Un nomade de la raison
sur les chemins d’Élis à Taxila
6ème partie
Un nomade de la raison
6ème partie
Le Bouddhisme
Le
Bouddha a eu deux très grands disciples : Shâriputra et
Maudgalyâyana. Il serait intéressant de se pencher sur le parcours
spirituel de ces deux-là parce que leur évolution est emblématique
d’une relation au doute et au scepticisme et du dépassement de
ceux-ci. Shâriputra et Maudgalyâyana1,
tous deux issus d’une famille de brahmanes, avaient décidé de
quitter la vie laïque pour devenir ascètes errants dans la quête
résolue de trouver la vérité. Après avoir écouté toutes sortes
de doctrines de différents maîtres, les deux se rallièrent à un
maître qui s’appelait Sanjaya Belatthiputta.
On ne sait pas
grand-chose de Sanjaya ; les principales informations sont
d’ailleurs de sources bouddhiques, ce qui rend difficile une
connaissance objective de sa vie et de sa doctrine. Mais toujours
est-il que l’on peut considérer comme établi qu’il professait
un fort scepticisme (si ce n’est que le terme de « scepticisme »
est peut-être quelque peu anachronique en regard du fait que Pyrrhon
à qui on doit l’école nommée « scepticisme » a vécu
deux siècles après Sanjaya et le Bouddha, si l’on accepte la
chronologie la plus souvent acceptée par les érudits, à savoir
-560/-480 comme de date de naissance et mort du Bouddha). Sanjaya ne
répondait clairement à aucune question métaphysique importante qui
animait l’Inde philosophique de l’époque2 :
- Existe-t-il un monde au-delà de notre univers visible ?
- Après la mort du corps physique, apparaît-on dans le monde de l’au-delà par une naissance purement mentale ou par le biais d’une naissance spontanée ?
- Les bonnes ou mauvaises actions que l’on a accomplies durant cette existence portent-elles de bons ou mauvais fruits dans la vie suivante ?
- Enfin, un Être entièrement libéré, un Sage, que devient-il après la mort ? Existe-t-il encore ou non ?
Ce qui apparaît comme choquant pour
l’époque, c’est que Sanjaya refuse aussi de se prononcer sur la
troisième antinomie, à savoir si les actions morales sont
récompensées ou non, et de donc de prendre une quelconque décision
claire et tranchée concernant la vie éthique.
Un, jour, le roi Ajattasattu du Magadha
(situé dans l’actuel Bihar) raconte au Bouddha ses visites auprès
des différents maîtres qui vivaient à l’époque dans la région
et résume dans les grands traits chacune de leur doctrine
respective. Il termine par Sanjaya qui fut celui qui l’a le plus
déconcerté :
« -
Maître Sanjaya, voyez tous ces braves artisans et corps de métier :
cornac, dresseur de chevaux, conducteurs de char, archers, porteurs,
aides de camp, officiers d’approvisionnement, officiers,
éclaireurs, soldats, guerriers en armure, guerriers vêtu de cuir,
domestiques, tailleurs, barbiers, surveillant des bains, cuisiniers,
tresseurs de guirlande, blanchisseurs, tisserands, cordonniers,
potiers, calculateurs, comptables et tout autre artisan de la sorte.
Chacun vit des fruits de son art qui sont visibles ici et maintenant.
Ils donnent du plaisir et du bonheur à eux-mêmes, à leurs parents,
à leur femme et enfants, à leurs amis et à leurs collègues. Ils
disposent d’excellentes offrandes aux prêtres et aux
contemplatifs, qui conduisent ainsi au ciel, menant au bonheur et à
des renaissances célestes. Est-il également possible d’établir
de manière similaire un fruit de la vie contemplative qui soit
visible ici et maintenant ?
Ainsi questionné, Sanjaya
répondit :
-
Si vous m’interrogez sur l’existence d’un autre monde, eh bien,
si je pensais qu’il en existe un, je le dirais. Mais je ne le dis
pas. Et je ne pense pas qu’il soit comme ceci ou comme cela. Et je
ne pense pas qu’il soit autrement. Et je ne nie pas son existence.
Et je ne dis pas d’un autre monde qu’il n’est ni existant, ni
non-existant. Et si vous me demandez si des êtres renaissent
spontanément, ou s’il existe un fruit, un résultat d’actions
bonnes ou mauvaises, ou un Tathâgata3
a ou n’a pas d’existence après la mort, à chacune de ces
questions je donnerai la même réponse.
Ainsi,
lorsqu’il fut interrogé sur les fruits de la vie contemplative
visibles ici et maintenant, Sanjaya Belatthiputta répondit en
restant évasif. C’était comme une personne, quand on l’interroge
sur la mangue, répond à propos d’une pomme, ou quand on
l’interroge sur la pomme, répond à propos de la mangue. De la
même manière, lorsqu’il fut interrogé sur les fruits de la vie
contemplative visibles ici et maintenant, Sanjaya Belatthiputta
répondit en restant évasif. Alors, une pensée se présenta à
moi : « Celui-ci, parmi tous les prêtres et contemplatifs
que j’ai pu rencontrer, est certainement le plus fou et le plus
confus d’entre eux. Comment peut-il, quand je l’interroge sur les
fruits de la vie contemplative, répondre par l’évasion, par la
tergiversation ?4 »
Quelque soit le sujet, Sanjaya refuse
de délibérer, considérant chaque problématique comme trop
complexe et trop ambiguë pour être traitée en proposition simple.
On voit aussi que ce qui choque le roi Ajattasattu, ce n’est pas
tellement le refus de répondre à des questions métaphysiques, mais
c’est l’attitude de tergiverser aussi sur la question éminemment
pratique de l’utilité concrète d’une vie de contemplation et de
renoncement. Or Sanjaya ne s’engageait pas plus sur ces
questions-là que sur d’autres.
Le refus de toute implication dans
un sens ou dans un autre faisait visiblement partie intégrante de sa
doctrine et de sa manière d’être. Le Bouddha disait de Sanjaya
qu’il s’échappait constamment comme une anguille. Si l’on
prend à la lettre le jugement d’Ajattasattu, ce n’est pas un
penseur que l’on serait tenté de tenir en grande estime !
Mais fort vraisemblablement, Sanjaya devait être un penseur
autrement plus fin et subtil que ce que le roi du Magadha pouvait en
discerner. En témoigne le fait que Shâriputra et Maudgalyâyana ait
été ses deux plus grands disciples ; or tous les textes
s’accordent sur la très haute qualité intellectuelle et morale de
ces deux-là. Le fait d’avoir eu une formation sceptique a
peut-être été dans leur cas un formidable moyen de se préparer à
la compréhension de la doctrine du Bouddha.
C’est ce que suggère la rencontre
entre Shâriputra et Assajit, un des cinq premiers disciples du
Bouddha. Ce dernier ne se sentant pas en mesure d’expliquer les
détails de la doctrine de son maître, le Bouddha, il se contenta de
la résumer par cette strophe :
« De
tout ce qui est produit par une cause,
L’Ainsi-Allé en a dit la cause
Ainsi que la cessation,
Telle
est la doctrine du Grand Renonçant 5 ».
Cette
strophe est restée célèbre, et on la récite encore aujourd’hui
comme un mantra en pâli dans les pays de l’Asie du sud-est et en
sanskrit au Népal et au Tibet. En tous cas, cette strophe fit
l’effet d’une bombe dans la conscience de Shâriputra qui vécut
là une illumination soudaine rien qu’à entendre ces mots. Cette
strophe le convainquit directement sans autre argument de se rallier
au Dharma du Bouddha sachant qu’il trouverait le chemin de la
délivrance. Shâriputra alla tout de go prévenir son ami
Maudgalyâyana de cette doctrine ainsi succinctement résumée. Et
cela lui fit le même effet qu’à Shâriputra.
Avec si peu
d’informations, il semble difficile d’établir ce qui a tant
fasciné Shâriputra et Maudgalyâyana. Assajit n’a somme toute
fait que suggérer que la doctrine bouddhique se profilait dans le
sens d’une recherche de la causalité. Effectivement, la théorie
de la production interdépendante ou production codépendante
(pratîtya
samudpâda)
où tous les phénomènes autant physiques que psychiques se
produisent selon une longue chaîne de causes et d’effets. La
conscience que nous avons de la vie, la conscience elle-même
n’échappe pas non plus à cette loi de causalité. On peut
supposer que le scepticisme de Shâriputra et de Maudgalyâyana se
nourrissait du fait que les grandes recherches métaphysiques
semblaient toutes compromises et incertaines, un peu comme vouloir
grimper au ciel en tirant le col de sa chemise.
Or ce que suggère
Assajit, ce n’est pas de se concentrer sur l’âme, sur Dieu ou
sur le cosmos, mais bien d’orienter sa pensée sur les causes des
phénomènes, de prendre le pli de voir systématiquement un
phénomène apparaître en raison de cause et de le voir disparaître
en raison du fait que cette cause vient finalement à manquer.
L’esprit peut ainsi continuer son investigation sur tout phénomène,
s’habituer à le considérer non pas comme une entité
indépendante, mais comme résultant de causes et de conditions. Une
fleur apparaît en dépendance de la graine, de la terre, de l’eau,
de la pluie et du soleil. La fleur implique le monde entier dans son
existence dès lors qu’on considère aussi les causes de la graine,
de la terre, de la pluie et du soleil ; on entre dans le réseau
infini des causes et des fruits qui se manifestent de façon
interdépendante. Par la causalité, on explore le monde avec
beaucoup plus de perspicacité que si on se lance dans une recherche
métaphysique du premier moteur immobile du monde ou de la question
de savoir si le monde est éternel ou non, fini ou infini.
Toute illumination soudaine comprend
une part de mystère pour celui qui ne la vit pas, un peu comme cette
histoire où le Bouddha, à qui un disciple laïc fait une offrande
d’une fleur de lotus pour requérir un enseignement, fait tourner
silencieusement cette fleur entre ses doigts. Personne ne comprend
dans l’assemblée, sauf Mahâkâshyapa qui sourit et connaît
également l’illumination à cet instant précis. La strophe
d’Assajit semble bien peu de choses pour qui recherche une doctrine
philosophique profonde ; mais peut-être que Shâriputra et
Maudgalyâyana était préparé par leur « scepticisme »
à considérer d’abord le phénomène ou l’apparence, et de se
défausser face à l’Être incertain et insaisissable. Dès lors,
la simple mention de la causalité par un disciple éveillé du
Bouddha a peut-être suffi à renverser l’attitude de Sanjaya
Belatthiputta qui cherchait à s’évader de toutes les antinomies
métaphysiques et de plonger dans l’océan de causalité des
phénomènes. Or cette attitude d’évasion qui perturbait tant le
roi Ajattasattu a certainement aidé et préparé à ce plongeon
extatique dans l’empirique.
