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samedi 6 décembre 2014

Un vol de grues dans un ciel orageux


        Cela se passait en 1842, au mois de juin ou de juillet, à l'époque où les pluies de mousson atteignent le Bengale. Un gamin de six ans avancait sur l'une de ces étroites levées de terre qui sépare les rizières. Dans un pli de son vêtement, il tenait une poignée de riz soufflé dont il grignotait quelques graines tout en marchant. Soudain, levant les yeux, il aperçut une puissante nuée d'orage qui envahissait le ciel et, se profilant sur la couleur sombre des nuages (de cette nuance particulière de bleu-noir qui se dit nîla en sanskrit), un vol de grues d'une blancheur éclatante. Cela lui donna comme un coup au cœur et « son esprit s'égara dans des régions lointaines ». Il tomba évanoui, laissant son riz s'éparpiller autour de lui. Un paysan qui passait par là le prit dans ses bras et le rapporta dans la maison de ses parents. Plus tard, revenu à lui, il déclara avoir éprouvé une joie suffocante. Donc, au total, peu de choses : quelque part au fond du Bengale, au XIXème siècle, un enfant hypersensible, peut-être à jeun depuis trop longtemps, éprouve un malaise passager à la suite d'une impression un peu vive, survenue à l'improviste. Un non-événement, en somme, et dont le monde n'aurait jamais entendu parler si le héros de ce minuscule fait divers n'était pas devenu célèbre, quelques décennies plus tard, sous le nom de Ramakrishna.


Michel Hulin, La mystique sauvage, Presses Universitaires de France/Perspectives Critiques, Paris, 1993, pp. 10-11.       

        Hugo von Hofmannsthal raconte la même anecdote de la manière suivante :
        « Il allait par la campagne au milieu des champs, quand il leva son regard vers le ciel et vit un cortège de hérons blancs traverser le ciel à une grande altitude : et rien d’autre, rien que la blancheur des créatures vivantes et ramant sur le ciel bleu, rien que ces deux couleurs l’une contre l’autre ; cet ineffable sentiment d’éternité pénétra à l’instant dans son âme et détacha ce qui était lié, lia ce qui était détaché, au point qu’il tomba comme mort ».

Hugo von Hoffmannsthal, « Lettre de Lord Chandos et autres textes », Paris, 1992, pp. 156-157.









        Dans « La mystique sauvage », Michel Hulin, spécialiste de la pensée hindoue, et notamment du védantisme non-dualiste de Shankara, passe en revue les expériences spontanées (en-dehors d’un cadre établi) d’union mystique avec le Tout et le cosmos, que ce soit en Inde ou en Occident. Il parle notamment de ce que Freud appellera le « sentiment océanique » où les bornes de l’existence s’évanouissent, et où le petit moi s’immerge et se fond dans le grand monde dans un sentiment de sympathie universelle.

    Il évoque le cas de Ramakrishna comme un exemple emblématique de cette mystique sauvage. Ramakrishna était un grand mystique de l'Inde du XIXème siècle ; mais tout un chacun peut faire l'expérience de ce sentiment océanique pour peu qu'il soit ouvert à la perception de ce frémissement du monde naturel qui s'ouvre subrepticement à nous ici et là à des moments imprévus.

        La plupart des gens sont fermés à ce genre d'expérience.  Mais si on lâche prise, ce sentiment océanique peut nous envahir; il faut être réceptif aux signes que nous envoient la Nature, que ce soient des rides dans l'eau d'un fleuve, la lumière qui transperce les frondaisons, le vent qui murmure dans les grands arbres, le rouge et le jaune dans les arbres de la vallée, une après-midi d'automne ou encore les grues qui progressent majestueusement dans un ciel orageux.

        La plupart des gens ne s'éveillent pas à ce genre de choses. Je me souviens d'un jour où j'attendais le bus dans la banlieue industrielle où j'habite entre des immeubles moroses et des usines finissantes, où tout est gris. Et le ciel était gris aussi, mais d'un gris intense. Et puis  un arc-en-ciel majestueux s'est dessiné dans le ciel. J’étais émerveillé par ces couleurs dans ce ciel gris d’une ville grise, mais j’étais bien le seul. Les autres passagers qui attendaient le bus restaient enfermés dans leur morosité et une indifférence terne.

        Or ce genre de perception qui naît de notre capacité à s’étonner et s’émerveiller des manifestations de la Nature autour de nous et qui peut déboucher sur ce sentiment océanique d’être en communion avec l’infinité du monde peut changer considérablement les choses dans notre esprit. On peut sentir déprimé, angoissé, stressé par les problèmes et les tracas de notre vie quotidienne. Et ces sentiments d’émerveillement, cette mystique sauvage qui surgit en nous comme les mauvaises herbes à travers les pavés de nos villes sont des souffles d’air frais dans notre psyché. Quelque chose qui, à la fois, allège et éclaire notre vie.



Voir aussi ce texte à propos de la sagesse chez les Grecs de l'Antiquité ici.

Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.

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