Confucius |
La
philosophie de Confucius qu’il a enseigné, professé et essayé de propager tout
au long de sa vie s’exprime dans un texte intitulé « Les Entretiens (de Confucius) » et composé d’une série de
citations hétéroclites du maître. Le but de Confucius est la recherche
d’harmonie dans les relations humaines et au sein de la société. La philosophie
de Confucius tourne donc autour de l’homme qui interagit sans cesse avec les
autres et qui s’intègre dans l’ordre structuré de la société. « Confucius
part d’un constat fort simple et à la portée de tous : notre
« humanité » n’est pas un donné, elle se construit et elle se tisse
dans les échanges entre les êtres et la recherche d’une harmonie commune [5] ».
Et ce qui permet d’adoucir nos
relations humaines, d’y insuffler l’harmonie, c’est le ren 仁 que
l’on traduit généralement par « sens de l’humain », mais que l’on
pourrait aussi traduire par
« humanité » au sens de « faire preuve d’humanité » (et pas
au sens de l’ensemble des êtres humains). L’idéogramme ren 仁 est
intéressant car il se compose de deux clefs ren人 qui veut dire « homme » et qui se prononce
exactement de la même manière et de er二, deux barres qui signifient « deux ». Ren 仁, le sens de l’humain, implique dans sa graphie même l’idée
de l’homme en ce qu’il est deux, en ce qu’il est toujours en relation avec un
autre et prenant conscience de sa relation à l’autre. Un confucéen a défini le ren 仁 comme étant « le
souci qu’ont les hommes les uns pour les autres du fait qu’ils vivent ensembles [6]
». Plus simplement, Confucius déclare : « Le ren 仁, c’est aimer les autres ».
Pour
développer ce sens de l’humain, deux choses importent particulièrement aux yeux
de Confucius : les rites et la musique. Dis comme cela, cela peut paraître
étrange, voire folklorique. On s’attendrait de la part d’un grand penseur d’une
civilisation à ce qu’il fasse de l’apologie des vertus morales ou de nobles
idéaux comme la Vérité, le Bien ou Beauté. Mais non, Confucius nous parle des
rites et de la musique. Cela pourrait être vu comme un simple condensé
d’archaïsmes et de superstitions qui s’inscrirait dans le cadre d’une tradition
religieuse et n’en sortirait pas. Mais si Confucius invoque bien l’antiquité
des rites et l’esprit des ancêtres comme appuyant l’autorité de ces rites,
l’intention première de Confucius n’est pas de vouer un culte aux dieux et aux
esprits ; les rites sont tournés vers les hommes et les relations qu’ils
tissent entre eux : les rites ont justement pour fonction de fluidifier et
faciliter ces relations humaines. On demandait à Confucius comment servir les
esprits des ancêtres : « Tant
que l’on ne sait pas servir les hommes, comment pourrait-on servir les
esprits ? (…) Tant que l’on ne sait pas ce qu’est la vie, comment
pourrait-on savoir ce qu’est la mort ? [7]»
Xunzi est encore plus radical et tranchant dans sa conception rationnelle
des rites : « Là où l’homme accompli
voit la culture rituelle, le peuple voit le surnaturel. Or il est faste de
respecter la culture ancestrales et de voir partout l’intervention des esprits[8] ».
La musique procède du même
esprit que les rites selon Confucius : pour jouer dans un groupe ou un
orchestre, il faut que chacun s’accorde sur les autres pour faire ressortir la
mélodie juste. Dans les groupes humains et dans la société en générale, il faut
s’accorder les uns aux autres à travers une conduite morale juste afin de faire
ressortir l’harmonie entre tous. Comme le dit Jean Lévi : « Plus
qu’aux effets charmeurs de la mélodie ou à la virtuosité des exécutants,
Confucius était sensible à l’âme de la musique : l’accord mélodieux des
notes de la gamme fournit le paradigme
de l’entente entre les hommes[9] ».
Dans les Entretiens, Confucius
explique à un maître de musique ce que doit être à ses yeux la musique :
« Au départ, tous les instruments
jouent à l’unisson. Puis chacun d’eux se dégage dans toute sa pureté, et ceci
en un accord parfait avec les autres, soutenu jusqu’à la fin [10]».