Toujours
est-il que Shâriputra et Maudgalyâyana décident de rejoindre le
Bouddha et de suivre assidûment son enseignement, mais préalablement
ils décident de prévenir Sanjaya Belatthiputta de leur remarquable
découverte : « Ô
maître ! Un Bouddha est apparu en ce monde ! Sa doctrine
se propage de façon excellente et sa communauté de moines suit la
voie juste. Allons le voir ensemble !6 »
S’ensuit une discussion où Sanjaya accepte que ses deux disciples
préférés aient à la rencontre du Bouddha, mais lui exclut
l’éventualité de quitter son poste de maître spirituel :
« Je
suis le maître de nombreux disciples. Si je devais régresser au
stade de disciple, ce serait comme si un réservoir d’eau se
changeait en cruche. Je ne puis plus mener la vie de disciple7 ».
Mais Shâriputra et Maudgalyâyana le supplie de venir en faisant
valoir que la venue en ce monde d’un Bouddha est un événement
rare et merveilleux.
Sanjaya leur rétorque :
« -
Qu’en pensez-vous : quels sont les plus nombreux, les égarés
ou les sages ?
- Les égarés sont légions, ô
maître, et les sages sont rares.
-
S’il en est ainsi, ô amis, les sages se rendront chez le sage
renonçant Gautama et les égarés viendront à moi qui suis un
égaré. Vous pouvez partir maintenant ; moi, je reste8 ».
Il ne faut évidemment pas être dupe
du caractère apologétique de ce dialogue. Il s’adresse à un
public bouddhique et installe une ligne de démarcation claire et
évidente dans le cœur de Shâriputra et Maudgalyâyana entre le
Bouddha et Sanjaya. Néanmoins, peut-être contient-il une certaine
vérité historique. Quand Sanjaya se revendique lui-même comme
appartenant au clan des égarés, ce n’est peut-être qu’un aveu
d’impuissance face au Bienheureux, mais peut-être est-ce indicatif
de ce que lui-même ne prônait pas avoir acquis une réalisation
spirituelle surhumaine comme c’était la norme et comme c’est
toujours la norme en Inde. Il se voyait comme un égaré et sa
doctrine s’installait sciemment dans cet égarement, cette perte
complète de repères. Il se refusait à prétendre avoir trouvé
alors qu’il n’en était rien.
La dernière phrase de Sanjaya doit
peut-être comprise comme une marque d’ironie face à ceux qui
proclament avoir trouvé la vérité et campent sur cette certitude.
Ce qui devait aussi déstabiliser le roi Ajattasattu et qui lui
faisait dire que Sanjaya était le plus fou et le plus confus d’entre
tous les maîtres spirituels qu’il lui avait été donné de
rencontrer, c’était cette conscience de pas se voir autrement que
comme un égaré, ce qui n’est pas commun, il faut le dire :
en général, les gurus mettent beaucoup de zèle et de
grandiloquence à montrer à quel point ils incarnent la vérité !
Les
deux amis quittèrent donc Sanjaya Belatthiputta, non sans avoir
prévenu qu’il regretterait un jour son erreur et son orgueil
déplacé. Après leur départ, un schisme éclata dans la communauté
de Sanjaya. Devant ce désastre inéluctable, Sanjaya se mit à vomir
du sang chaud. Son école périclita dès lors très vite, ce qui
exclut ainsi toute influence directe sur Pyrrhon. A l’époque
d’Alexandre, tout vestige de son école devait avoir disparu. Tout
au plus, Pyrrhon a pu entendre vaguement parler de lui si d’aventure
il avait rencontré un moine bouddhiste suffisamment érudit pour
connaître cet épisode de la conversion au bouddhisme de Shâriputra
et Maudgalyâyana.
Mais cela semble très improbable étant donné
les difficultés de langue et de traduction. Néanmoins, si l’un et
l’autre n’étaient effectivement pas liés, on retrouve tout de
même une étrange parenté entre Pyrrhon et Sanjaya. Tous deux
développent une attitude similaire face à la vie ; même si il
est difficile de mesurer l’exacte distance qui les rapproche ou les
sépare : les sources et les textes conservés sont trop maigres
en ce qui concerne Pyrrhon et a
fortiori
en ce qui concerne Sanjaya Belatthiputta. Gageons pourtant que la
zone de flou et d’oubli qui entoure ces deux personnages et qui
rend imprécise la connaissance de leur doctrine respective n’aurait
dérangé ni Pyrrhon, ni Sanjaya. Le sceptique Théodose, pourtant un
disciple de Pyrrhon, refusait de se déclarer pyrrhonien, parce que
personne ne peut savoir ce qui s’est exactement passé dans la tête
de Pyrrhon, donc personne ne peut se prétendre « pyrrhonien » 9!
Représentation traditionnelle du Bouddha Shakyamuni avec ses côtés Shariputra et Maudgalyayana. Thangka tibétaine de Tashi Dhargyal. |
*****
1°) Soûtra de Dîghanakha
Quelques
semaines après, une rencontre eut lieu entre le Bouddha et l’ascète
Dîghanakha, disciple de Sanjaya et neveu de Shâriputra. Or
Shâriputra assistait à la scène : il était en fait en train
d’éventer le Bouddha derrière lui. Il s’ensuivit une
conversation qui a été consignée dans le « Soûtra
de Dîghanakha10 ».
Ce dernier commence par affirmer fièrement qu’il est quelqu’un
qui refuse l’ensemble des opinions. Le Bouddha lui
demande ironiquement: « Quant
à cette opinion qui dit « je refuse l’ensemble des
opinions », vous ne la refusez pas ?11 »
Dîghanakha ne relève pas l’objection subtile que lui dresse le
Bouddha, il continue à affirmer l’opinion qu’il refuse
l’ensemble des opinions sans saisir la contradiction qui se
présente là.
On se souvient qu’Aristote dans le livre A de la
Métaphysique12
distingue deux types de connaissances : par les sens, par la
raison ; et quatre types de philosophie, qui en découlent :
celle qui admet ces deux critères de vérité (c’est
d’ailleurs la position d’Aristote), ceux qui n’admettent que la
raison (Eléates, Mégariques), ceux qui n’admettent que les sens
(Protagoras, Cyrénaïques), et enfin Aristote reconnaît une
quatrième possibilité dans ceux qui ne reconnaissent ni les sens,
ni la raison comme critère de vérité (ceux qui, plus tard,
allaient s’appeler sceptiques ou pyrrhoniens).
Or Aristote les
réfute d’emblée en disant que si on refuse tous les critères de
vérité, sur quel critère peut bien se baser cette « vérité »
selon laquelle il n’y a pas de critère de vérité ? Si on
dit qu’il n’y pas de vérité et qu’on admet son discours comme
vrai, on se retrouve dans une contradiction logique insurmontable
selon Aristote. On se souvient aussi que les pyrrhoniens répondaient
à cela que tout est douteux, y compris le fait que tout soit
douteux. Après tout, un sceptique peut bien admettre qu’il existe
une vérité derrière le nuage de nos erreurs et de nos
superstitions, et que quelqu’un accède à cette vérité, même si
cela n’est pas certain non plus.
Ce qui explique aussi peut-être
pourquoi Sanjaya Belatthiputta a accepté aussi facilement que ces
deux plus grands disciples le quittent : après tout, il était
possible que ce bonhomme qu’on appelait le « Bouddha
Shâkyamuni » ou plus simplement « l’ascète Gautama »
détenait effectivement la vérité suprême, la connaissance
parfaite. Cela était possible, même si ce n’était pas certain ;
et il devait bien constater qu’une conviction profonde était née
chez ses deux disciples bien-aimés, Shâriputra et Maudgalyâyana,
même si lui, Sanjaya, ne pouvait avoir l’assurance que cette
conviction trouvait un fondement véritable…
Donc
le Bouddha met en lumière la contradiction qu’il y a à affirmer
l’opinion qui consiste à refuser toutes les opinions, mais il
n’insiste pas lourdement sur ce point. En fait, il commence par
aller dans le sens de Dîghanakha. La position qui consiste à
reconnaître un ensemble d’opinions est une position qui « est
proche de l’attachement, elle est proche des liens, elle est proche
de la délectation, elle est proche de l’adhésion et elle est
proche de la possession13 ».
Adhérer à une opinion est une forme d’attachement nuisible à la
tranquillité de l’esprit : les opinions s’emparent du
mental et créent de l’agitation inutile en nous liant à tel ou
tel camp, à tel ou tel coterie, à tel ou tel dogme. Par ailleurs,
les opinions créent un voile entre nous et le réel. « Quant
à l’opinion des religieux et des brahmanes qui disent chacun « Je
refuse l’ensemble des opinions », elle est proche du
non-attachement, elle est proche de l’absence de liens, elle est
proche de la non-délectation, elle est proche de la non-adhésion et
elle est proche de la non-possession14 ».
Dîghanakha jubile alors : le Bouddha confirme son opinion, il
fait l’éloge de son opinion. Et effectivement, ce passage montre à
quel point le Bouddha se rapproche par bien des aspects de Sanjaya :
l’attachement aux opinions s’avère néfaste, cela entrave
grandement la liberté de l’esprit. C’est pourquoi le Bouddha en
appelle à se dégager de tous ces liens d’opinions.
Mais
toujours est-il que le Bouddha ne se cantonne pas à une simple
position de refus des opinions comme le fait Dîghanakha, le disciple
zélé de Sanjaya. Le Bouddha met en perspective trois positions
philosophiques : 1°) J’admets un ensemble d’opinions ;
2°) J’admets un certain nombre d’opinions et j’en refuse
d’autres ; 3°) Je refuse toutes les opinions. Si je prends
parti pour un des ces trois positions, je vais forcément considérer
les deux autres positions comme fausses et dénuées d’intérêt.
Je vais me mettre à dire : « Mon
opinion seule est la vérité, le reste n’est qu’absurdité15 ».
Ce déni de l’autre conduira inévitablement à une dispute quand
on sera en présence de cet autre et qu’on discutera avec lui.
« S’il
y a une dispute, il y aura une contestation. S’il y a une
contestation, il y aura un trouble. S’il y a un trouble, il y aura
une vexation. Un homme intelligent, en prévoyant ainsi cette
dispute, cette contestation, ce trouble, cette vexation, se
débarrasse de son opinion et ne crée plus d’autre opinion. Cela
constitue le renoncement à ses opinions, cela constitue l’abandon
de ses opinions16 ».
Renoncer aux opinions, c’est se libérer des oppositions et des
conflits personnels. L’esprit s’apaise quand il ne vit pas dans
la tension provoquée par le choc des opinions. Il ne s’agit de ne
pas avoir d’opinion du tout, mais ne pas se crisper sur ses
opinions et ses dogmes comme étant la seule et unique vérité qu’il
faut défendre à tout prix17.
