Cela se passait en 1842, au mois de juin
ou de juillet, à l'époque où les pluies de mousson atteignent le Bengale. Un
gamin de six ans avancait sur l'une de ces étroites levées de terre qui sépare
les rizières. Dans un pli de son vêtement, il tenait une poignée de riz soufflé
dont il grignotait quelques graines tout en marchant. Soudain, levant les yeux,
il aperçut une puissante nuée d'orage qui envahissait le ciel et, se profilant sur
la couleur sombre des nuages (de cette nuance particulière de bleu-noir qui se
dit nîla en sanskrit), un vol de grues d'une blancheur éclatante. Cela
lui donna comme un coup au cœur et « son esprit s'égara dans des régions
lointaines ». Il tomba évanoui, laissant son riz s'éparpiller autour de
lui. Un paysan qui passait par là le prit dans ses bras et le rapporta dans la
maison de ses parents. Plus tard, revenu à lui, il déclara avoir éprouvé une
joie suffocante. Donc, au total, peu de choses : quelque part au fond du
Bengale, au XIXème siècle, un enfant hypersensible, peut-être à jeun depuis
trop longtemps, éprouve un malaise passager à la suite d'une impression un peu
vive, survenue à l'improviste. Un non-événement, en somme, et dont le monde
n'aurait jamais entendu parler si le héros de ce minuscule fait divers n'était
pas devenu célèbre, quelques décennies plus tard, sous le nom de Ramakrishna.
Michel
Hulin, La mystique sauvage, Presses Universitaires de
France/Perspectives Critiques, Paris, 1993, pp. 10-11.
Hugo von Hofmannsthal raconte la même anecdote
de la manière suivante :
« Il allait par la campagne au
milieu des champs, quand il leva son regard vers le ciel et vit un cortège de
hérons blancs traverser le ciel à une grande altitude : et rien d’autre,
rien que la blancheur des créatures vivantes et ramant sur le ciel bleu, rien
que ces deux couleurs l’une contre l’autre ; cet ineffable sentiment
d’éternité pénétra à l’instant dans son âme et détacha ce qui était lié, lia ce
qui était détaché, au point qu’il tomba comme mort ».
Hugo von
Hoffmannsthal, « Lettre de Lord
Chandos et autres textes », Paris, 1992, pp. 156-157.
Dans « La mystique sauvage », Michel Hulin, spécialiste de la pensée
hindoue, et notamment du védantisme non-dualiste de Shankara, passe en revue
les expériences spontanées (en-dehors d’un cadre établi) d’union mystique avec
le Tout et le cosmos, que ce soit en Inde ou en Occident. Il parle notamment de
ce que Freud appellera le « sentiment océanique » où les bornes de
l’existence s’évanouissent, et où le petit moi s’immerge et se fond dans le
grand monde dans un sentiment de sympathie universelle.
Il évoque le cas de Ramakrishna comme un
exemple emblématique de cette mystique sauvage. Ramakrishna était un grand
mystique de l'Inde du XIXème siècle ; mais tout un chacun peut faire
l'expérience de ce sentiment océanique pour peu qu'il soit ouvert à la
perception de ce frémissement du monde naturel qui s'ouvre subrepticement à
nous ici et là à des moments imprévus.
La plupart des gens sont fermés à ce
genre d'expérience. Mais si on lâche
prise, ce sentiment océanique peut nous envahir; il faut être réceptif aux
signes que nous envoient la Nature, que ce soient des rides dans l'eau d'un
fleuve, la lumière qui transperce les frondaisons, le vent qui murmure dans les
grands arbres, le rouge et le jaune dans les arbres de la vallée, une
après-midi d'automne ou encore les grues qui progressent majestueusement dans
un ciel orageux.
La plupart des gens ne s'éveillent pas à
ce genre de choses. Je me souviens d'un jour où j'attendais le bus dans la
banlieue industrielle où j'habite entre des immeubles moroses et des usines
finissantes, où tout est gris. Et le ciel était gris aussi, mais d'un gris
intense. Et puis un arc-en-ciel majestueux
s'est dessiné dans le ciel. J’étais émerveillé par ces couleurs dans ce ciel
gris d’une ville grise, mais j’étais bien le seul. Les autres passagers qui
attendaient le bus restaient enfermés dans leur morosité et une indifférence
terne.
Or ce genre de perception qui naît de
notre capacité à s’étonner et s’émerveiller des manifestations de la Nature
autour de nous et qui peut déboucher sur ce sentiment océanique d’être en
communion avec l’infinité du monde peut changer considérablement les choses
dans notre esprit. On peut sentir déprimé, angoissé, stressé par les problèmes
et les tracas de notre vie quotidienne. Et ces sentiments d’émerveillement,
cette mystique sauvage qui surgit en nous comme les mauvaises herbes à travers
les pavés de nos villes sont des souffles d’air frais dans notre psyché.
Quelque chose qui, à la fois, allège et éclaire notre vie.
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
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