Le fait que
le ren, le sens de l’humain, ressorte
grâce aux rites et à la musique, c’est-à-dire la culture, implique que
Confucius mette considérablement l’accent sur l’éducation et l’apprendre. Les Entretiens de Confucius s’ouvrent
d’ailleurs sur le mot « apprendre, étudier » : « Apprendre quelque chose pour pouvoir le
vivre à tout moment, n’est-ce pas la source d’un grand plaisir ? Recevoir
un ami qui vient de loin, n’est-ce pas la plus grande joie ? Être méconnu
des hommes sans en prendre ombrage, n’est-ce pas le fait de l’homme de
bien ? [11]
». L’idéal de vie de Confucius est celui d’un honnête homme curieux de tout,
désireux d’apprendre et entreprenant dans son étude, pas seulement en vue
d’accumuler des savoirs, mais veillant à ce que cette étude rejaillisse dans
tous les aspects de la vie. Apprendre est comme un élan vital pour l’homme de
bien qui le propulse sur le chemin d’une vie sage et juste, ce que les Chinois
appellent le Dao道, la Voie, le Chemin[12].
Confucius indique aussi que le
plaisir d’apprendre est aussi un plaisir de partager le savoir, un plaisir
d’éduquer : « Recevoir un ami
qui vient de loin, n’est-ce pas la plus grande joie ? » Confucius
aurait vraisemblablement apprécié d’apprendre que, dans la langue française, le
mot « apprendre » a à la fois la signification d’acquérir des
connaissances et des savoirs et celle d’enseigner un savoir. Apprendre pour
Confucius n’est pas une démarche individuelle, mais bien une activité sociale
qui relie les personnes dans la société, les parents aux enfants, le maître à
l’élève, le roi au mandarin qui le conseille et l’instruit sur les moyens
d’entretenir une société bonne et harmonieuse. Et enfin, le savoir doit être
selon Confucius recherché pour lui-même : on ne devrait pas apprendre des
choses dans le seul but d’obtenir un pouvoir, d’obtenir un prestige, un diplôme
ou un titre de gloire quelconque, mais bien apprendre pour s’enrichir
intérieurement de ses connaissances et de ses savoirs. Ce n’est pas grave si
l’homme imprégné de cet idéal d’étude et d’érudition reste un obscur parmi les
obscurs, inconnu et méprisé de tous, pour autant que l’on reste conforme à cet
idéal : « Être méconnu des
hommes sans en prendre ombrage, n’est-ce pas le fait de l’homme de bien ? »
C’est dans ce cadre que se
développe l’idéal confucéen de l’apprendre et qui a marqué les générations
successives de disciples de Confucius. C’est dans ce cadre où les confucéens
vont débattre sur la question de la meilleure manière d’éduquer et d’enseigner.
Deux penseurs confucéens vont se distinguer dans ce débat : Mencius et
Xunzi.
*****
Il apparaît ainsi que, sans un cœur qui
compatit à autrui, on n’est pas humain. Sans un cœur qui éprouve de la honte,
on n’est pas humain. Sans un cœur empreint de modestie et de respect, on n’est
pas humain. Sans un cœur qui distingue le vrai du faux, on n’est pas
humain[14] ».
Ces quatre germes croissent en
nous et agissent en nous, indépendamment de notre volonté, comme des végétaux
qui poussent sans qu’on leur demande ou qu’on les y oblige. Cette bonté
imprègne tout notre être et se répand dans notre corps : « Ce que l’homme de bien considère comme sa
nature – sens de l’humain, sens du juste, sens des rites et discernement –
prend racine dans le cœur, mais rayonne sur le visage, court le long de l’épine
dorsale et se répand dans les quatre membres, lesquels, sans nul besoin de
discours, le laissent transparaître [15] ».
Mencius tire une conclusion
importante qui rejaillit dans le domaine de l’éducation : il est inutile,
voire contre-productif de contraindre la nature humaine dans l'éducation des
enfants et des adolescents. « Il faut travailler le sens moral, mais sans
chercher à le redresser, ne pas laisser son cœur oublier ce sens moral, mais
sans vouloir l’aider à pousser, et surtout ne pas faire comme l’homme de Song.
