Le journal en ligne Mediapart a lancé, il y a deux semaines, des accusations graves contre Léo Grasset, youtubeur célèbre qui anime la chaîne de vulgarisation scientifique « Dirty Biology ». Dans un article du 23 juin 2022 et une vidéo de Médiapart du 24 juin, il est en effet accusé de comportements toxiques envers huit femmes, d'autres youtubeuses. Celles-ci l'accusent de violences psychologiques dans le cadre du couple, de comportements toxiques comme des dénigrements et des moqueries incessantes ainsi que des attitudes déstabilisantes de chaud/froid. Elles l'accusent d'être très présent, de pratiquer du love bombing en paroles et par SMS puis de disparaître complètement. La youtubeuse Manon Bril parle de kidnapping émotionnel qui a eu des conséquences physiques et psychiques négatives sur des années dans la vie intime et professionnelle de ces jeunes femmes. Une autre youtubeuse, Clothilde Chamussy l'accuse d'attitudes déplacées, de dragues lourdes répétées dans le cadre du tournage d'une émission pour Arte, potentiellement du harcèlement au travail donc. Mais surtout l'une d'entre elles, « Lisa » qui veut rester anonyme, va plus loin et l'accuse même d'un viol. Ces accusations ont suscité beaucoup d'effervescence sur les réseaux sociaux.
Dans ce contexte, on a beaucoup parlé de présomption d'innocence. Ce qui a le don d'irriter profondément les féministes. Elles voient la « présomption d'innocence » comme une sorte de joker que les agresseurs peuvent sortir de leur chapeau, notamment avec le principe associé du bénéfice du doute, pour éviter toute condamnation. En effet, dans le cas de viol ou d'agression sexuelle de personnes qui se connaissent, c'est souvent parole contre parole. Les preuves et les témoignages impartiaux sont rares. Très souvent dans les affaires de viol, on voit fleurir les slogans comme « on vous croit » par opposition à une justice qui aurait tendance à ne pas croire la parole des femmes victimes de violence conjugale.
Sur le plateau de BFMtv, pour une autre histoire touchant le gouvernement français, l'élue écologiste Sandrine Rousseau estime qu'en plus de la présomption d'innocence qui est certes constitutionnelle, il y a une « présomption de crédibilité » : quand une femme se plaint de harcèlement sexuel, d'agression sexuelle ou de viol, il faudrait nécessairement la croire. Il va sans dire que cette « présomption de crédibilité » est totalement antinomique de la présomption d'innocence et revient à supprimer purement et simplement la présomption d'innocence.
Quelques heures après que Mediapart ait révélé l'affaire Léo Grasset, il y a eu un intéressant thread Twitter de « Droit et féminisme » (@Lawphilisee) qui affirme qu'il n'y a pas lieu de parler de « présomption d'innocence » dans cette affaire concernant Léo Grasset puisque la justice n'est pas encore entrée en jeu dans cette histoire. (NB : Depuis lors, Clothilde Chamussy a porté plainte pour harcèlement sexuel au travail à l'encontre de Léo Grasset); La présomption d'innocence est selon elle un principe purement juridique qui ne s'applique que quand la justice met en cause une personne et quand elle le juge dans un procès en bonne et due forme. Les médias ou les citoyens ne sont pas soumis à ce principe de « présomption d'innocence » et peuvent affirmer que telle personne a commis tel acte, mais pas que telle personne est coupable d'avoir commis cet acte. Tout au plus risquent-ils d'être accusés de diffamation, mais la diffamation elle-même ne peut être invoquée que dans des circonstances juridiques précises : « la légitimité du but poursuivi, l’absence d’animosité personnelle, la prudence et la mesure dans l’expression, ainsi que l’existence d’une enquête sérieuse – ou d’une base factuelle suffisante ».
« Droit et féminisme » concut donc : « La présomption d’innocence et la diffamation sont des concepts juridiques qui prennent en compte les considérations d’intérêt général, comme la libération de la parole. Ça ne veut pas dire qu’on peut tout dire et tout faire, accuser n’importe qui de n'importe quoi. Mais ça veut dire que se jeter sur toute personne qui relaie une enquête sérieuse, émet des soupçons, s’interroge, dénonce ou fait part de son ressenti, en brandissant la présomption d’innocence et la diffamation témoigne surtout de votre incompréhension du sujet. C’est de plus quelque chose de néfaste pour les victimes de violences sexuelles, qui participe à leur silenciation ».
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Je reste très sceptique par rapport à cette position qui cherche à minimiser la présomption d'innocence dans les affaires de violences sexuelles à l'encontre des femmes. Et a fortiori, je m'érige contre la « présomption de crédibilité » de Sandrine Rousseau, qui est une porte ouverte à d'invraisemblables dérapages. Je suis tombé sur un documentaire de la Radio-Télévision Suisse : « À mort, la sorcière » sur les procès de sorcellerie à la fin du Moyen-Âge et au début de la Renaissance. En 1428, la diète du Valais s'est réuni pour établir une loi selon laquelle il suffisait qu'une personne soit diffamée au cours d'un procès par 5, 7 ou 10 individus dignes de foi pour arrêter la personne accusée et la soumettre à la torture. Il me semble que c'est à cela qu'on revient avec cette « présomption de crédibilité ».