Une fois opéré ce travail de
détachement et de dénouement des liens dans notre monde mental des
idées, des concepts, des croyances et des dogmes, le Bouddha en
appelle à s’intéresser et à focaliser son attention sur ce qui
est à ses yeux bien plus important que telles ou telles convictions
intellectuelles : la dimension corporelle, charnelle de notre
expérience. On peut chercher des vérités métaphysiques,
abstraites et insaisissables, lointaines et évanescentes sans avoir
pour autant les avoir trouvé une fois arrivé le soir de sa vie. Par
contre, le corps et les sensations se présentent continuellement à
la conscience : il n’y a pas besoin de chercher pour les
trouver !
Certes, une certaine philosophie idéaliste a souvent
tenu le corps pour quelque chose de méprisable, en tous cas quelque
chose d’indigne de bénéficier de considérations philosophiques.
Or le Bouddha, au contraire, tend à prêter une très grande
importance au corps. Non pas qu’il s’agisse selon lui de
magnifier le corps ou de l’encenser, on va tout de suite voir que
ce n’est pas du tout le cas ; mais il importe de prêter une
attention constamment renouvelée au corps, voir le corps comme un
processus naturel fascinant s’inscrivant dans le grand processus de
causalité de la nature.
Le
Bouddha conseille donc à Dîghanakha de se tourner vers une
conscience claire et profonde du corps : « Ce
corps qui est une forme matérielle est composé de quatre grands
éléments et il est issu d’un père et d’une mère ; il est
nourri de gruau et de lait. Le changement constant est sa nature ;
la désintégration est sa nature ; la dissolution est sa
nature ; la disparition est sa nature. Ce corps doit être
considéré comme une chose impermanente, insatisfaisante. Il doit
être considéré comme une maladie, comme un abcès, comme une
flèche, comme une affliction, comme une chose appartenant aux
autres, comme une pourriture, comme une chose vide et dépourvue de
Soi. Lorsqu’il considère le corps comme cela(…), il y a alors
chez lui un abandon du désir pour ce corps, un abandon de
l’affection pour ce corps, un abandon de l’assujettissement pour
ce corps18 ».
Ce texte s’adresse à Dîghanakha qui est un ascète, ainsi qu’à
Shâriputra et les autres moines de l’assemblée qui sont aussi des
ascètes. Le détachement par rapport au corps matériel succède ici
au détachement par rapport aux opinions relevant de la sphère
mentale. Certes, le discours est ascétique, et peut-être aurait-il
été formulé autrement à des laïcs. Mais je voudrais qu’on ne
s’arrête pas à la seule et unique dimension du rejet ascétique
du corps qui certes existe manifestement dans ce passage, mais qui va
plus loin que ce seul rapport moral d’abandon de la chair. En fait,
il en s’agit en rien ici de dénégation du corps, et c’est ce
qui peut sembler complètement paradoxal. C’est pourquoi je
voudrais m’attarder sur ce point car il est un enjeu essentiel de
la doctrine bouddhique.
Il
est essentiel de se rappeler ici qu’il s’agit d’un entretien
avec Dîghanakha, un penseur « sceptique », et non d’un
exposé froid d’une doctrine donnée dans son objectivité ;
non pas que le Bouddha changeait du tout au tout son langage en
fonction de ses interlocuteurs, mais plutôt qu’il adoptait leurs
schémas de pensée ou son expérience de vie pour amener à
considérer sa propre doctrine. Cela apparaît clairement lorsqu’il
parle à un moine qui, anciennement, avait été musicien, bouvier ou
orfèvre et qu’il se sert de métaphores issues de ces professions.
Par exemple, au moine Sona qui avait été joueur de vina (une espèce
de luth) qui ne savait pas comment il devait méditer, le Bouddha lui
demanda quand il jouait de son instrument comment il serrait ses
cordes. Ni trop fort pour ne pas briser les cordes, ni trop relâché
pour produire un son plaisant. Le Bouddha lui recommanda alors de
trouver un milieu entre une posture trop tendue (qui crispe le corps
et l’esprit) et une posture trop relâchée (qui conduit à
l’endormissement).
Dans le cas présent qui nous occupe, Dîghanakha
doute de tout, il veut, on l’a vu, refuser l’ensemble des
opinions. Or le sceptique, on le voit nettement avec des penseurs
comme Pyrrhon et Sextus Empiricus, tend à délaisser les domaines
impalpables et nébuleux de la transcendance ou de l’ontologie pour
se focaliser sur l’empirique. C’est pourquoi le Bouddha ramène
Dîghanakha d’une discussion abstraite sur les opinions vers un
rappel et une attention à ce qui est tout à fait central dans le
domaine empirique : le corps.
Bien sûr, le monde se manifeste
aussi. Mais on fait toujours l’expérience à travers un corps :
avec ses yeux, avec ses oreilles, avec son nez, avec son toucher.
Sans le corps, pas de relation au monde ! Le corps apparaît
donc dans notre expérience avec le plus d’assiduité et le plus
d’intensité que n’importe quel autre phénomène terrestre ou
céleste. Or comme Dîghanakha doute de tout ; naturellement, il
est enclin aussi à douter du corps. C’est pourquoi le Bouddha se
sert de ce penchant pour l’amener à inspecter ce qui est douteux
dans le corps. Le corps perd là son caractère d’évidence ;
mais ce qui le rend douteux relève aussi de l’empirique. Ainsi on
est habituellement porté à croire que le corps se présente comme
ayant une durée pérenne dans le temps. Pourtant : « Le
changement constant est sa nature ; la désintégration est sa
nature ; la dissolution est sa nature ; la disparition est
sa nature ».
Le corps se transforme constamment ; pour qui y prête
attention, ce changement organique apparaît clairement pour qui veut
bien le regarder, c’est quelque chose qui se manifeste
empiriquement. Certes, on peut trouver cela ascétique : cette
méditation sur le temps qui passe, qui change le corps vaillant du
jeune homme en celui frêle et courbé du vieillard, la santé qui
quitte le bien portant et la vie qui abandonne le bon vivant. C’est
évidemment un discours récurrent dans le bouddhisme. Mais ce
changement, c’est aussi celui de la vie. C’est la graine qui se
transforme en jeune pousse ; c’est le fœtus qui vient à
naître ; c’est ce cycle de création et de désintégration
constamment à l’œuvre dans la nature. Partout où la vie frémit
dans l’écosystème, on retrouve à la fois l’apparition et la
disparition intrinsèquement mêlées.
Dans son propre organisme, on
peut aussi voir ce processus de création et de désintégration à
chaque seconde de notre vie : des cellules naissent et des
cellules meurent ; la mort même est nécessaire pour que la vie
se passe. Si on considère le corps comme une chose permanente, comme
une base durable, on va chercher uniquement à satisfaire ses envies,
à rechercher une situation enviable, mais outre le fait que c’est
une prétention illusoire, le corps est impermanent, voué tôt ou
tard à disparaître, cette considération de durée et de permanence
nous cache le processus dynamique et évolutif de la vie.
Or la
contemplation de cette vie qui coule et s’écoule en nous à chaque
battement cœur, à chaque inspiration & expiration est du point
du Bouddha bien plus fascinante que la satisfaction de telle ou telle
envie. On pourrait nourrir la forte envie de devenir riche comme un
maharaja et de parer son corps de rivières de diamants scintillants.
Il n’empêche : s’absorber dans la profonde méditation du
corps nous rend riche d’un ensemble complexe de causalités en
interdépendance avec la nature. Plus besoin d’or ou de diamants
dès lors pour le yogin.
« Le
corps doit être considéré comme une maladie, comme un abcès,
comme une flèche… »
Ce passage sonne comme une condamnation ascétique du corps sans
équivoque ! Mais là encore, le propos me semble être surtout
une remise en doute du rôle du corps dans la vie de l’esprit.
D’ordinaire, on voir le corps comme le véhicule plus ou moins
performant de nos désirs et de nos activités. Le corps est
constamment choyé à ce titre.
Si on se place maintenant du point du
vue de l’esprit, le corps est comme une maladie : l’esprit
peut rêver à une infinité de possibilités, tandis que le corps
n’offre qu’une et une seule possibilité : lui-même. Vous
pouvez imaginer être en Chine, mais non le corps reste là où il
est présentement. Et quand bien même, vous feriez le voyage
jusqu’en Chine, là-bas l’esprit pourra rêver à ici, à l’Inde,
à l’Afrique, à l’Amérique, à la lune, à Saturne, à Pluton
et à d’autres encore bien plus éloignés, mais le corps sera lui
en Chine, et nulle part ailleurs qu’en Chine. Vous pouvez rêver
voler dans les airs, mais le corps reste lui arrimé au sol. Vous
pouvez rêver être riche, et vous traînez dans la misère ; et
vous pouvez être riche, mais de toute façon, ne pas pouvoir acheter
tout ce que l’esprit rêve de posséder.
L’esprit doit donc
traîner ce corps limité en taille, limité en force, limitée en
durée, limité sévèrement en possibilité, alors que l’esprit,
lui, ne pense qu’à l’illimité. Le corps est donc une maladie en
ce sens qu’il affaiblit la liberté de l’esprit de façon
persistante. Le corps est comme une flèche qui serait fichée
profondément dans le « corps » d’un homme ; et ce
« corps » transpercé de la flèche figurerait ici
l’esprit. La flèche enfoncée ne peut être retirée facilement et
cause de très sérieux problèmes à celui qui l’a reçue !
Cela altère considérablement sa liberté de mouvement sans parler
de la douleur. Pareillement, cette flèche qu’est le corps, fichée
dans l’esprit, bloque complètement l’esprit, entrave cet esprit
en l’obligeant à n’agir qu’en fonction de ce corps. Vu sous
cet angle, l’urgence est de retirer la flèche, c’est-à-dire le
corps, de l’esprit, le libérer de l’emprise du corps. Ainsi la
meilleure façon de le retirer, c’est d’abord d’accepter le
corps comme une flèche, comme un problème persistant et d’en
prendre conscience comme tel, ce faisant l’esprit se libère
progressivement.
Le
corps est donc un problème tant qu’il est lié et imbriqué de
façon confuse avec l’esprit. Alors que l’esprit envisage la
multiplicité des possibles, le corps se manifeste toujours ici et
maintenant comme l’unique possibilité. Emmêlé l’un dans
l’autre, cela produit forcément de l’insatisfaction et des
déceptions : le corps ne peut pas être autre que ce qu’il
est dans son apparence présente, l’esprit oscille alors entre la
conscience agacée de ce qui est et ce qu’il voudrait que le corps
soit.
C’est la raison pour laquelle le Bouddha insiste tant sur
l’attention au corps. C’est le premier des quatre établissements
de l’attention (sati
patthana),
et le Bouddha consacre également un enseignement tout entier à la
seule attention s’immergeant dans le corps19.
La conscience se plonge dans l’observation minutieuse du corps,
délaissant les soucis et les troubles de la vie ordinaire. Après
chaque exercice est mentionnée la formule : « Et
comme il demeure ardent, vigilant, résolu, toute obsession passée
ou résolution concernant la vie de foyer est abandonnée, et avec
cet abandon, son esprit se rassemble et s’établit en lui-même, il
s’élève unifié et concentré. Voici comment un moine développe
l’attention s’immergeant dans le corps ».