Un homme de Song, se désolant de ne pas voir ses pousses grandir assez vite,
eut l’idée de tirer dessus. Rentré chez lui en toute hâte, il dit à ses
gens : « Je suis bien fatigué aujourd’hui, j’ai aidé les germes à
pousser ». Sur ce, son fils se précipita pour aller voir le champ, mais
les pousses avaient déjà séchées[16] ».
L’idiot du village de Song pensait bien faire en cherchant à accélérer la
croissance de ses plants de blé et fit beaucoup d’effort en s’acharnant à tirer
les pousses. Cela n’ayant servi évidemment qu’à ruiner la plantation.
Pareillement, chercher à contraindre un élève à développer ses connaissances
ainsi que son attitude morale sans attendre que celui-ci s’épanouisse à son
rythme est particulièrement contre-productif. Cela revient à demander à un
homme d’être bon à tout prix tout en s’opposant à la nature bonne de l’homme et
en ne la laissant pas s’exprimer !
De là, l’idée de Mencius de
cultiver un juste milieu où l’on accorde ses efforts à l’étude et à
l’apprentissage, mais sans brider nos facultés naturelles qui ne demandent qu’à
s’épanouir d’elle-même. « Dans le
monde, rares sont ceux qui n’aident pas les germes à pousser. Ceux qui
abandonnent, persuadés que c’est peine perdue, sont ceux qui négligent de
cultiver les pousses ; mais ceux qui forcent la croissance sont ceux qui
tirent les pousses, effort non seulement inutiles, mais nuisibles[17] ». Il ne s’agit pas de végéter à ne rien faire :
l’étude est justement là pour attiser notre propension à connaître, à aimer et
à s’intégrer harmonieusement dans la société ; mais sans pour autant
forcer et contraindre les choses. Apprendre consiste à faire émerger la part la
meilleure de nous-mêmes et la cultiver. Ainsi que l’explique Mencius à un de
ses disciples qui l’interroge :
« Les hommes sont tous également hommes, mais alors que certains sont de
grands hommes, d’autres sont petits, pourquoi ? Réponse de
Mencius : "Ceux qui s’en remettent à leur part la plus grande en
sortent grandis, ceux qui s’en remettent à leur part la plus petite en sortent
diminués ". [18]»
Développer la pensée et notre faculté de comprendre les choses fera émerger la
part la plus noble de nous-mêmes tant au niveau intellectuel que moral et
s’opposera à nos appétits avides et destructeurs qui nous tirent vers le bas.
L’éducation a donc pour finalité de créer les conditions favorables à
l’épanouissement de ce qui fait notre humanité, un peu comme le jardinier ne
produit pas les plantes qu’il cultive, mais leur offre un terrain favorable en
les arrosant, en les taillant, en leur donnant du terreau. Comme le dit
Mencius : « Ce n’est pas que le
Ciel ait donné des tempéraments différents ; ce qui les rend différents,
ce sont les circonstances dans lesquels leur cœur et leur esprit sont pris au
piège. Prenons en exemple l’orge : après l’avoir semé, on le
recouvre ; si la terre est la même, le temps des semailles identiques, il
sera uniformément mûr au solstice d’été. S’il apparaît toutefois des
différences, c’est dû à la configuration ou à la fertilité de la terre, à la
quantité de pluie ou de rosée, à l’inégalité des soins apportés par l’homme [19]».
Il faut donc trouver un bon
terreau et travailler à fournir de bonnes conditions pour que l’humanité de
chacun puisse s’épanouir au mieux. Un confucéen plus tardif, Zhang Zai, s’inspirant
fortement de Mencius, cette finalité éthique de l’idéal de l’apprendre :
« Apprendre, c’est apprendre à
devenir humain[20] ».
*****
« Dans ce que la
nature humaine a d’inné, il y a l’amour du profit ; si l’homme suit cette
pente, alors apparaissent convoitise et rivalité, disparaissent déférence et
modestie.
