui
donne : équanimité, amour bienveillant, compassion et joie.
L'idée est que l'équanimité est essentielle pour ne pas
différencier entre les êtres sensibles, penser par exemple que
certains personnes méritent notre amour et d'autres moins, voire pas
du tout.C'est là où la traduction du comité Padmakara du terme
« upeksha » en « impartialité » plutôt
qu'en « équanimité » fait tout son sens. Dans la
mentalité du Dzogchen, on devrait donner le même amour et la même
compassion à tout le monde en toute impartialité, faute de quoi on
ne dépasse pas les émotions d'attachement et de répulsion.
Je
ne suis pas vraiment d'accord avec cette vision des choses :
tout d'abord, l'équanimité n'est pas seulement une impartialité de
considération entre les êtres, c'est aussi la capacité de rester
face à des sensations bonnes ou mauvaises et aussi face à des
événements agréables ou désagréables. C'est pourquoi le terme
« équanimité » me semble globalement meilleure que
« impartialité ».
Ensuite,
cette idée de mettre à égalité tous les êtres sensibles dans
notre cœur me semble problématique. Nous avons des amis et nous
avons une famille. En soi, ce n'est pas un problème. Ce qui est
problématique, c'est quand l'attachement à nos amis et à notre
famille en vient à nous aveugler et à susciter des émotions
négatives. Je pense qu'on aimera toujours plus sa famille et ses
amis avec qui on a noué des liens plutôt que d'illustres inconnus.
Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que cet amour n'est pas
« maitri », l'amour bienveillant que l'on peut
avoir envers tout le monde, voire même à l'égard de ses ennemis.
Cet amour bienveillant est sans limite, un amour inconditionnel qui
ne réclame rien à la personne aimée et qui subsiste même au-delà
des tromperies et des trahisons. L'amour envers sa famille ou ses
amis est une forme d'amour beaucoup plus localisée et limitée ;
mais cela procure une chaleur humaine essentielle dans l'existence.
J'avais abondamment développé cette idée dans mon article « Éros,philia et agapé ».
Je
trouve dérangeante cette idée qu'il faudrait nécessairement
renoncer à tous nos liens sociaux afin d'être dans l'impartialité
et de donner à chacun exactement la même dose d'amour. La vie fait
que nous avons des préférences. Cela n'est pas un problème ;
mais ça en devient un dès lors que ces préférences créent de
l'attachement et toutes sortes d'émotions négatives comme la
jalousie, la colère, etc... Il y a là une nuance qui a toute son
importance. Peut-être suis-je trop méfiant mais je me demande si
cette insistance sur le renoncement aux liens sociaux dans le
bouddhisme tibétain n'est pas une façon voilée de briser les liens
sociaux pour mieux mettre le jeune moine ou le laïc à la merci
d'une hiérarchie religieuse qui a intérêt à ce que l'individu
soit coupé de son environnement social pour mieux le manipuler...
Enfin,
je voudrais dire que, d'un point de vue pédagogique, cela ne me
dérange pas qu'on parle de l'équanimité comme le veulent les
maîtres du Dzogchen. Pourquoi pas s'ils veulent mettre l'accent sur
l'équanimité ? Mais par contre, d'un point de vue pratique,
cela n'a aucun sens de dire qu'il faut faire rayonner d'abord
l'équanimité ou l'amour. En fait, il faut pratiquer ce qui s'impose
dans la situation présente. Imaginez que vous soyez dans un hôpital
avec des personnes gravement blessées. Peut-être que la compassion
est plus judicieuse dans cette situation. Vous voyez des personnes
admirables qui pratiquent la méditation, la conduite éthique et
l'étude du Dharma, et vous trouverez l'occasion rêvée pour
pratiquer le joie. Je ne pense qu'il y a ait un ordre établi à
suivre à la lettre systématiquement. Parfois vous aurez envie de
pratiquer une seule des quatre qualités incommensurables, parfois
deux, parfois les quatre dans l'ordre qui vous conviendra le mieux.