La présomption d'innocence est un principe absolument essentiel de nos démocraties. Minimiser ou écorner ce principe n'est absolument pas profitable au bien commun. Je peux certes comprendre la frustration des féministes face à la difficulté d'apporter la preuve dans des affaires de violences conjugales, mais sacrifier la présomption d'innocence pour cela me paraît être un coût exorbitant auquel il faut réfléchir plus d'une fois.
Il me semble aussi que ce principe de présomption d'innocence ne peut être seulement un principe juridique seulement comme l'explique « Droit et féminisme »: il doit également être un principe moral et citoyen. Bien sûr, on peut avoir la conviction que telle personne a commis tel acte. Et bien sûr, la liberté d'expression nous permet d'exprimer cette idée que telle personne a commis tel acte dans l'espace public. Mais on devrait garder dans un coin de sa tête que, peut-être, ce n'est pas le cas. Que, peut-être, il y a une erreur ou un faux témoignage qui vient perturber notre jugement. Cela doit nous éviter trop de dogmatisme dans nos accusations, cela doit aussi nous éviter les certitudes aveugles qui deviennent collectivement des effets de meute et des lynchages publics.
Il ne faut pas oublier que la condamnation sociale peut parfois être pire que la condamnation légale. Cela me paraît évident dans le cas de Léo Grasset : en tant que youtubeur, cette histoire risque de freiner sa carrière, plus sûrement qu'un procès. Dans un procès, il ne risque pas grand chose, me semble-t-il. « Lisa » a expliqué qu'au départ, la relation sexuelle était consentie, et ce n'est qu'après que la relation a dérapé vers quelque chose qu'elle ne voulait pas. Il y a peu de chances que cette histoire ait très loin : c'est pourquoi d'ailleurs Léo Grasset s'en remet à ses avocats et se réservant le droit d'engager des procédures en diffamation, car sur ce terrain, il est clairement en position de force.
Sur le plan de la condamnation sociale néanmoins, il risque de perdre des abonnés, des vues, des mécènes, des financements participatifs ainsi des collaborations, sans parler des commentaires négatifs pendant des années. Je pense que la sanction sera plus sévère venant du public que des tribunaux. C'est pourquoi précisément, je parle d'une présomption d'innocence en tant que principe moral et citoyen, et pas seulement comme un principe strictement juridique.
Précisons aussi pour les personnes qui me verrait comme un défenseur de Léo Grasset ou d'autres hommes accusés de méconduite sexuelle que ce principe de présomption d'innocence vaut dans les deux sens : imaginons que je sois un défenseur acharné de Léo Grasset, un fan inconditionnel de Dirty Biology, et que je sois dans l'impossibilité de croire une seconde qu'il soit réellement l'auteur de ces faits et que je me mette à accuser les huit femmes de mensonges, de calomnies, d'accusations erronées et de complot même à l'encontre de mon héros. Dans ce cas aussi, je devrais m'appliquer ce principe moral de présomption d'innocence : garder dans un coin de ma tête que , peut-être, ce n'est pas le cas et qu'elles ont dit la vérité, même si à l'instant t, je suis persuadé du contraire.
Je défends la présomption d'innocence, et pas les auteurs d'abus sexuels. En fait, je pense que la crispation actuelle autour de la crédibilité de la parole des femmes vient précisément de ce refus des féminismes de la présomption d'innocence. Beaucoup de gens sont prêts à croire les femmes : je crois personnellement les huit femmes qui accusent Léo Grasset. Mais le refus obstiné de la présomption d'innocence rend les gens paranoïaques : est-ce que la société ne va pas devenir un lieu semblable aux procès de sorcellerie du Moyen-Âge où l'on va croire sur parole votre ex aigrie qui vous en veut à mort, simplement parce qu'elle est une femme et est donc à ce titre une personne de confiance totalement crédible ?
Il faut bien se rendre compte que le féminisme radical fonctionne sur un manichéisme simpliste où les femmes sont les éternelles victimes de l'odieuse domination masculine qu'exerce tous les hommes. Cette vision empêche de penser le fait pourtant qu'une femme puisse mentir, manipuler et lancer des accusations calomnieuses. Ce n'est évidemment pas toutes les femmes qui font cela, mais cela peut se produire. Reconnaître cette possibilité renforcerait paradoxalement la crédibilité de la femme. On sait que cela peut arriver, mais on sait aussi que cela n'arrive pas tout le temps, et même que ce n'est pas la majorité des cas. Le doute n'est pas nécessairement l'ennemi de l'établissement de la vérité.
Frédéric Leblanc, le 11 juillet 2022
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