Dans l’inné, il y a haine et
jalousie ; si cette pense est suivie, apparaissent crimes et infamie,
disparaissent loyauté et confiance.
Dans l’innée, il y a les désirs des
oreilles et des yeux, il y a le goût pour la musique et le sexe. Si cette pente
est suivie, apparaissent excès et désordre, disparaissent rites et sens moral,
culture et structure
Si on laisse libre cours à la nature de
l’homme, si on suit la pente de ses caractéristiques intrinsèques, on ne pourra
que commencer par la lutte pour les biens, poursuivre dans le sens contraire à leur
juste répartition et à leur bonne organisation, et finir dans la violence [22]».
Xunzi |
La nature humaine est donc une mauvaise pente
qu’il conviendrait de ne pas suivre et à laquelle il ne faut pas
s’abandonner ; mais au contraire, s’y opposer de toutes ses forces morales
et de toute son intelligence que l’esprit humain peut mobiliser. On ne peut
apporter pas du crédit à une quelconque bonté qui serait spontanément présente
en nous. Si quelque chose existe de bien dans l’homme, c’est qu’on l’a
fabriqué. Il faut que les hommes s’exercent et s’entraînent à créer en
eux-mêmes les qualités morales nécessaires à une vie harmonieuse en société.
Spontanément, on n’est pas porté à se diriger vers ces qualités ; il faut
donc se forcer à se détourner des pulsions mauvaises pour mettre en œuvre les
qualités morales, ainsi que l’explique Xunzi :
« La nature de l’homme est de désirer se
rassasier quand il a faim, se réchauffer quand il a froid, se reposer quand il
est fatigué. Telle est la nature caractéristique de l’homme. Or on voit les
hommes affamés qui, voyant plus agés qu’eux, n’osent pas leur passer devant
pour manger – signe de déférence – et d’autres qui, malgré leur fatigue,
n’osent pas se reposer – par souci de servir les autres -, de telle qu’il y a
des fils et des frères cadets déférents prêts à servir leur père et leur frère
aîné : ces deux comportements sont pourtant contraires à la nature humaine
et prennent ses caractéristiques intrinsèques [23]».
L’homme est capable de
discernement et d’intelligence, ce qui lui permet de comprendre que ses
pulsions naturelles l’entraînent dans des comportements préjudiciables et immoraux.
Ce discernement lui fait comprendre que son intérêt est dans l’ordre et que se
plier à cet ordre suppose de s’opposer fermement à sa nature. Il faut
« fabriquer » une attitude juste en conditionnant l’homme à bien à se
conduire. Xunzi explique que les Saints de l’Antiquité, ayant compris
parfaitement cela, ont inventé les rites qui permettent de rendre harmonieuses
les relations sociales, et partant de là les règles et les normes qui régissent
notre société. Les rites ont donc pour fonctionner d’indiquer le chemin de la
vertu, de nous inviter à fabriquer en nous ce sens moral et ce sens de l’ordre
qui fait tant défaut à la nature humaine.
Or, pour bien faire, ce
sens des rites doit être transmis par la culture de génération en génération,
la grande majorité des hommes étant incapables de réinventer par eux-mêmes ce
que les Saints de l’Antiquité ont mis tant de temps à découvrir et à édicter.
D’où l’importance centrale de l’apprendre et de l’enseignement aux yeux de
Xunzi. L’humanité selon lui se trouve dans les rites et la culture, et pas dans
la nature. La culture doit façonner les éléments apportés par la nature pour
les disposer dans le sens du bien. Xunzi reprend à son compte l’image de Gaozi,
un confucéen plus ancien qui compare l’éducation du sens moral et du sens de
l’humain au fait de tailler dans le bois pour fabriquer un bol ou un autre
ustensile :
« Question :
Les rites et le sens moral, la part accumulée de fabriquée, sont dans la nature
de l’homme, et c’est ainsi que le Saint est en mesure de les engendrer.
Xunzi : Pas du tout. Le potier qui
façonne l’argile donne naissance à un pot ; l’argile du potier est-elle
pour autant dans la nature du potier ? L’artisan qui sculpte le bois donne
naissance à un outil ; le bois de l’outil est-il pour autant dans la
nature de l’artisan ? Il y a entre le Saint et les rites et le sens moral
le même rapport d’engendrement qu’entre le potier et l’argile [24]».