Au lieu de se disperser en une multitude de souhaits, de désirs et
de projets, l’esprit « s’élève
unifié et concentré »
grâce à la contemplation du corps dans l’ici et maintenant.
L’esprit voit ce qui est, le corps, comme l’unique possibilité
qui apparaît dans cet instant présent, et il apprend à accepter ce
corps, à le laisser vivre dans sa dynamique naturelle. L’esprit
peut alors considérer la multiplicité infinie des possibilités
parce que c’est tout simplement sa nature d’envisager tous ces
possibles, de concevoir des idées de ce qui sera ou de ce qui
devrait être. L’esprit s’apaise alors parce qu’il n’y a plus
de drame à voir ses projets contredit par le corps. L’esprit qui
accepte pour une part d’être la conscience pleine et entière du
corps se libère du même coup du corps.
Dans son dialogue avec Dîghanakha, le
Bouddha compara donc le corps à une maladie, à une flèche ou une
affliction pour bien faire valoir l’aspect problématique du corps.
Et face à un problème, deux attitudes sont possibles : soit on
évite soigneusement ce problème, soit on essaye de résoudre ce
problème. L’attitude d’évitement relève du comportement
ascétique : se tenir le plus loin possible du corps,
l’affaiblir pour le tenir plus facilement sous contrôle et
l’écarter de toute tentation.
Cette attitude n’est que
partiellement celle prônée par le Bouddha : lui-même se
défiait des ascèses trop strictes avec l’aveuglement et le déni
du corps que cela peut comporter. Certes, il y a une ascèse dans le
bouddhisme, mais c’est surtout pour rester éloigné des agitations
passionnelles, du bruit et du fracas de la société qui ne sont pas
propices à la seconde attitude : trouver une solution au
problème. Dans cette perspective, la relation au corps devient une
source d’intérêt et de fascination : on observe le corps
comme un botaniste ou un zoologiste contemplerait la nature et toute
l’activité bruissante et fourmillante qui s’y déroule. Le corps
est un organisme naturel qui interagit constamment avec son
environnement et où chaque organe, chaque muscle, chaque tissu
interagit avec les autres parties du corps selon des processus
homéostatiques pour maintenir le corps dans un état d’équilibre
que l’on appelle la vie. En cela, le corps vu dans sa dimension
problématique se révèle d’autant plus intéressant et
passionnant à explorer.
Le
Bouddha enjoint aussi Dîghanakha à considérer le corps « comme
appartenant aux autres »
et « comme
une chose vide et dépourvue de Soi ».
Le Bouddha souligne trois croyances habituelles concernant le corps.
C’est d’abord la croyance qui dit « j’ai un corps »,
« je possède un corps », « ce corps est à moi ».
Une autre croyance est celle de s’identifier à son corps :
« ce corps est moi », « je suis ce corps ».
La plupart du temps, on oscille entre ces deux croyances, tantôt le
moi s’identifie au corps, tantôt il surplombe ce corps dans une
situation de maître et possesseur de ce corps. Enfin, le corps est
considéré comme une réalité foncière.
Ces trois croyances sont
aussi éminemment douteuses aux yeux du Bouddha. D’abord le
sentiment exacerbé que le corps n’appartient qu’à soi est
certes répandu, mais largement illusoire : notre corps
appartient aux autres, à la société dans la mesure où, par
exemple, on met son corps à disposition de la communauté quand on
va au travail ; par ailleurs, le corps est contraint à toutes
sortes de rites sociaux qui le plient à tel ou tel acte ou posture ;
et si d’aventure, on s’écarte trop des lois et des coutumes, la
société envoie le corps du récalcitrant en prison.
Quant à être
le corps, ce corps se transforme continuellement et finit par se
désintégrer et se dissoudre, où y a-t-il une identité stable qui
pourrait être le Soi là-dedans ? Et où est-il le Soi du
corps ? Dans la tête ? Dans le cœur ? Dans le
ventre ? Dans les bras ? Dans les jambes ? Dans un
composant du corps comme le sang ou la moelle ? A moins que ce
ne soit l’ensemble du corps qui le Soi ?
Dans ce cas, quand on
inspire de l’air dans ses poumons, on fait rentrer du non-soi à
l’intérieur de soi, et on n’est plus vraiment soi. Et si on
expire, on dissout dramatiquement son Soi dans la nature ! On ne
peut pas faire du Soi une entité indépendante à l’identité
définitivement établie. Cette identité n’est que relative,
sujette à création et à dissolution. Le corps est aussi « comme
une chose vide »
en ce sens qu’il est avant tout une apparence ; cette
apparence semble très réelle, mais son existence se révèle bien
floue et bien incertaine quand on l’observe de plus près : un
songe, un rêve, un mirage…
Toutes
ces façons de considérer le corps ont pour but la libération du
corps et de ce corps. On n’est pas assujetti aux situations que
connaît le corps : malheureux quand le corps souffre, heureux
quand le corps jubile. On gagne une plus grande équanimité par
rapport aux événements. « Lorsqu’il
considère le corps comme cela(…), il y a alors chez lui un abandon
du désir pour ce corps, un abandon de l’affection pour ce corps,
un abandon de l’assujettissement pour ce corps ».
Enfin,
le Bouddha encourage Dîghanakha à considérer les sensations. « En
outre, ô Aggivessana20,
il y a trois sortes de sensations : les sensations agréables,
les sensations désagréables, les sensations neutres. Ô
Aggivessana, lorsqu’on éprouve une sensation agréable, à ce
moment précis on n’éprouve ni une sensation désagréable, ni une
sensation neutre. Lorsqu’on éprouve une sensation désagréable, à
ce moment précis on n’éprouve ni une sensation agréable, ni une
sensation neutre. Lorsqu’on éprouve une sensation neutre, à ce
moment précis on n’éprouve ni une sensation agréable, ni une
sensation désagréable21 ».
Les
sensations se succèdent les une aux autres tellement rapidement
qu’elles donnent une impression de continuité comme une torche
enflammée qu’on agite en cercle et qui donne l’impression d’une
cercle de feu. Cette apparence de continuité fait que les sensations
s’imposent comme une donnée très réelle de notre expérience de
la vie. Pourtant elles s’éteignent quasiment aussi vite qu’elles
ne sont apparues un peu comme les bulles d’eau qui se forment quand
la pluie touche le sol.
Le Bouddha recommande donc de prêter
attention et d’analyser ces sensations : les voir se succéder
une par une, les laisser traverser le champ de notre expérience, et
non plus les subir comme des brigands conditionnant sous la menace
chacun de nos faits et gestes. « En
réalité, ô Aggivessana, les sensations agréables sont
impermanentes, elles sont des choses composées ; elles émergent
à cause de conditions ; elles sont destinées à décroître ;
elles sont destinées au changement ; elles sont destinées à
la détérioration ; elles sont destinées à l’arrêt22 ».
Les sensations sont donc transitoires : à peine les a-t-on
vécues qu’une autre lui succède déjà qui peut lui ressembler ou
pas. Et ces sensations n’existent qu’à travers tout un système
de causalité qui fait que nous ressentons une chose de certaine
façon, et pas d’une autre. Là encore, il s’agit d’analyser
ces sensations comme une donnée fondamentale du vécu empirique.
L’attention aux sensations est le deuxième établissement de
l’attention après le corps. Les sensations sont habituellement
considérées comme un piège dangereux par les ascètes indiens, et
notamment les jaïns parmi eux ; c’est pourquoi ils tentent de
se couper radicalement de ces sensations dans un état où la
conscience s’isole des impressions du monde.
Pour le Bouddha, les
sensations sont certes des pièges, mais c’est en explorant sa
sensibilité que les sensations se révèlent dans leur véritable
nature fugitive et interdépendante et qu’elles cessent d’exercer
leur emprise sur l’individu. « En
voyant ainsi, ô Aggivessana, le noble disciple devient dégoûté
des sensations agréables (ainsi que des sensations désagréables ou
des sensations neutres). Etant dégoûté, il s’écarte des
sensations ; s’étant écarté des sensations, il se libère
des sensations. Etant libéré : lui vient la compréhension sur
la libération : la naissance est détruite, la Conduite pure
est vécue, ce qui doit être achevé est achevé, plus rien ne
demeure à accomplir23 ».
Quand
le méditant voit les sensations pour ce qu’elles sont, il comprend
qu’il peut cesser de les poursuivre, de les chérir, de vouloir
encore plus de sensations pour enrichir sa vie. En fait, on n’a pas
besoin de se jeter à corps perdu dans les sensations, les sensations
viennent à nous tout naturellement, elles nous envahissent, nous
traversent comme des étoiles filantes dans le ciel nocturnes et
s’évanouissent tout aussi promptement.
D’ordinaire, les gens
recherchent avec appétit, voire même de l’avidité les
sensations, toutes sortes de sensations à travers toutes sortes
d’objets différents. Le sage lui se détourne de cet attrait
compulsif pour les sensations. Il s’en détourne parce que des
sensations simples lui suffisent largement : le vent qui souffle
dans les branchages et les feuillages, le reflet de la lune dans
l’eau, le soleil de l’après-midi qui chauffe dans le dos, toute
la nature qui frémit et qui s’ébat dans le silence… Rien de
tout cela ne lui appartient, mais tant mieux : ce sont autant de
moment de simplicité et d’émerveillement. L’attitude ordinaire
d’accaparement des sensations et des impressions lui semble comme
l’attitude du goinfre qui s’empiffre de nourritures grasses et de
bières jusqu’à s’en faire vomir.
C’est pourquoi le Bouddha
parle ici d’être « dégoûté
des sensations » :
ce trop-plein suscite précisément ce haut-le-cœur, comme cette
nausée de celui qui a trop bu d’al cool et qui veut que ça
s’arrête. Cette nausée n’est pas quelque chose de maladif, mais
c’est un réflexe vital, l’envie très saine finalement pour
retrouver de la légèreté et de l’équilibre après les excès du
banquet de la veille. « Etant
dégoûté de la sensation, il s’écarte des sensations ;
s’étant écarté des sensations, il se libère des sensations ».
L’expérience des sensations est faite, mais le sage ne cherche
plus à la reconduire indéfiniment. C’est pourquoi les sensations
ralentissent progressivement comme la roue libre d’un véhicule qui
finit par s’arrêter après un certain temps de course. Plus rien
ne relance alors le samsâra, le cycle des naissances et des morts.
Et c’est la Libération pour le sage.
Et
cette libération n’est pas le résultat d’une croyance
métaphysique, ni du respect fanatique à telle ou telle doctrine.
Cette libération procède d’une compréhension silencieuse du
réel : « Ô
Aggivessana, celui dont la pensée est ainsi libérée n’est
d’accord avec personne et n’est en dispute avec personne et n’est
en dispute avec personne. Il utilise les mots pour l’usage courant
dans le monde sans toutefois s’attacher à ces mots24 ».
