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lundi 6 avril 2015

Les sons de la vallée, la forme des montagnes

Su Dongpo,
par Zuigan Ryûsei, XVe s.
Les sons de la vallée naissent de la voix énorme du Bouddha
Les formes des montagnes n'est autre que son corps pur.
Les quatre-vingt-quatre mille stances entendus au cours de la nuit,
Comment, le jour venu, les transmettre aux hommes ?

Su Dongpo 蘇東坡















    Su Dongpo était un grand poète, artiste et homme politique chinois qui a vécu sous la dyanstie de Song au XIème siècle et qui s'adonnait à la pratique de la méditation dans la voie du Chan. Dôgen Zenji a consacré un texte à ce passage de Su Dongpo (Su Shi 蘇軾, de son vrai nom) : « Les sons de la vallée, la forme des montagnes »1.

   Cette strophe de Su Dongpo fait clairement référence aux soutras du Grand Véhicule, notamment le Soutra du Lotus, qui mentionnent la possibilité pour un méditant qui sait s'ouvrir à la mystique de l'immanence d'entendre les enseignements du Bouddha dans le bruit du vent qui vient agiter les branchages. Pour qui sait écouter, toutes les manifestations de la Nature peuvent être perçues comme autant d'enseignements, comme autant de prédications du Dharma. Bien sûr, pour cela, il faut apprendre à apaiser le mental et lâcher prise par rapport à lui : s'habituer à ne plus s'accrocher au discours que le mental alimente sans cesse au sein de notre psychisme. C'est le but de shamatha.

   D'ordinaire, toutes sortes de pensées et de mouvements de l'esprit envahissent notre mental et nous sommes obsédés par elles. Nous leur accordons une extrême importance et nous adhérons à la réalité que semble nous indiquer ces pensées et ces mouvements de l'esprit que sont les émotions, les sautes d'humeur, les rêves, les souvenirs ou les espoirs. Nous adhérons à la réalité supposée de ces pensées et de ces mouvements de l'esprit et cela agite notre mental. Cela crée des soubresauts et des tensions très vives dans notre existence. Qu'on se rappelle, par exemple, quelqu'un que nous détestons et nous nous accrochons à notre ressentiment, ce qui appelle d'autres pensées ou souvenirs de détestation et qui suscite d'autres émotions de colère et de malveillance. Notre mental s'assombrit alors qu'au départ, il n'y avait qu'une pensée se remémorant cet individu détesté, et qu'il n'était peut-être même pas présent. Simplement, le souvenir de celui-ci nous a traversé l'esprit et le mental s'est accroché à cette pensée, et cela a créé de la tension au travers de notre ressentiment.

    La méditation consiste donc à ne plus à ne plus s'accrocher à ce genre de pensées et de mouvements de l'esprit afin de ne plus être agité. Quand une pensée traverse l'esprit, on la laisse traverser l'esprit et on la laisse partir d'où elle est venue : de nulle part, tout comme le ciel laisse partir les nuages dans le ciel. Où s'en vont les nuages dans le ciel ? Le ciel essaye-t-il de retenir les nuages pour ne pas les perdre ? On est conscient des pensées et des mouvements de l'esprit qui nous traversent l'esprit, mais on ne s'identifie pas à ces pensées ou ces émotions, pas plus qu'on ne les rejette.

  Concrètement, on fixe son attention sur un élément physique autour de nous ou en nous ; l'objet d'attention le plus habituel est le va-et-vient de notre respiration. Quand les pensées traversent le champ de la conscience, on sait que ces pensées sont là mais on ne s'y accroche pas. On reste concentré sur la respiration. Et si jamais une pensée nous accapare et nous détourne de cette attention à la respiration, dès que l'on s'en rend compte, on revient à cette attention. Au début, l'esprit est constamment détourné de son objet d'attention par toutes de considérations et rêveries que produit sans cesse le mental. Mais progressivement, il retourne de plus en plus vite à son objet d'attention et gagne en concentration. On peut comparer l'esprit à une sorte de torrent. Mais avec shamatha, ce torrent s'apaise et devient comme un fleuve s'écoulant tranquillement. Une fois que l'on devient très expérimenté dans shamatha, l'esprit est comme un lac empli de quiétude.