En matière d’enseignement, la
conséquence à tirer est claire : l'enfant doit donc être contraint par
l'éducation, la morale et les rituels à être changé de façon à ce qu'il réprime
son naturel méchant et devienne un homme respectable. Xunzi prône une éducation
beaucoup plus dure et sévère que Mencius. Il s’agit de sanctionner tous les
débordements et les pulsions propres à notre nature humaine. Là où Mencius
prône d’être patient envers les imperfections morales de l’enfant, lui laissant
le temps nécessaire à son épanouissement, Xunzi prône de tailler dans le vif de
ses pulsions mauvaises et de « fabriquer » le sens moral dont il a
besoin pour devenir un adulte responsable, respectueux des lois, des normes et
des conventions sociales, capable de mettre en parenthèse, voire d’étouffer ses
pulsions égoïstes, ses désirs et ses réactions de haine.
Mencius avait déjà contesté
cette métaphore chez Gaozi qui consiste à comparer l’enfant à un morceau
de bois qu’il conviendrait de tailler pour en faire un bol ou un autre
ustensile : « Seriez-vous capable de
fabriquer tasses et bols tout en respectant la nature propre du bois de
saule ? En fait, c’est en lui faisant violence que vous faites tasses et
bols. Est-ce à dire que feriez violence à l’homme pour en tirer sens de
l’humain et sens du juste ? Si quelque chose doit conduire l’humanité
toute entière à considérer ces vertus comme des calamités, ce sont bien vos
propos ! [25]»
*****
Deux métaphores s’affrontent
dans cette école confucéenne de l’Antiquité : d’un côté, une métaphore
organique chez Mencius où l’élève est comparé à une plante en pleine
croissance ; de l’autre, une métaphore mécanique chez Xunzi où l’élève est façonné tel un morceau de bois ou
comme de l’argile qu’il faudrait façonner pour obtenir la forme désirée. Chez
Mencius, en dernier recours, l’apprendre échappe à l’enseignant ; son
métier se borne à fournir des conditions favorables à l’épanouissement de
l’élève, mais cet épanouissement toujours restera en-dehors de son contrôle. A
l’opposé, Xunzi voit dans l’éducation une démarche beaucoup plus autoritaire où
l’on fabrique un sens moral et un sens des rites à l’encontre de la nature
mauvaise et récalcitrante de l’élève. Imposer le sens de l’ordre et faire
violence à la nature permet de faire accéder l’élève à la culture qui est le
propre de l’homme.
Les confucéens donneront raison
à Mencius : au fil des siècles, il est devenu l’interprète officiel de la
pensée de Confucius ; Xunzi étant quelque peu relégué dans l’ombre. Au
XXème siècle néanmoins, au plus fort de l’hystérie maoïste qui a fait trembler
les bases culturelles de la Chine lors de la révolution culturelle où les
slogans anti-confucéens étaient de mise (« A bas la boutique
Confucius », « Critiquer Lin Biao[26],
critiquer Confucius »), Xunzi a été remis à l’honneur par les exégètes
communistes qui voyaient en lui un légiste avant l’heure. S’il est vrai que
Xunzi a été le maître du philosophe légiste Han Feizi et de Li Si, premier
ministre de l’empereur Qin, qui a orchestré des purges anti-confucéennes où on
enterrait vivant les disciples de Confucius, et que Xunzi partage avec les
légistes l’idée que la nature humaine est mauvaise, Xunzi reste néanmoins un
confucéen orthodoxe en ce qu’il
reconnaît la valeur des rites et de la culture pour transformer l’homme, lui
conférer un sens moral et le sortir de l’animalité. Les légistes, eux, ne
reconnaissent que la loi appliquée de manière drastique et implacable, sans
aucune pitié pour amender l’homme de ses fautes et de ses crimes. Xunzi reste
aussi un confucéen orthodoxe en ce qu’il reconnaît dans les Saints de
l’Antiquité le rôle de pères fondateurs de la culture et de la civilisation. La
culture à ses yeux est un héritage de la tradition que chaque génération doit
poursuivre et continuer pour établir le sens des rites et le sens moral qui
vont à leur établir l’ordre et l’harmonie dans la société. On est loin du
« Faisons table rase du passé » de l’Internationale, très loin de l’idée de bouleverser complètement une
civilisation comme cela a été le cas dans la « révolution
culturelle » où il s’agissait de remodeler intégralement la culture et
ceux qui symbolisent la culture dans la société, les intellectuels, les
écrivains, poètes, artistes…. Mais peut-être que la révolution culturelle s’est
inspirée de Xunzi en utilisant les métaphores de Xunzi qui comparent
l’éducation (ou la rééducation dans la perspective maoïste) au travail que l’on
exerce sur un morceau de bois ou de l’argile pour obtenir la forme désirée.