Le sage n’a plus besoin des mots pour arriver à la connaissance
juste de ce qui est, mais il ne rejette pas les mots pour autant. Les
mots et le langage, il les réserve pour l’usage courant. Et cet
emploi conventionnel ne suppose pas de s’accrocher aux mots, de
leur conférer un pouvoir incantatoire qu’ils n’ont pas. On a ici
un parallèle intéressant avec l’aphasie de Pyrrhon25.
Pratiquant la suspension du jugement et l’indifférence,
s’abstenant donc de définir les objets comme bon ou mauvais et de
réagir dans un sens ou un autre, le sceptique en vient à ne plus
cataloguer les objets. Il n’est plus emprisonné dans le langage ;
et il n’est plus tenté de voir l’Être à cause du langage. Et
cet abandon du langage est une libération, parce qu’on ne s’épuise
plus à commenter les objets et à les circonscrire comme ceci ou
comme cela. L’aphasie mène donc en ligne droite à l’ataraxie26.
Le discours habituel impose l’être aux objets du monde par une
sorte d’usurpation de pouvoir : rien ne lui permet d’imposer
l’être et le non-être dans le monde. C’est pourquoi, abolissant
le langage, Pyrrhon laisse la vie se libérer et se déployer sans
plus de contrainte, dans une acception complète de ce qui arrive :
l’ataraxie… Bien sûr, Pyrrhon parle, et on raconte même qu’il
parlait très bien et qu’il enchantait son auditoire :
Nausiphane fut captivé par ses qualités oratoires27.
Mais Pyrrhon emploie le langage avec une ironie constante qui le
démarque de ce langage. « Or,
Pyrrhon découvre que l’on peut très bien, à la fois, dire et ne
pas dire ce que l’on dit. Il suffit de pratiquer l’ironie
constante à l’égard de son propre discours28 ».
Ainsi Pyrrhon entamait une conversation avec quelqu’un ; et
alors que l’interlocuteur prenait congé de Pyrrhon, ce dernier
continuait à discourir comme si la personne était toujours là. Le
langage était donc utilisé par Pyrrhon, mais avant tout comme une
convention. Sextus Empiricus insista beaucoup dans ses écrits pour
montrer la nature conventionnelle du langage. Or : « les
questions de convention sont facilement variables et inconstantes,
elles se transforment sous l’effet des changements de convention,
qui dépendent de nous29 ».
Le langage est dès lors incapable de définir et de signifier une
vérité, et même de transmettre correctement un enseignement sur
cette vérité dogmatique. En faisant constamment déborder le
langage de son cadre de conventions sociales et culturelles, Pyrrhon
marquait une rupture profonde avec les hommes qui parlent que ce soit
en bavardant ou en tenant de brillants discours philosophiques
uniquement pour « remplir
et faire oublier le silence30 ».
Pyrrhon ramenait alors le langage à une apparence parmi d’autres,
à une apparence comme le chant des oiseaux ou le bruit d’un
torrent dans la vallée au loin ; Pyrrhon ramenait donc le
langage à un silence plus englobant dans lequel se résorbaient
toutes ces apparences. Comme le dit Marcel Conche, pour Pyrrhon :
« Les
mots (la sphère humaine des mots) ne sont qu’un accident du
silence31 ».
Et c’est cet usage conventionnel que fait valoir aussi dans sa
conclusion de son message à Dîghanakha, un usage qui s’incline
respectueusement devant le silence.
Tel
fut donc l’enseignement du Bouddha à Dîghanakha Aggivessana le
sceptique. Et cela produisit un retentissement énorme dans le cœur
de Shâriputra qui se tenait là en silence tout occupé qu’il
était à éventer le Bouddha : il entra à ce moment précis
dans l’état d’Arahant,
ce terme désignant la réalisation suprême dans le bouddhisme
ancien de celui qui a vaincu toutes les passions et est entré dans
le Nirvâna. « Au
même moment, le Vénérable Shâriputra était là, debout derrière
le Bienheureux, l’éventant, et il lui vint cette idée : « Le
Bienheureux nous parle du renoncement à telle ou telle chose au
moyen de la connaissance approfondie ! (…) » Tandis que
le Vénérable Shâriputra était en train de réfléchir sur ce
sujet, sa pensée fut libérée des souillures sans résidu32 ».
Dîghanakha, également, connaît une illumination : « L’ascète
errant Dîghanakha, ayant vu la réalité, ayant atteint la réalité,
ayant compris la réalité, ayant plongé dans la réalité, ayant
traversé le doute, s’étant débarrassé des perplexités, étant
arrivé lui-même à la confiance sereine sur l’enseignement du
Maître, parla ainsi : « C’est merveilleux, honorable
Gotama, c’est merveilleux. Comme si l’on redressait ce qui a été
renversé, comme si l’on découvrait ce qui a été caché, comme
si l’on montrait le chemin à l’égaré ou comme si l’on
apportait une lampe dans l’obscurité en pensant " que ceux
qui ont des yeux voient les formes", de même l’honorable
Gotama a rendu claire la doctrine de nombreuses façons33 ».
L’un et l’autre ont quitté le domaine du doute sceptique chéri
par Sanjaya pour entrer dans la sphère de certitude et de la
connaissance profonde. En cela le Bouddha se démarque clairement du
scepticisme. La voie du Bouddha passe par le doute et la perplexité
certes, on fait l’expérience du silence et de l’effacement des
dogmes certes, mais le but est d’arriver à une conscience claire
et lucide de la réalité, à une compréhension certaine des
enchaînements causaux qui régissent la nature.
Bouddha assis en posture de méditation Région du Swat (Pakistan), art du Gandhara (influencé par la statuaire grecque, héritage des conquêtes d'Alexandre) Musée Georges Labit (Toulouse) |
*****
2°) Le radeau
Dans
un autre texte, le Bouddha compare son propre enseignement à un
radeau que l’on construit pour franchir une rivière :
« Supposons,
ô moines, qu’un homme, au cours d’une longue route, voit une
grande étendue d’eau dont cette rive est dangereuse et effrayante,
tandis que l’autre rive est sûre et sans danger. Cependant, pour
lui, il n’y ni bateau pour traverser, ni pont pour gagner l’autre
rive. Alors l’homme pense : « (…) Si je rassemblais des
herbes, du bois, des branches et des feuillages, et si je fabriquais
un radeau ? »
Et alors, ô moines, cet homme rassemble des
herbes, des bois, des branches et des feuillages et il les attache
ensemble et prépare un radeau. Puis à l’aide de ce radeau et des
ses pieds et mains, cet homme parvient sain et sauf sur l’autre
rive. A cet homme qui a ainsi traversé et est arrivé sur l’autre
rive vient cette idée : « Vraiment, ce radeau me fut très
utile. (…) Il faut que j’emporte ce radeau avec moi là ou je
vais, en le portant sur ma tête ou sur mes épaules ».
Maintenant, qu’en pensez-vous, ô moines ? Réagissant ainsi,
est-ce que cet homme ferait ce qu’il faut faire avec un radeau ?
- Certainement non, ô Bienheureux.
-
Alors, ô moines, en réagissant de quelle manière cet homme
fera-t-il ce qu’il faut avec ce radeau ? Ayant traversé et
étant arrivé sur l’autre rive, cet homme pense : « Vraiment,
ce radeau me fut très utile. (…) Maintenant, il faut que je tire
ce radeau sur la terre ferme ou bien que je le laisse sur l’eau et
puis que j’aille où je veux ». C’est en réagissant ainsi,
ô moines, que cet homme fera ce qu’il doit faire avec un radeau.
De même, ô moines, j’ai enseigné une doctrine semblable au
radeau afin de traverser, mais non pas de s’en saisir. Vous,
ô moines, qui comprenez que l’enseignement est semblable à un
radeau, vous devriez abandonnez même les bons enseignements et
combien plus encore les mauvais ! 34»
Pour
le Bouddha, le penseur dogmatique est celui qui s’empare de son
radeau et se charge de ce radeau comme un fardeau inutile partout où
il va. Aux yeux du Bouddha, aucun enseignement n’est vrai dans
l’absolu. Une doctrine n’est jamais qu’une construction
intellectuelle bâtie avec les moyens du bord, comme un radeau est
construit à partir des lianes, des herbes et des branches que l’on
a pu recueillir vaille que vaille dans une forêt avoisinante et que
l’on met bout à bout en espérant que cela tienne au moins le
temps de la traversée.
Une doctrine ne vaut que pour son utilité.
Ainsi, l’enseignement du Bouddha se donne pour finalité de
s’affranchir de la souffrance. Il y a cette rive-ci qui est le
cycle des naissances et morts où les êtres sensibles connaissent
l’insatisfaction et la douleur ; et il y a l’autre rive qui
le nirvâna, l’extinction de toute souffrance. Le bouddhisme prône
donc le franchissement du fleuve qui sépare ces deux rives35,
et sa réflexion porte sur les moyens habiles qui permettent la
traversée efficace de ce fleuve. En outre, ce franchissement suppose
de se dépouiller de ses attachements matériels comme de ses
attachements aux vues philosophiques, y compris la vue bouddhiste. Il
faut abandonner en chemin toute certitude dogmatique et tout
attachement partisan à tel ou tel dogme. La doctrine bouddhique
n’est jamais qu’une embarcation incertaine et temporaire à
laquelle il ne faut pas s’attacher, même si on la tient pour
vraie. On voit là encore dans la pensée du Bouddha un refus radical
de toutes formes de dogmatisme.
Vajrapani sous les traits d'Heraclès, garde-du-corps du Bouddha, IIe siècle av. J-C, art du Gandhara |
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3°) Court Soutra de Mâlunkyâ
Un thème dans les soûtras bouddhique
revient très souvent dans les confrontations avec des ascètes et
des brahmanes issus des autres courants philosophiques. C’est celui
des propositions métaphysiques que l’on retrouve classiquement
groupée au nombre de dix :
- L’univers est éternel.
- L’univers n’est pas éternel.
- L’univers est fini.
- L’univers est infini.
- Le principe vital et le corps sont une seule et même chose36.
- Le principe vital et le corps sont deux choses différentes.
- L’être libéré existe après la mort.
- L’être libéré n’existe pas après la mort.
- L’être libéré à la fois existe et n’existe pas après la mort.
- L’être libéré est à la fois ni existant, ni non-existant après la mort.
Ces dix propositions sont souvent
accompagnées dans les textes de la mention : « Cela seul
est la vérité, le reste n’est qu’absurdité » qui est
vraiment la profession de foi du dogmatisme dont se départit
clairement le Bouddha. Par rapport à ces dix affirmations, le
Bouddha réagit de manière variable. De temps en temps, il ne répond
pas à cela, considérant que le silence vaut mieux, laissant en
suspens ses interlocuteurs. D’autres fois, il apporte des
commentaires variés à ces assertions.
