Quand nous n'avons
aucun lieu où demeurer,
Alors apparaît le
véritable esprit.
Où qu'il aille, d'où qu'il vienne
L'oiseau aquatique
Ne laisse aucune trace
Pourtant, jamais,
Il ne perd son chemin.
Dōgen Zenji (1200-1253), Sanshô
Dôei, Les chants de la Voie du Pin Parasol.
Masao Yamamoto |
Le titre de ce poème de
Dôgen est une citation tirée du Soûtra du Diamant (Vajracchedikka
Prajnapârimitâ Sûtra, Soûtra de de la Perfection de
Sagesse du Diamant qui coupe l'illusion,
si l'on veut être tout à fait complet!). C'est un appel à
ce que le mental ne s'attache à aucun objet de l'esprit, qu'il
n'essaye pas de se fixer à une situation à partir de laquelle il
pourrait fonder et conforter un ego. Le mental se pose d'habitude sur
les objets appartenant à votre vie et que vous voudriez inclure dans
votre vie : j'ai telle ou telle caractéristique physique,
j'habite dans tel ou tel endroit, je travaille dans tel ou tel lieu
et j'occupe telle ou telle position, je voudrais devenir ceci ou
cela, j'aimerai posséder cette chose-ci ou cette chose-là, j'ai
rencontré telle ou telle personne et j'en pense ceci ou cela. Et le
mental commente en permanence tous ces faits, toutes ces données
comme un inarrêtable bavardage mental. Dans l'état de sagesse, on
reste conscient de ce qui se passe dans l'instant présent, mais
l'esprit ne s'attache pas et ne ressasse pas ses commentaires sur les
choses et les événements de sa vie. Si la sage est dans la forêt,
il ne s'attache pas au fait qu'il est dans la forêt ; s'il est
dans la rue, il ne s'attache pas au fait de la rue. Si le sage
travaille, il ne commente pas sans cesse ce qui se passe au boulot ;
il se contente de faire son travail du mieux qu'il lui est possible,
mais sans s'identifier à ce travail.
Il n'est certainement
pas facile de parvenir à un tel état de détachement. La véritable
nature de l'esprit est vacuité et luminosité : elle n'est
limitée par aucun lieu, aucune situation. La conscience dans sa
nature profonde est un infatigable nomade qui peut changer
complètement de lieu à chaque instant. Vous pouvez penser à la
Tour Eiffel un instant et à la grande muraille de Chine l'instant
d'après. L'esprit n'est limité par aucun lieu. Mais la force de
l'habitude et les émotions perturbatrices créent une force
d'attachement particulièrement puissante qui rive la conscience à
des lieux, des personnes, de situations, ce qui fait qu'il est
particulièrement difficile de parvenir à l'état où l’esprit ne
demeure dans aucun lieu. La véritable nature de l'esprit reste
voilée.
Il faut un lent et long
travail dans la méditation pour calmer le mental grâce à shamatha
et pour reconnaître ces attachements grâce à vipashyana,
la vision profonde. En même temps, c'est un non-travail :
il suffit de laisser être librement ce flux de conscience qui va
d'un objet à un autre, d'un lieu à un autre sans limitation aucune.
C'est le paradoxe : pour
permettre à ce flux de conscience d'émerger à la pleine lumière,
il faut patiemment discipliner son esprit et cultiver l'attention à
ce qui se passe dans l'ici et maintenant. Mais pour que cette
méditation aboutisse, il faut se relâcher dans le non-effort,
puisque, in fine,
c'est la conscience qui doit prendre de la conscience. Si la
conscience repose dans sa véritable nature, libre et volatile, ne
s'attachant à aucun objet, elle ne pourra que prendre conscience
d'elle-même, se voyant elle-même dans chaque prise de conscience
d'un objet.
Quand
la conscience ne demeure en aucun lieu, elle ne se fixe sur aucun
objet mental en ressassant tel ou tel jugement à son propos, que ce
soit des jugements de fait ou des jugements de valeur. Bien sûr, la
conscience en méditation est attentive au monde physique qui
l'entoure et à ses perceptions visuelles, auditives,
olfactives, gustatives ou corporelles. Mais elle ne s'attache à
aucune de ces perceptions en nourrissant un discours mental du type :
« ceci est mon corps », « voici tel objet que je
vois, voilà un autre que j'entends », etc... Ces perceptions
ne durent qu'un instant ; elles font tout de suite place à
d'autres perceptions, elles-mêmes succédées par d'autres. Les
objets perçus eux-même se transforment d'instant en instant, même
s'ils peuvent conserver la même apparence. Votre corps conserve par
exemple la même apparence, mais il ne se modifie pas moins à chaque
instant : le sang circule dans les veines, le cœur bat au
rythme de ses pulsations, de l'air entre dans les poumons, de l'air
en ressort, des cellules meurent, d'autres cellules naissent en
permanence. Le corps change à chaque instant, même s'il y a une
continuité dans l'apparence physique que l'on donne à voir. Et
cette continuité qui nous pousse à forger le concept de « corps »
qui correspond à une entité fixe ayant une forme donnée et à qui
on peut donner un nom. Mais dans le réel, aucune entité fixe
n'existe, tout se transforme d'instant en instant. Les concepts nous
trompent sur le réel.