Certes, Xunzi prônait une éducation sévère, mais certainement aurait-il été
horrifié par cette suite d’atrocités où les gardes rouges fidèles à Mao et à la
bande des Quatre ont multiplié les campagnes de terreurs, les exécutions
sommaires, les meurtres, les humiliations publiques, les déportations dans les
campagnes, les camps de rééducation et les sessions d’autocritiques forcées qui
devaient produire un homme nouveau.
Toujours est-il qu’en-dehors de ces
vicissitudes de l’Histoire de Chine, ce débat entre deux confucéens de
l’Antiquité peut trouver des échos dans la pensée pédagogique occidentale. Ces
métaphores que Mencius et Xunzi emploient sont simples, mais elles ont un
pouvoir d’évocation assez fort qui peut éveiller une réflexion intéressante sur
la manière d’envisage le métier d’enseignant. C’est pourquoi il m’a paru
intéressant d’évoquer ce débat.
Bai Wenshu, août 2013.
白文殊
白文殊
[2] Au sujet de ces conjectures autour de
l’exil de Confucius, voir « Confucius,
un sage en politique » d’Annping Chin, Seuil, Paris, 2010, pp. 52-75.
[8] Xunzi,
17, cité dans l’article « De
Confucius à Jin Yong » de Nicolas Zufferey, dans « La pensée en Chine aujourd’hui »
sous la direction d’Anne Cheng, Gallimard, Paris, 2007, p. 78.
[9] Jean Levi, « La musique, art primordial », dans le hors-série n°12 du Point
sur Confucius, p.30.
[12] La transcription Wade/EFEO
« Tao » est plus ancienne que le pinyin « Dao », mais plus
souvent utilisée en français dans les ouvrages érudits comme dans les parutions
de type New Age. Le terme a donné son nom au courant philosophique et religieux
du « taoïsme » fondé par Lao-Tseu et Tchouang-Tseu, courant opposé en
bien des points au confucianisme, notamment sur leur conception respective de
ce qu’est le Dao, la Voie. Les confucéens prônent une conception plus
volontariste où cheminer sur la Voie consiste à agir, tandis que les taoïstes
conçoivent le Voie plutôt comme cheminant spontanément d’elle-même, à l’image
d’une rivière et où la sagesse consisterait à être dans le non-agir, à se
laisser emporter par le flot, le courant.
[13] Prononcez Meng-Tzeu.
[14] Mencius,
traduction d’André Lévy, II, A, 6, Payot & Rivages, Paris, 2008, p. 85.
Anne Cheng, Histoire de la pensée
chinoise, op. cit., p. 171.
[15] Mencius,
VII, A , 21, op. cit., pp.
252-253. Anne Cheng, op. cit., p. 172.
[19] Mencius,
VI, A , 7, op. cit., p. 219.
[20] Anne Cheng, op. cit., p. 459.
[22] Xunzi 23. Anne Cheng, op. cit., p. 220.
[24] Xunzi 23. Anne Cheng, op. cit., p. 223.
[26] Du nom d’un général de l’Armée Rouge,
proche de Mao, mais tombé en disgrâce lors de la Révolution Culturelle, accusé
de manière fort confuse de se rapprocher de la vieille idéologie confucéenne
réactionnaire et mort dans des circonstances troubles.
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