Ainsi
dans un dialogue avec Mâlunkyâputta37
qui voulait à tout prix une réponse à ces questions et qui
menaçait de quitter la communauté monastique s’il n’avait pas
gain de cause, le Bouddha lui répondit : « L’interrogateur
(d’une de ces dix questions métaphysiques) pourra mourir sans que
ces questions reçoivent de réponse de l’Ainsi-Allé. C’est tout
comme si, ô Mâlunkyâputta, un homme ayant été blessé par une
flèche fortement empoisonnée, ses amis et ses proches parents
amenaient un médecin chirurgien, et que l’homme blessé disait :
« Je ne laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir qui
m’a blessé : est-ce un kshatriya (un aristocrate) ou un
brahmane ou un vaishya (un artisan) ou un shudra (un serviteur) ? »
Puis il dirait : « Je ne
laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir qui m’a
blessé : quel est son nom ? Quelle est sa famille ? »
Puis il dirait : « Je ne
laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir qui m’a
blessé : s’il est petit, grand ou de taille moyenne ? »
Puis il dirait : « Je ne
laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir qui m’a
blessé : est-il noir, brun ou de couleur or ? »
Puis il dirait : « Je ne
laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir d’où vient
cet homme qui m’a blessé : de quel village ou de quelle ville
ou de quelle cité vient-il ? »
Puis il dirait : « Je ne
laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir de quelle sorte
d’arc on a tiré sur moi : était-ce une arbalète ou un autre
arc ? »
Puis il dirait : « Je ne
laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir quelle sorte de
corde a-t-elle été employée sur l’arc : était-elle en
coton ou en roseau, en tendon, en chanvre ou en écorce ? »
Puis il dirait : « Je ne
laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir de quelle manière
était faite sa pointe : était-elle en fer ou d’une autre
manière ? »
Puis il dirait : « Je ne
laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir quelles plumes
ont été employées pour la flèche : étaient-ce des plumes de
vautour, de héron, de paon ou d’un autre oiseau ?
Puis il dirait : « Je ne
laisserai pas retirer cette flèche avant de savoir si c’était une
flèche ordinaire ou autre sorte de flèche ? »
Ô
Mâlunkyâputta, cet homme mourrait sans obtenir de réponses pour
ses questions38. »
On peut évidemment se poser un nombre
énormes de questions portant sur toutes sortes de domaines, mais le
Bouddha préfère ne répondre qu’aux questions essentielles parce
que l’urgence commande de ne se focaliser que sur celles-là :
notre situation existentielle est pareille à celle d’un homme
frappé par une flèche et qui, au lieu de chercher les soins d’un
médecin consciencieux, opterait plutôt pour la priorité de
répondre à une liste invraisemblable de questions dont il n’est
pas du tout sûr de pouvoir trouver les réponses. Peut-être que
l’archer s’est enfui sans laisser de traces et qu’on ne le
retrouvera jamais. Et même si on le retrouvait, quel réconfort
apporterait à l’homme agonisant ces réponses ? Quelle valeur
peuvent-elles bien avoir encore dans ces conditions ?
Et
pareillement, nous cherchons des réponses à tout prix à des
questions qui dépassent largement notre entendement avec des moyens
de connaissance dérisoires et qui, de toute façon, ne répondent en
rien à nos véritables problèmes : les conflits, les peurs,
l’insatisfaction, la mort, la souffrance. En fait, la liste des
questions que se pose l’homme blessé par la flèche semble
complètement absurde tellement elle est exhaustive :
quelle plume a été adjointe à la flèche ? Et ainsi de suite,
mais en réalité le nombre de questions que l’on peut se poser
devient vite incalculable, et il est toujours plus difficile d’y
apporter des réponses cohérentes.
Par exemple, les questions
portant sur l’univers a depuis longtemps été l’objet des
métaphysiciens indiens ou occidentaux, puis c’est devenu depuis la
révolution scientifique moderne de Galilée et Newton l’apanage
des physiciens, des astrophysiciens et des cosmologistes. A la
question de l’éternité et de l’infinité de l’univers se
substituent d’autres questions : quelle est la forme de
l’univers ? Plat, courbe ou en selle de cheval ? Est-il
stable dans ses dimensions ? En expansion ou le contraire ?
Qu’y avait-il avant le Big Bang ? A supposer évidemment qu’il
y ait eu un Big Bang parce que rien n’est moins sûr. En tous cas,
certains scientifiques le contestent même si l’énorme majorité
des physiciens se rallient à l’hypothèse du Big Bang. A supposer
aussi qu’il y ait un temps avant le Big Bang, parce que le temps
semble apparaître avec ce Big Bang et sans temps, pas de notion
d’avant et d’après ?
Mon propos ici n’est pas absolument pas
de condamner l’entreprise scientifique des astrophysiciens et des
cosmologistes, mais de montrer combien ces entreprises de
questionnement de l’univers n’échappent pas à l’emprise de la
métaphysique, quand bien même depuis le positivisme on avait cru
s’en départir. La nature renvoie des questions métaphysiques en
écho des découvertes scientifiques. Et ces questions entraînent
toujours d’autres questions toujours plus insolubles. Et les
scientifiques n’échappent pas non plus à l’attrait du
dogmatisme quand ils tiennent leur réponse pour la seule vérité et
qu’ils se défient des autres scientifiques quand ceux-ci
soutiennent un point de vue opposé ou divergent, en voyant
automatiquement ces thèses comme un tissu d’absurdités. Ce qui
est à remettre en question, ce n’est donc pas la curiosité
scientifique, mais plutôt la crispation dogmatique sur des théories
scientifiques.
Le
Bouddha recentre en fait les questions importantes de l’existence
dans la dimension empirique, ce qui le rapproche nettement du
scepticisme, on l’a vu plus haut, mais aussi en s’interrogeant
aussi sur ce qui est utile, ce qui est favorable, ce qui est
bénéfique, ce qui est porteur de solution à l’homme par rapport
à ces problèmes concrets : « La
vie dans la conduite sublime, ô Mâlunkyâputta, ne dépend pas de
l’opinion : l’univers est éternel. La vie dans la conduite
sublime ne dépend pas de l’opinion : l’univers n’est pas
éternel. Bien qu’il existe une opinion selon laquelle l’univers
est éternel et une opinion selon laquelle l’univers est non
éternel, il existe avant tout la naissance, la vieillesse, la mort,
le malheur, les lamentations, la douleur, le chagrin, la peine, la
détresse39 ».
L’accent est nettement mis sur les affres de l’existence et
la dimension morale qui va permettre à l’homme d’y échapper ou
d’y apporter un remède. On peut faire un rapprochement avec
Socrate. Dans les Nuées
d’Aristophane, Socrate jeune se serait intéressé aux questions
astronomiques et météorologiques : Aristophane le représente
dans une nacelle afin de se rapprocher du ciel. Derrière la
caricature, on voit Socrate proche dans son attitude des physiciens,
ceux que la postérité a d’ailleurs appelé les « présocratiques »
et qui s’interrogeaient principalement sur la phusis,
la nature en s’efforçant d’établir une description et
explication rationnelles des phénomènes naturels et célestes et en
cherchant également l’unité sous-jacente des phénomènes ;
par exemple, quel était l’élément primordial à l’origine de
tous les autres (l’eau pour Thalès, l’air pour Anaximène, le
feu pour Héraclite, etc.).
Or Socrate a rompu avec cette démarche
en réorientant la philosophie vers une recherche intérieure et une
exigence morale qu’illustrent très les maximes figurant sur le
fronton de l’oracle de Delphes : « Connais-toi
toi-même » et « Soucie-toi de toi-même »
(c’est-à-dire dans l’acceptation socratique : soucie de ce
que tu es et non de ce que tu as, soucie-toi de ton âme, de ta
conscience de citoyen engagé moralement dans la Cité). Le
questionnement porte alors sur ce qui fait un homme de Bien ou ce qui
fait la justice dans la Cité, sur la définition de la sagesse, de
l’amour, de la beauté et ainsi de suite… Toutes questions qui
ont trait à la vie intérieure des hommes. Pareillement Pyrrhon
était lui aussi engagé dans un rapport moral à l’existence qui
évacuait aussi les questions extérieures à l’homme. Timon de
Phlionte faisait ainsi l’éloge de son maître Pyrrhon :
« Ce
n’est pas toi qui t’es soucié de chercher quel air
Entoure
la Grèce, d’où vient chaque chose, et vers quoi elle va40 ».
Ceci
étant dit, le Bouddha est beaucoup plus affirmatif dans sa
conception morale que Pyrrhon. On peut parvenir à une connaissance
du bien et du mal, même si bien et mal ne sont pas des absolus et
que le Bouddha parle plutôt d’actions bénéfiques, d’actions
justes ou d’actions efficaces41
pour justement montrer que la morale s’incarne toujours dans une
conduite et ne pas se confronter à des notions beaucoup trop
abstraites que sont le Bien et le Mal. Il insiste aussi sur
l’intention qui préside à l’acte plutôt que sur l’acte en
lui-même (car on peut toujours faire un acte mauvais par
inadvertance ou involontairement).
Néanmoins, on peut arriver à une
connaissance claire dans ce domaine. C’est certes un domaine
complexe : seul un Bouddha peut comprendre pleinement les lois
du karma qui régissent l’univers ; cela suppose de prendre en
compte toutes les interactions innombrables qui se produisent dans le
monde. Mais cette compréhension dans les liens de causalité qui
régissent les actes est néanmoins possible selon le Bouddha.
Bouddha Shakyamuni Gandhara (IIe - IIIe siècle) |
*****
4°) Les opinions
Dans
un autre texte où le Bouddha est interrogé à propos des dix
propositions métaphysiques citées plus haut, ce dernier refuse de
soutenir toutes ces propositions. Il n’en accepte aucune. Quand on
lui en demande la raison, il répond : « Avoir
l’opinion selon laquelle l’univers est éternelle »
signifie avoir recours aux opinions spéculative. C’est un fourré
d’opinions, un désert d’opinions, un cirque d’opinions, un
frétillement d’opinions, un lien d’opinions qui s’accompagne
de chagrin, d’affliction, de trouble, de peine, mais qui ne conduit
pas au dégoût, ni au détachement, ni à l’extinction, ni au
calme, ni à la connaissance, ni à la sagesse parfaite, ni au
nirvâna42 ».
Là encore, on voit la défiance du Bouddha à l’égard des
opinions qui soulèvent les passions, mais ne permettent pas de
trouver des solutions aux véritables problèmes qui se posent dans
l’existence. Dans un autre enseignement43,
le Bouddha prend une poignée de feuilles d’arbres et demande aux
disciples présents dans l’assemblée s’il y a plus de feuilles
dans sa main que dans la forêt. Evidemment non, il y a plus de
feuilles dans la forêt entière que dans la main. Le Bouddha compare
alors les feuilles qu’il tient aux questions auquel il répond, et
les feuilles dans la forêt à toutes les questions que l’humanité
peut se poser, mais qui ne servent pas à résoudre le problème de
la souffrance.