    Shamatha, cet apaisement des mouvements et turbulences de l'esprit n'est pas une spécificité bouddhiste. Le « Yoga Sûtra » hindouiste de Patañjali commence par la formule : « Le yoga est l'apaisement des tourbillons de l'esprit ». La spécificité est justement que ce complet apaisement de l'esprit n'est pas le but, mais seulement un moyen pour développer une vision plus profonde sur la véritable nature des choses et de l'esprit, vipashyanâ (vipassanâ en pâli). L'image que l'on donne souvent est celle d'une eau boueuse qui ne laisse transparaître tant qu'on l'agite en tout sens. Pourtant, si l'eau reste immobile un temps suffisant, la terre se déposera naturellement au fond du récipient et on pourra voir à travers l'eau. Shamatha est l'occasion d'apaiser l'esprit et de développer la concentration ; vipashyanâ développe le regard et la vision profonde et pénétrante sur les phénomènes.

   C'est là qu'on peut en revenir à la stance de Su Dongpo. Tant qu'on a l'esprit agité par les préoccupations mondaines et les tracas de la vie quotidienne, qu'irait-on entendre comme message dans les sons de la vallée ? Quelle vision mystique irait-on rechercher dans la forme des montagnes ? Mais que le mental se taise un peu ; et alors une intuition nouvelle peut nous envahir, qui se faufile à travers les manifestations de la Nature. Il y a quelque chose qui résonne avec les enseignements du Bouddha dans les clapotis de la rivière au fond de la rivière, du murmure du vent à travers les colline et les oiseaux qui chantent ici et là. Dans cette mesure, on peut apprendre beaucoup de la Nature.

  Mais comment communiquer cela ? Comment communiquer ce que nous apporte la Nature ? « Les quatre-vingt-quatre mille stances entendues au cours de la nuit, comment, le jour venu, les transmettre aux hommes ? » Les quatre-vingt-quatre mille stances font référence à la totalité des enseignements du Bouddha. La question est comment faire entendre cet enseignement qui s'est propagé sous forme de bruissement, d'écho et de clapotis, de crêtes qui se détachent dans le ciel et d'ombres qui parcourent la terre ? Le poète pourra de temps en temps en effleurant le sujet toucher l'âme de l'un ou l'autre, le coup de pinceau d'un peintre pourra éventuellement éveiller de cœur à cœur cette sensibilité qui dépasse la dualité entre le spectateur et le paysage qui se dresse devant lui. Néanmoins, la plupart du temps, les gens seront aveugles et sourds à ces stances murmurées par les cours d'eau et ces visions mystiques qui se dessinent au loin sur la ligne d'horizon.

     Quand on s'est immergé dans la Nature et quand on rentre dans la société des hommes, on a parfois envie de partager avec enthousiasme tout ce que l'on a vécu pour apporter de la fraîcheur et un souffle nouveau à ses contemporains. Malheureusement, les gens ne sont pas du tout prêts à entendre, tout enfermés qu'ils sont dans leurs émotions, leurs pensées, leurs tensions et leurs préoccupations mondaines. C'est dommage parce que savoir écouter la vallée et contempler les montagnes apporte beaucoup de paix et de sérénité dans une vie qui en a bien besoin. Mais voilà il faut accepter cette solitude qui est de ne pas être entendu et de ne pas savoir comment transmettre cette inspiration spirituelle.

    D'autant plus que nous vivons dans un monde moderne fait de fracas et de tohu-bohu. Il arrive souvent que les sons de la vallée soient couverts par le vacarme de l'autoroute avoisinante ! Justement à propos de cette strophe de Su Dongpo, je me rappelle m'être un jour promené du côté de Sy, un petit village de la vallée de l'Ourthe entre Hamoir et Bomal, un coin absolument charmant dans la province de Liège en Belgique. J'avais emporté avec moi le recueil de textes de Dôgen Zenji où se trouve justement le texte « Les sons de la vallée, la forme des montagnes » qui tourne autour de la strophe de Su Dongpo. La vallée de Sy est une vallée très encaissée, surplombée par des falaises et entourée de forêts, un lieu très calme propice au recueillement à entendre le son des vallées qui résonnent à travers les collines boisées. Certains promontoires sont des lieux idéaux pour la méditation, d'autant que d'ordinaire seuls quelques promeneurs isolés passent par là. La journée était belle ; la vallée retenait encore les brumes matinales, mais le soleil réchauffait agréablement l'atmosphère. Idéal... Sauf que des gens se sont mis à couper les arbres à l'aide de leurs tronçonneuses électriques. On n'entendait plus que cela dans la vallée ! Difficile dès lors d'entendre la parole du Bouddha dans le bruit strident des tronçonneuses !