Cela dépendra de vous. L'important de constamment revenir à
l'activité de faire rayonner les quatre qualités incommensurables,
le plus souvent possible et le plus intensément possible à chaque
fois. C'est là une pratique qui ne doit jamais vous quitter t que
vous n'épuiserez jamais.
*****
« La
définition de l'amour, ce qui le caractérise, ou encore son
expression, c'est le désir que les êtres connaissent le bonheur et
les causes du bonheur. Pour la compassion, c'est que les êtres
soient libérés de la souffrance et des causes de cette souffrance ;
pour la joie empathique, qu'ils ne soient jamais privés de bonheur ;
et pour l'équanimité, qu'ils soient libres d'attachement et
d'aversion.
Les
quatre incommensurables peuvent avoir une référence ou en être
dépourvus. Quand on leur donne une référence, ces quatre pensées
ont un objet et une expression. Pour l'amour, par exemple, vous
penserez : « Puissent tous les êtres, mes mères, aussi
loin que s'étend l'espace, jouir du bonheur et des causes du
bonheur ! » L'objet de votre amour, ce sont tous les êtres
privés de bonheur, et son expression, le désir qu'ils possèdent
tous le bonheur et les causes du bonheur.
L'objet
de la compassion, ce sont tous les êtres qui souffrent, et son
expression, le désir qu'ils soient libérés de la souffrance et des
causes de la souffrance. L'objet de la joie empathique, ce sont tous
les êtres qui possèdent le bonheur et ses causes ; et son
expression, le désir qu'ils n'en soient jamais privés. Enfin,
l'équanimité a pour objet l'attachement et l'aversion, à la fois
les nôtres et ceux d'autrui. Son expression est le désir que ces
sentiments s'égalisent, autrement dit qu'ils disparaissent pour
faire faire place au désir d'aider les autres. Méditer ainsi sur
les quatre incommensurables consiste donc à leur donner un objet et
une expression.
Pour
ce qui est des quatre incommensurables dépourvus de référence, si
vous êtes débutants, vous vous entraînerez à percevoir toutes
choses selon les huit métaphores de l'illusion : comme des
apparitions magiques, comme un rêve, etc... Si vous un pratiquant
réalisé, vous cultiverez l'amour, la compassion, etc., comme des
manifestations naturelles de la « sagesse non-conceptuelle
tout-accomplissante » dans laquelle vous demeurerez uniment. »
On
peut méditer les quatre incommensurables avec tout un cadre de
références : des pensées, une définition précise, un objet
sur lequel va porter la qualité incommensurable en question, une
façon de formuler en pensées ou en paroles cette qualité
incommensurable. Mais cela peut aussi se faire dans le silence de la
méditation, sans ce cadre de référence : éprouver ce
sentiment vaste et océanique de l'équanimité tout comme le
sentiment de l'amour bienveillant, celui de la compassion ou enfin
celui de la joie. Idéalement, il faut pouvoir passer de l'un à
l'autre. Ngawang Palzang explique très bien l'objet et l'expression
de ces quatre sentiments avec références conceptuelles à l'appui.
Concernant
les quatre incommensurables, il encourage à méditer ce sentiment en
parallèle des huit métaphores de l'illusion. Dans ces huit
métaphores, les phénomènes sont comparés :
- 1°) à un rêve : qui semble réel tant qu'on est endormi, mais qui s'évanouit dès le moment du réveil.
- 2°) à une illusion magique : qui se manifeste, qui nous trompe, mais qui n'a pas de substance réelle.
- 3°) à une illusion d'optique : qui donne à penser quelque chose qui n'est pourtant pas là.
- 4°) à un mirage : vers lequel on se dirige, mais qui s'avère être une illusion, rien que du sable.
- 5°) à un écho : qu'on entend, mais qui n'est pas la voix proprement dite.