Tête de Bouddha Gandhara |
*****
5°) Soutra des Kâlamas
Enfin,
il me reste à mentionner un autre texte important entre le
bouddhisme et le scepticisme44.
Dans le texte que nous allons lire, il s’agit pas à proprement
parler du scepticisme au sens philosophique du terme, mais plutôt de
la perplexité qui naît de ce que l’on a à se retrouver confronté
à plusieurs prédicateurs qui prônent avec un dogmatisme manifeste
et un esprit borné leurs convictions personnelles, chaque thèse se
contredisant l’une l’autre.
C’était le cas du peuple des
Kâlâmas qui vivaient dans une ville située au carrefour de
plusieurs routes importantes qui voyaient donc passer de nombreux
chefs religieux, des sâdhus, des moines, des yogins et toutes sortes
d’ascètes errants, et chacun avançait avec fermeté sa propre
opinion, si bien que les Kâlamas ne savaient plus à quel saint se
vouer. Perdus dans la perplexité, ils ne savaient quel critère ils
devaient adopter pour distinguer les discours vrais et raisonnables
de ceux faux et mensongers. C’est pourquoi ils demandèrent
conseils au Bouddha : « Vénéré,
il y a des renonçants et des brahmanes qui arrivent dans notre
ville. Ils exposent et exaltent seulement leur propre doctrine, mais
ils condamnent et méprisent la doctrine des autres. Puis d’autres
renonçants et d’autres brahmanes arrivent à leur tour dans notre
ville. Eux aussi exposent et exaltent leur propre doctrine, et ils
condamnent et méprisent la doctrine des autres. Vénéré, il y a un
doute, il y a une perplexité chez nous à propos de ces diverses
opinions. Parmi ces renonçants et ces brahmanes, qui dit la vérité
et qui dit des mensonges ? 45»
Le
Bouddha commence par les réconforter en se montrant compréhensif :
« Il
est juste pour vous, ô Kâlâmas, d’avoir un doute et d’être
dans la perplexité. Car le doute est né chez vous à propos d’une
matière qui est douteuse46 ».
Le Bouddha comprend tout à fait que, dans un monde où s’affronte
les idées religieuses, chaque foi se revendiquant comme la seule et
unique vérité, on se trouve légitimement dans un état de doute et
de perplexité. On ne sait plus à qui s’en remettre. Le conseil du
Bouddha est alors tout à fait emblématique : « Ô
Kâlâmas, ne vous laissez pas guider par des rapports, ni par une
tradition religieuse, ni par ce que vous avez entendu dire. Ne vous
laissez pas guider par l’autorité des textes religieux, ni par la
simple logique ou les allégations, ni par les apparences, ni par la
spéculation sur des opinions, ni par des vraisemblances probables,
ni par la pensée que « ce religieux est notre Maître
bien-aimé ».
Cependant, ô Kâlâmas, lorsque
vous savez par vous-mêmes que certaines choses sont défavorables,
que telles choses blâmables sont condamnées par les sages, et que,
lorsqu’on les met en pratique, ces choses conduisent au mal et au
malheur, alors à ce moment-là, abandonnez-les.
Lorsque
vous savez par vous-mêmes que certaines choses sont favorables, que
telles choses louables sont pratiquées par les sages, et que,
lorsqu’on les met en pratique, ces choses conduisent au bien et au
bonheur, pénétrez-vous de telles choses et pratiquez-les47 ».
C’est
assez rare dans le monde des religions pour le mentionner48 :
le Bouddha encourage ses disciples à se méfier de toutes
révélations. Ce qu’un maître spirituel enseigne, son disciple
doit pouvoir l’éprouver et le remettre en question. Comme un
orfèvre bat et martèle l’or pour le travailler, le disciple a le
droit et même le devoir d’interroger la doctrine, de la tester et
de la critiquer. Il a fondamentalement le droit de ressentir des
doutes, de l’appréhension et de la perplexité face à des
théories qui d’emblée le dépassent.
C’est seulement après ce
processus de doute et de remise en question que l’on peut fonder
une véritable confiance dans l’enseignement. La révélation d’un
illuminé qui prétend d’autorité posséder la vérité parce
qu’un dieu lui a offert à lui et à personne d’autre et ne donne
pas les moyens de la vérifier par soi-même, cette vérité n’a
donc aucune valeur aux yeux du Bouddha. Tout homme peut s’interroger
lui-même et estimer ce qui est favorable ou défavorable,
vraisemblable ou invraisemblable. Il n’a pas besoin de s’en
remettre à l’autorité incontestée d’un prophète ou d’un
chef religieux pour guider sa raison49.
Bien sûr, on ne délibère jamais complètement seul : on
observe ce que font les personnes qu’on estime sage et raisonnable
dans telle ou telle situation, on prend en compte leur avis pour se
faire une idée soi-même. On regarde si « telles
choses blâmables sont condamnées par les sages »
ou si « telles
choses louables sont pratiquées par les sages »
pour se décider dans tel ou tel sens, mais cette décision revient
en fin de compte à soi-même. Le Bouddha prône clairement
l’autonomie du sujet pensant et rejette l’hétéronomie des
prêtres et des religieux qui dictent les conduites selon les codes
ancestraux ou la lettre de tel ou tel écrit religieux.
Ensuite,
le Bouddha invite les Kâlâmas, après avoir accompli ce travail de
s’interroger personnellement sur ce qui est favorable et
défavorable, à propager la bienveillance, la compassion, la joie et
l’équanimité dans toutes les directions et à l’égard de tous
les êtres sans exception : « Ô
Kâlâmas, le noble disciple, qui s’est ainsi séparé de
l’avidité, de la haine et de l’illusion, ayant une compréhension
claire et une attention de la pensée, demeure, faisant rayonner la
pensée de bienveillance dans une direction, et de même dans une
deuxième, une troisième, dans une quatrième au-dessus, au-dessous,
au travers, partout dans la totalité et en tout lieu de l’univers,
il demeure faisant rayonner la pensée de bienveillance, large,
profonde, sans limite, sans haine et libérée de la malveillance50 ».
L’amour-bienveillance, la compassion, la joie et l’équanimité
sont appelées dans le bouddhisme les quatre qualités
incommensurables ou encore quatre demeures de Brahmâ. Ce ne sont
donc pas une particularité du bouddhisme : on les retrouve dans
le jaïnisme51
et l’hindouisme52,
même si le Bouddha intègre ces quatre qualités à sa façon dans
la logique de la doctrine bouddhique. Il prône donc ici une pratique
spirituelle qui imprègne largement la culture spirituelle de l’Inde
et dont on peut aisément se rendre compte des bienfaits par
soi-même.
Pour conclure ce soûtra, le Bouddha ne
garantit pas une renaissance heureuse dans le monde des dieux ou un
autre avantage spirituel basée sur la croyance en la réincarnation
ou en une rétribution divine. Il se contente d’énumérer quatre
possibilités : une vie après la mort avec des résultats pour
les actes bons, pas de résultats pour les actes bons, des résultats
néfastes pour les actes mauvais, pas de résultats pour les actes
mauvais. Or dans les quatre cas de configuration, celui qui a libéré
et apaisé sa pensée, celui qui vit dans la droiture, celui-là
connaît le soulagement dans l’ici et maintenant de cette vie, et
c’est un gain plus essentiel que toute espérance fondée sur une
croyance incertaine.
Pour consulter les autres parties d'un Nomade la Raison, voir le sommaire.
La septième partie arrive bientôt.
1
A cette époque, ils s’appelaient respectivement Upatissa et
Kolita ; ils ne prirent le nom de Shâriputra et Maudgalyâyana
qu’au moment de devenir moines. Mais par commodité, je garderai
ces noms. Par ailleurs, il est peut-être important de mentionner
que Shâriputra et Maudgalyâyana sont les formes sankrites des noms
de ces deux ascètes. Leur nom en pâli sont Sariputta et
Moggallâna. Les autres noms sont laissés en pâli. Les textes du
bouddhisme ancien sont conservés en pâli ; j’ai néanmoins
opté pour les noms sanskrits afin de suivre l’usage en vigueur
qui a primé en Occident de privilégier les termes du sanskrit,
langue noble, comme c’est le cas pour des expressions entrées
dans le langage courant du français ou de l’anglais telles que
« nirvâna », « karma », « sûtra »
ou « dharma » (pour « nibbâna », « kamma »,
« sutta » et « dhamma » en pâli). Le
sanskrit a eu évidemment un plus grand prestige puisque c’est la
langue sacrée employée dans l’hindouisme et le jaïnisme, mais
aussi parce que c’est la langue employée par le bouddhisme du
Grand Véhicule pour se démarquer des écoles anciennes. Or les
deux traditions dominantes en Occident de nos jours sont le
bouddhisme tibétain et le bouddhisme zen, tous les deux appartenant
au Grand Véhicule, et donc faisant usage des termes sanskrits.
2
Nyanaponika Thera &
Hellmuth Hecker, « Les
grands disciples du Bouddha »,
tome 1, Ed. Claire Lumière, Saint-Cannat, 1999, p.134.
3
Littéralement :
un Ainsi-Allé. Ce terme désigne un Être libéré, et plus
particulièrement un Bouddha dans le contexte bouddhique.
4
Samaññaphala
Sutta
(Soutra du Fruit de la Vie Contemplative), Digha Nikâya, 12. Pour
une traduction anglaise intégrale : www.accesstoinsight.org.
Nyanaponika Thera & Hellmuth Hecker, op.
cit.,
pp. 135-136. Ce texte est le plus long témoignage que l’on ait
conservé sur la pensée de Sanjaya.
5
Nyanaponika Thera & Hellmuth Hecker,
ibid.,
p. 48.
6
Nyanaponika Thera & Hellmuth Hecker,
ibid.,
p. 49.
7
Nyanaponika Thera & Hellmuth Hecker,
ibid.,
p. 50.
8
Nyanaponika Thera & Hellmuth Hecker,
idem.
9
Diogène Laërce, “Vies et
doctrines des philosophes illustres”,
op. cit., IX, 70 : « Mais
Théodose, dans ses « Résumés sceptiques », dit qu’il
ne faut pas appeler pyrrhonienne la philosophie sceptique. Si en
effet le mouvement de la pensée chez autrui est impossible à
saisir, nous ne connaîtrons pas la disposition d’esprit de
Pyrrhon ; et ne la connaissant pas, nous ne saurions pas non
plus nous appeler « pyrrhoniens ». »
10
Dîghanakha
Sutta,
Majjhima
Nikâya,
I, 497-501. Traduction
française: Môhan WIJAYARATNA, « La
philosophie du Bouddha »,
Ed. Lis, Paris, 2000, pp. 42-45.
11
Dîghanakha Sutta.
Wijayaratna,
ibid., p. 42.
12
Marcel
CONCHE, « Pyrrhon
ou l’apparence »,
op. cit., pp. 62-64.
13
D. S.
Wijayaratna, op. cit.,
p. 43.