    A l'écoute du Su Dongpo, cette problématique ne posait pas: une vallée boisée était un lieu forcément emprunt de sérénité. Les machines n'étaient pas encore de taille à rivaliser avec la Nature. Je me souviens d'un poème de Ryôkan où il évoque sa retraite dans les monts Kugami et la présence des bûcherons au loin dans la forêt :
« J'habite dans une forêt profonde
d'année en année poussent les lianes vertes
en outre nulle affaire des hommes ne vient me harceler
de temps à autre j'entends un bûcheron chanter
au soleil je rapièce ma bure de moine
sous la lune je récite des vers bouddhiques
j'aimerais dire à ceux qui pratique la Voie,
pour se contenter on n'a pas besoin de beaucoup ».

    A l'époque de Su Dongpo et à celle de Ryôkan, les bûcherons ne manifestaient leur présence près de votre ermitage que par leur chant, leur rire ou par le bruit sourd et régulier de la lame qui vient heurter le bois. Aujourd'hui à l'époque moderne, les tronçonneuses imposent leur vacarme à toute la forêt. Triomphe de la mécanique sur l'harmonie et la sérénité de de la Nature.

    Pourtant, il faut aussi accepter cette réalité d'un monde moderne dont le bruit de fond couvre le chant des oiseaux et le bruit du vent. Nous sommes aussi partie intégrante de ce monde qui ne jure que par la vitesse et la puissance. Récemment, j'ai médité le long de la Meuse sur un ancien chemin de halage, près de chez moi, une banlieue industrielle. Devant moi, l'eau sale du fleuve qui charrie toute la pollution des usines métallurgiques, chimiques et nucléaires en amont. Par delà le fleuve, une voie rapide où les voitures défilent à toute allure. Derrière moi, des hauts-fourneaux désaffectés, une centrale gaz-vapeur, des tas de sable et de gravas ainsi que des entrepôts. Et comme seules montagnes, des terrils, derniers témoins d'un passé glorieux révolu à extraire le charbon de la terre.

     C'est l'antithèse même de ce que l'on imagine quand on lit les poèmes des moines Chan ou Zen, une nature belle et paisible qui jaillit spontanément dans son harmonie profonde. Pourtant la nature a encore des choses à nous dire même dans un environnement de pierre, de béton, de tôles ondulées et de grisailles. La vie est là surgissant de chaque interstice, mauvaises herbes et herbes folles, arbres noueux que longent des grillages, des canards au bord de l'eau qui prennent leur envol et même parfois un héron qui passe en planant solennellement au-dessus de la folie industrielle des hommes. Et sur le fleuve sur lequel sillonnent les péniches, une myriade de vaguelettes comme autant de rides sur le visage de l'impermanence. Et le soleil qui vient se coucher derrière les terrils et qui embrase le ciel de rouille au-dessus de la cité du fer.

     Même là, on peut entendre le message subtil et ressentir la présence éveillée des Bouddhas.





1Keisei Sanshoku, traduit dans Dôgen, « Polir la lune, labourer les nuages », traduction de Jacques Brosse, Albin Michel / Spiritualités vivantes, Paris, 1998, pp. 117-132. Voir aussi la traduction de Yoko Orimo, « Shôbôgenzô, La vraie loi, Trésor de l'Oeil », tome 1, éd. Sully, Vannes (France), 2005, pp. 49-74.



Su Dongpo (Su shi)


On trouvera un commentaire du poème de Ryôkan que j'ai cité plus haut :
j'habite une forêt profonde

J'ai aussi évoqué cette strophe de Su Dongpo dans : 
"Penser l'homme et l'animal au sein de la Nature " (6ème partie).


Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du Chan et du Zen ici: 

Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.

Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.


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