On doit au chanteur de charme Julio Iglesias cette chansonnette, je devrais dire : ce tube, dont le refrain est resté célèbre :
« Je
sais
en
amour il faut toujours un perdant;
j´ai
eu la chance de gagner souvent... »
En dehors des éventuelles qualités artistiques de la chanson proprement dite que je ne commenterai pas ici, ces paroles m'ont toujours perturbé par le tableau qu'elles dressent de l'amour et du monde. Un monde où les relations amoureuses sont la scène d'un affrontement, certes pas sanglant, mais néanmoins susceptible d'être féroce, entre deux amoureux. Pour bien faire, au final, l'un des deux doit se voir vaincu, abandonné, laissé pour compte, défait, en proie au désespoir, broyé par l'implacable mécanique de l'amour, que sais-je... « A l'amour comme à la guerre » dit le proverbe. L'autre, celui qui part, celle qui fuit vers d'autres cieux est certes catalogué de salaud ou de salope, mais en même temps tout auréolé de la gloire des vainqueurs. Parfois, l'histoire se corse et connaît quelques retournements de situation; les rapports de force s'inversent : « Suis-moi, je te fuis. Fuis-moi, je te suis » nous dit un autre proverbe. Julio, lui-même dans sa chanson, s'il se vante d'avoir souvent gagné, doit présentement constater sa terrible défaite : « Je t´ai perdue, pourtant... » La roue a tourné en sa défaveur et il doit connaître les affres de l'amour : « et j'ignorais que l´on pouvait souffrir autant... » Pauvre petit malheureux ! A moins que ce ne soit encore là une de ses stratégies de séduction de Julio : j'informe l'autre que je suis un dominant en amour, ce que les femmes sont sensées aimer, mais je me présente comme dominé face à cette femme en particulier, fragile, à la merci, ce qui flatte l'orgueil de la demoiselle et va la conduire tout droit dans mes bras... Julio pourra alors la conquérir et puis passer à une autre dès que son désir ou sa fascination se sera éteinte.
Mais même avec des renversements de situations ou les méandres des stratégies de séduction, c'est toujours la même dynamique qui se joue-là avec un gagnant et un perdant dans la relation amoureuse. Et quoiqu'on puisse penser de Julio Iglesias, on a généralement tendance à considérer qu'il fait là preuve de réalisme dans sa description de l'amour. Même les personnes qui ne peuvent supporter les élans sirupeux de chanteur de charme de Julio Iglesias reconnaissent tout de même que sur ce point, il a raison de voir des perdants et des gagnants dans le jeu amoureux. Mais personnellement, j'ai toujours été mal à l'aise justement avec cette conception. Quelque chose est à l'origine vicié dans cette façon de considérer les choses. En amour, me semble-t-il, il y a soit deux gagnants, soit deux perdants, mais jamais un gagnant et un perdant !
C'est
carrément un autre paradigme de l'amour, me dira-t-on ! Mais si
l'on considère que l'amour est l'aspiration à ce que l'autre
connaisse le bonheur ainsi que les causes qui vont contribuer à
l'apparition de ce bonheur, on voit difficilement comment on pourrait
se sentir vainqueur dans une relation où l'on a démoli
psychologiquement et affectivement l'autre ou qu'on l'a réduit au
désespoir. Bien sûr, il peut se produire des déchirements, des
incompréhensions, des disputes ou des blessures ; mais personne
n'a rien eu à gagner dans l'histoire : deux gagnants ou deux
perdants.
Dans une perspective un tant soit peu hédoniste qui repose sur le principe formulé par Chamfort : « Jouis et fais jouir, sans causer de souffrance à toi ou à autrui, telle est la base de toute morale », on voit aussi mal comment concilier ce principe avec l'idée d'un gagnant et d'un perdant dans la relation amoureuse. Au fond, cette conception d'une confrontation amoureuse qui réduit l'un au malheur et l'autre à aspirer à d'autres horizons sentimentaux est le meilleur moyen à ce que les personnes se tiennent bien à distance de tout hédonisme, craignant dans chaque relation les blessures, les trahisons, les dénigrements et les abandons, là où il pourrait y avoir et où il devrait y avoir le plaisir, du bonheur et du réconfort !
C'est ce qu'il faut, à mon sens, recréer. Une nouvelle vision
de l'amour qui ne soit pas enchaîné dans les cadres rigides de la
tradition, mais où notre petit cœur ne soit pas le théâtre d'un
champ de batailles perpétuel dont les armes seraient l'orgueil, la
vanité, le ressentiment, la jalousie et le mépris. Pour Spinoza,
rien n'est plus utile à l'homme que l'homme (ou la femme!). Voilà
un bon principe qui vaut aussi pour l'amour ! Et une philosophie
de l'amour devrait aider à mieux vivre l'amour. Que l'amour gagne en
sagesse, ce serait là revenir à la racine étymologique du mot
« philosophie », amour de la sagesse ou sagesse de l'amour !
Voir aussi à propos de l'amour :
- Pas de remède à l'amour
-Méditation des 4 Incommensurables : amour, compassion, joie et équanimité
- Éros, philia et agapé
Burning Man, photo de Victor Habchy |
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