14
D.S.
Wijayaratna, idem.
15
D.S.
Wijayaratna, idem.
On retrouve très fréquemment cette formule « cela seul est
la vérité ; le reste n’est absurdité » dans les
soutras bouddhiques où elle exprime l’essence de l’attitude
dogmatique : il n’y a que moi qui soit dans le vrai, les
autres se trompent allègrement.
16
D.S.
Wijayaratna, idem.
17
Annick Stevens voit ici une contradiction entre le fait d’avoir
une opinion et le fait de renoncer à cette opinion. Pourtant, il
n’y en a pas. Si on me demande mon opinion sur la question
« l’univers est-il fini ou infini ? », mon
sentiment naturel est que l’univers est infini. Je ne peux pas me
représenter l’univers autrement que comme infini. J’ai donc une
opinion sur la question, mais cette opinion je ne m’y attache pas.
Je ne dis pas : « l’univers
est infini, cette opinion seule est la vérité, le reste n’est
qu’absurdité ».
Peut-être ne vois-je qu’une facette du problème. C’est
pourquoi je renonce à saisir et à établir cette opinion
personnelle en vérité ultime.
Je
ferais un parallèle avec la méditation bouddhique : on s’y
entraîne à voir l’esprit comme le ciel. Le ciel peut avoir des
nuages. De la même façon, le méditant peut avoir des pensées qui
se manifestent dans son esprit. Mais comme le ciel ne s’attache
pas aux nuages, il les laisse passer indifféremment au gré du
vent. Le ciel reste le ciel avec ou sans nuages. Pareillement,
l’esprit du méditant ne s’accroche pas non plus aux pensées ;
il n’est pas obnubilé par elles et ne s’identifient pas à
elles. Et comme n’importe quelle pensée, le méditant ne doit pas
s’accrocher ou s’identifier à une opinion métaphysique.
Certes, des opinions traversent son esprit au même titre que
d’autres pensées, des souvenirs, des espoirs, des réflexions,
mais aucune qui puisse s’incruster dans le ciel de l’esprit. Les
opinions sont finalement des pensées ou enchaînement plus ou moins
structurés de pensées qui se reproduisent dans le mental d’un
individu à intervalle régulier, un peu comme le ciel de Belgique
ou d’Angleterre est régulièrement envahi de nuages gris qui
tardent rarement à se transformer en pluie !
Il
y a ici, je pense un dissentiment dû à la différence de la
conception de l’esprit dans le bouddhisme et la philosophie
occidentale : en Occident, pensée et esprit sont des termes
quasiment synonymes. La pensée s’identifie à l’esprit, là où
la doctrine bouddhique rend compte de la pensée comme d’une vague
et de l’esprit comme l’océan, ou encore de la pensée comme
d’un nuage qui évolue dans le ciel et l’esprit comme ce ciel
immense et vide. Le Bouddha n’appelle donc pas à réprimer ses
pensées (et ainsi pas non plus ses opinions), mais à les voir
comme des productions momentanées et évanescentes de l’esprit,
qui apparaissent pour ensuite se résorber dans l’esprit. On
comprend alors qu’on peut lâcher prise par rapport à ces pensées
et opinions, les laisser retourner à leur simplicité naturelle.
« Avoir une opinion » et « renoncer aux opinions »
ne sont donc pas contradictoires de ce point de vue.
Il
ne faut d’ailleurs se laisser piéger par l’ambiguïté du
langage ; si je dis : « j’ai une opinion »,
cela doit être compris de la même façon que « j’ai du
retard » ou « j’ai une maladie » (vous ne
possédez pas le retard, ni la maladie). « J’ai une
opinion » doit être ici traduit par « il y a une
opinion qui se manifeste dans le champ de ma conscience », et
non pas comme « je possède une opinion, je détiens une
opinion » (en quel cas effectivement cette affirmation serait
contradictoire avec « renoncer ou se détacher des
opinions »).
18
D.S.
Wijayaratna, ibid.,
p. 44.
19
Kayagata
Sati Sutta
(Soutra de l’Attention s’immergeant dans le Corps), Majjhima
Nikâya, 119. Version anglaise sur le site :
www.accesstoinsight.org.
20
C’est en fait le nom de famille de Dîghanakha.
21
Dîghanakha
Sutta.
Wijayaratna, op.
cit.,
p. 44.
22
D.S.
Wijayaratna, ibid.,
pp. 44-45. Exactement le même raisonnement est appliqué aux
sensations désagréables et aux sensations neutres.
23
D.S.
Wijayaratna, ibid.,
p. 45. La formule « la
naissance est détruite, la Conduite pure est vécue, ce qui doit
être achevé est achevé, plus rien en demeure à accomplir »
est le formule classique dans les soutras bouddhiques qui désigne
l’entrée dans l’état d’Arahant.
24
D.S.
Wijayaratna, idem.
25
Marcel
CONCHE, « Pyrrhon
ou l’apparence »,
op. cit., chap X.1, pp. 114-137.
26
On notera que, dans son acceptation moderne, l’aphasie ne désigne
plus une qualité qui conduit à la paix de l’âme, mais bien une
maladie neurologique qui conduit à des troubles de la compréhension
et du langage suite à une lésion cérébrale (par ex. l’aphasie
de Broca). A-t-on voulu, par ce glissement sémantique opéré au
XIXe siècle, signifier que Pyrrhon était un malade mental ?
Ou est-ce seulement l’impossibilité de concevoir que le silence
et l’absence de langage puissent être quelque chose de positif ?
Je me garderais de toute conclusion sur le sujet !
27
Diogène Laërce, « Vies
et doctrines des philosophes illustres »,
op. cit., IX, 64.
28
Marcel Conche, op.cit.,
p. 116.
29
SEXTUS
EMPIRICUS, « Esquisses
pyrrhoniennes »,
chap. XVIII, citées dans : « Œuvres
choisies de Sextus Empiricus
», introduction et traduction de Jean Grenier et Geneviève Goron,
Aubier, Paris, 1948, p. 262.
30
Marcel Conche, ibid.,
p. 117
31
Marcel Conche, idem.
32
D.S.
Wijayaratna, idem,
p. 45.
33D.S.
Wijayaratna, idem.
La formule employée par Dîghanakha est une formule classique dans
les soutras qui exprime la satisfaction de celui qui s’éveille à
la compréhension bouddhiques.
34
Alagaddûpama Sutta
(Soutra de la Maîtrise du Serpent), Majjhima Nikâya, I, 130-142.
Môhan Wijayaratna, « La
philosophie du Bouddha »,
ibid., pp. 144-145 (et pp. 148-149 pour le passage en question).
Voir aussi : Thich Nhat Hanh, « Le
silence foudroyant »,
Albin Michel/Spiritualités vivantes, Paris, 1997.
35
Ce fleuve à
franchir avec ses deux rives est par ailleurs une métaphore tout à
fait classique en Inde que l’on retrouve expressément dans le
jaïnisme et l’hindouisme.
36
Le principe
vital (jîva) est ce qui donne vie au corps, ce qui l’anime et en
fait un être sensible. On pourrait dire âme (animus) ou esprit
(spiritus) au sens où ces mots en latin comportent aussi l’idée
du souffle qui anime le corps.
37
Cûla
Mâlunkyâ Sutta (Court
Soutra de Mâlunkyâ), Majjhima Nikâya, I, 426-432. Môhan
WIJAYARATNA, « Sermons
du Bouddha »,
Seuil/Points Sagesses, Paris, 2006, pp. 131-137.
38
Cûla
Mâlunkyâ Sutta.
Wijayaratna, ibid.,
pp. 133-134.
39
Cûla
Mâlunkyâ Sutta.
Wijayaratna, ibid.,
pp. 134-135.
40
Diogène
Laërce, op.
cit.,
IX, 65. Marcel Conche, « Pyrrhon
ou l’apparence »,
op. cit., p. 87.
41
Les actions
bénéfiques sont des actions efficaces aux yeux du Bouddha, parce
que in
fine
il est toujours plus efficace d’accomplir le bien que de s’adonner
au mal. Cela peut nous sembler contre-intuitif parce qu’il nous
arrive de constater que des criminels réussissent leur « coup »
et sont donc plus efficaces que certaines personnes honnêtes qui
peinent à réussir leur entreprise. Mais en fait, le Bouddha pense
que non : au final, l’homme honnête réussira mieux dans la
vie et sa carrière. Par exemple, si on vole, on gagne peut-être de
l’argent, mais celui qui est généreux non seulement reçoit de
la sympathie et de la gratitude autour de lui, mais en plus, par son
acte de générosité, il se détache de l’argent ou des biens
matériels, et donc allège sa vie. C’est en cela que c’est une
action efficace.
42
Aggi
Vacchagotta Sutta,
Majjhima Nikâya, I, 483-489. Môhan
WIJAYARATNA, “La
philosophie du Bouddha”,
op. cit., p. 194.
43
Simsapa
Sutta
(Soutra de la forêt de Simsapa), Samyutta Nikâya, LVI, 31. Version
anglaise sur le site : www.accesstoinsight.org.
44
Kâlâma
Sutta
(Soutra du Peuple des Kâlamas), Anguttara Nikâya, I, 187-191.
Môhan WIJAYARATNA, « Sermons
du Bouddha »,
op. cit., pp. 31-40.
45
Kâlâma
Sutta.
Wijayaratna, ibid.,
p. 32.
46
Kâlâma
Sutta.
Wijayaratna, idem.
47
Kâlâma
sutta.
Wijayaratna, ibid., pp. 32-33 & p. 35.
48
Et c’est
pourquoi le bouddhisme n’est pas tout à fait une religion, même
si ce n’est plus seulement une philosophie.
49
Dans un autre
texte, le Bouddha compare les brahmanes qui croient à une
révélation transmise de génération en génération dans les
familles de brahmanes à une file d’aveugles, chacun se tenant au
suivant et croyant que le premier tient en main la vérité (Tevijja
Sutta,
Digha Nikâya, I, 235-253).
50
Kâlâma
Sutta. Wijarayatna, ibid.,
pp. 37-38. La même instruction est appliquée à la compassion, à
la joie et à l’équanimité.
51
Les jaîns considèrent que ces quatre qualités sont la base des
vœux comme « ne pas exercer de violence envers les êtres
vivants » ou « ne pas avoir d’avidité pour les biens
terrestres ». Sangave, « Le
jaïnisme. Philosophie et religion de l’Inde »,
op. cit.,(chap. V, 2a).
52
Par exemple,
le « Yoga
Sûtra »
hindouiste de Patañjali stipule (I, 32-33) : « Pour
éviter les facteurs de dispersion, l’exercice sur une seule
entité doit être fait : la sérénité du psychisme issue de
la création en soi de la bienveillance, de la compassion, de la
joie et de l’équanimité avec pour objets respectifs le plaisir,
la douleur, le mérite et le démérite ».
Voir également :
- Soutra des Kālāmas (Kālāma Sutta) et son commentaire
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la Lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
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