- 6°) à une ville d'esprit mangeurs d'odeurs : qui apparaît au contour d'une odeur et qui se défait dès lors l'odeur disparaît,
- 7°) à un reflet : qui apparaît, mais qui n'est pas la chose reflétée
- 8°) comme une ville fantôme : quelque chose qui apparaît, qui peut nous faire peur, mais n'a pourtant aucune substance.
Mais
il faudra abandonner même ces métaphores pour résider dans le
sentiment pur et silencieux de bienveillance, d'envie d'apporter du
réconfort autour de soi et de paix intérieure. Dès lors que ce
sentiment disparaît pour laisser au flux incessant des pensées. Il
est bon de revenir aux sentiments incommensurables avec leur cadre de
références conceptuelles. Il m'arrive aussi souvent de visualiser
l'amour, la compassion, la joie ou l'équanimité sous la forme d'une
lumière chaude et colorée qui se propage dans le monde. Et puis
j'abandonne ces formes mentales et ces références conceptuelles
pour revenir au silence du sentiment pur. Cela encore et encore.
C'est un processus sans fin....
Frédéric Leblanc, le 16 février 2018.
Siriwan Srisuwan |
Voir sur le site des éditions Padmakara :
- "Notes de mémoire sur le Chemin de la Grande Perfection" de Ngawang Palzang
- "Le chemin de la Grande Perfection" de Patrül Rimpotché.
Sur la méditation des Quatre Qualités Incommensurables :
Les différentes formes de l'amour et comment concilier ces différentes formes avec sagesse.
- Faire rayonner les quatre qualités
- Faire rayonner les quatre qualités
- Les Quatre Demeures de Brahmā : amour illimité, compassion illimitée, joie illimité et équanimité illimitée
On pense parfois que la compassion consiste à s'affliger soi-même de la détresse des autres, mais, dans la philosophie du Bouddha, rien de tout cela : la compassion est définie comme le souhait ardent que les autres soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance.
- Joie
Qu'est-ce que la joie spirituelle prônée par le Bouddha ?
L'équanimité dans la méditation, l'apaisement des remous de la vie. Comment la pratiquer ? Comment la mettre en œuvre dans la vie de tous les jours ?
Voir aussi :
- Esprit d’Éveil
Comment produire l'esprit d’Éveil ou bodhicitta? L'esprit d’Éveil est le souhait que tous les êtres soient libérés de la souffrance et deviennent des êtres pleinement éveillés. Les enseignements du lama tibétain Dza Patrül Rimpotché (XIXème siècle).
- Empathie et altruisme
Développer l'empathie et l'altruisme selon la philosophie bouddhiste
- Compassion (Dalaï-Lama)
Le bonheur est-il en nous ? Ou se trouve dans notre relation avec les autres ?
Peut-on se libérer des chagrins d'amour ? En quoi se différencient amour conjugal et amour bienveillant dans la philosophie du Bouddha ?
Khenpo Ngawang Palzang |
Voir tous les articles et les essais autour de la philosophie bouddhique du "Reflet de la Lune" ici.
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
Bonjour,
RépondreSupprimerVos textes m'accompagnent au quotidien. Ils viennent renforcer cette conviction quant à ce choix que j'ai entrepris il y'a deux ans : suivre la Voie, étudier le Dharma. Le contenu de votre blog est une mine d'or pour qui veut comprendre la philosophie bouddhiste. Je n'ai pas la possibilité de suivre les enseignements d'un maître. Néanmoins, j'étudie en autodidacte et il me semble que la lecture des grands textes bouddhistes, éclairés par les explications de personnes expertes (parmi lesquelles vous comptez) suffit à me guider. Je vous suis grée de votre contribution à la diffusion de cette pensée et de cet art de vivre.
G
Merci beaucoup pour votre commentaire que je prends pour un encouragement !
RépondreSupprimerFrédéric.