En fait, la conscience
méditative qui prête une attention fine et soutenue au monde
physique ne voit qu'une succession d'instants de perception des
objets et distingue nettement ce flux d'instants de perception et le
concept mental qui désigne de tel ou tel nom l'objet perçu pour
rendre intelligible l'objet et l'ordonner dans une compréhension du
monde. Le concept n'est jamais qu'une étiquette que le mental colle
sur les objets, mais qui n'est pas l'objet lui-même. La conscience
qui reste attentive à l'instant présent ne demeure dans aucun lieu,
car l'ici et maintenant n'est pas un lieu, mais un passage.
*****
C'est dans ce cadre du
Soûtra du Diamant que prend place le poème de Dōgen Zenji.
« Où qu'il
aille, d'où qu'il vienne
L'oiseau aquatique
Ne laisse aucune trace
Pourtant, jamais,
Il ne perd son
chemin »
Cet esprit qui s'est
détaché de tous les liens et qui ne demeure nulle part peut être
comparée à une oie sauvage ou une grue qui plane sereinement dans
le ciel sans laisser la moindre trace. Une des trois portes de la
Sagesse est l'absence de caractéristiques, le fait que l'on cesse de
mettre des marques et des évaluations sur tout ce qui nous entoure.
Le Sage traverse l'existence de manière fluide ; il ne cherche
plus à vouloir « imprimer sa marque ». Les phénomènes
sont à ses yeux mouvants comme l'air. Quelle l'utilité de vouloir
imprimer sa marque dans le ciel ?
Néanmoins, on pourrait
objecter qu'un tel esprit divaguerait sans cesse, perdant sans cesse
le fil de sa réflexion, complètement incapable de suivre un projet
jusqu'au bout. Mais justement, en étant libre, on peut d'autant plus
faire confiance à son intuition éveillée, laisser librement
émerger de la nature pure de l'esprit une réponse juste au problème
posé. Comme un oiseau migrateur qui vole sans suivre aucun chemin et
sans laisser aucune trace, mais qui sait exactement où il doit
aller, traversant d'une traite les milliers de lieues qui les sépare
de sa destination.
Ce poème de Dōgen invoque un très célèbre passage de son Genjōkōan (dont on lira un commentaire ici et là) :
« Étudier le
Dharma du Bouddha, c'est s'étudier soi-même.
S'étudier soi-même,
s'est oublier soi-même.
S'oublier soi-même,
c'est être éveillé et reconnu par tous les phénomènes.
Être éveillé et
reconnu par tous les phénomènes,
c'est abandonner son
corps et son esprit
Comme le corps et
l'esprit de l'autre,
C'est voir disparaître
toute trace d’Éveil
Et faire naître
l'incessant Éveil sans trace ».
Étudier et pratiquer le
Dharma, c'est voir tomber son obsession pour l'ego, c'est aussi
abandonner toutes les caractéristiques que cet ego colle sur le
monde, c'est donc être touché directement par le monde sensible :
il n'y a plus le grillage des caractéristiques et des concepts qui
s'interposent entre nous et les phénomènes. Les caractéristiques
liées aux objets du monde s'évanouissent dans l'immensité de la
nature de l'esprit ; mais les caractéristiques liées à
l’Éveil, au Bouddha ou au Nirvâna s'évaporent également. Le
sage qui s'éveille voit donc paradoxalement « disparaître
toute trace d’Éveil ». Et c'est là qu'il est dans la
situation de l'oiseau migrateur qui vole majestueusement dans les air
sans laisser de trace : « faire naître l'incessant
Éveil sans trace ». Éveil silencieux, sans tambour, ni
fracas, mais qui fait frémir chaque recoin de la vie.
Koson Ohara, Japon, XIXe siècle. |
*****
Ce poème de Dōgen m'évoque un autre poème, de Fernando Pessoa cette fois, le poète
portugais qui écrit ici sous le nom d'Alberto Caeiro dans un recueil
de poèmes métaphysiques de toute beauté, « Le gardeur de
troupeaux ». Alberto Caeiro n'est pas seulement un nom de
plume, un nom d'emprunt. C'est un personnage que Pessoa invente pour
délivrer un discours spirituel et poétique. Alberto Caiero est une
sorte de maître spirituel qui voit et entend l'être dans la
sensation de l'instant présent. La pensée et les concepts viennent
troubler ce rapport silencieux en ajoutant des choses qui ne sont pas
là à la perception directe des arbres, des rivières ou du ciel que
l'on peut en voir.
Plutôt le vol de
l'oiseau qui passe sans laisser de trace,
que le passage de
l'animal, dont l'empreinte reste sur le sol.
L'oiseau passe et oublie,
et c'est ainsi qu'il doit en être.
L'animal, là où il a
cessé d'être et qui, partant, ne sert à rien,
montre qu'il y fut
naguère, ce qui ne sert à rien non plus.
Le souvenir est une
trahison envers la Nature,
parce que la Nature
d'hier n'est pas la Nature.
Ce qui fut n'est rien, et
se souvenir, ce n'est pas voir.
Passe, oiseau, passe, et
apprends-moi à passer !
Fernando Pessoa (alias
Alberto Caiero), Le gardeur de troupeaux, XLIII,
Gallimard/Poésie, Paris, p.95.
On trouvera une traduction du Sanshô Dôei dans : Jacques Brosse, Polir la lune et labourer les nuages, Albin Michel/Spiritualités vivantes, Paris, 1998, pp. 211-244.
Autour de Dôgen Zenji sur Le Reflet de la Lune :
Voir les autres parties des Commentaires au Genjôkôan:
- éveil et reflet de la lune
Sanshô Doei : - la voix des gouttes de pluie
- Adoration
- Trésor de l'Œil du Véritable Dharma
Sanshô Doei : - la voix des gouttes de pluie
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