Un
homme dit à un autre :
« A
la marée haute, il y a longtemps, avec un bout de mon bâton
j'écrivis un vers sur le sable ; et les gens s'arrêtent encore pour
me lire et font attention à ce que rien ne l'efface ».
Et
l'autre homme dit :
« Et
moi aussi j'écrivis un vers sur le sable, mais c'était à marée
basse, et les vagues de l'immense mer l'ont effacée.
Mais
dis-moi qu'avais-tu écrit ? »
Et le
premier homme répondit :
« J'avais
écrit ceci : "Je suis
celui qui est". Mais toi,
qu'avais-tu écrit ? »
Et l'autre homme répondit :
« J'avais
écrit ceci : "Je ne suis qu'une
goutte de ce grand océan" ».
Khalil
Gibran, L'errant.
Voilà
un beau passage rédigé par Khalil Gibran. Deux hommes écrivent des
messages sur la plage comme les enfants tracent leur nom ou celui de
leur amoureuse dans le sable le temps de quelques jeux. Le premier
écrit son message à marée haute. Il a un message fort et il veut
marquer durablement les esprits : « Je
suis celui qui est », nous dit-il. L'identification
du sage philosophe à l’Être. Il a fait effort pour éliminer tout
lui tout ce qui est périssable, sujet au changement, impermanent :
son corps, son apparence physique, sa situation sociale, son nom, sa
famille, ses amis, ses affects, ses émotions, ses pensées peut-être
même. Il s'est dépouillé pour découvrir ce que les philosophes
appellent « l’Être en tant qu'Être », cet Être
permanent et stable derrière les apparences changeantes. Parménide
disait que la chose la plus essentielle à dire de lui, c'est
précisément : « l’Être est, le le non-être n'est
pas » pour reprendre sa formule célèbre. « Je
suis celui qui est », voilà donc une proclamation
appelée à durer, une découverte qui devrait rendre fameux son
découvreur tel Christophe Colomb ou Marco Polo. Et l'océan qu'est
ce monde avec les phénomènes éphémères pour vagues déchaînées
ne peut toucher cet Être inaltéré dans sa splendide éternité.
Vient
alors notre deuxième homme. Il écrit un tout autre message quand la
marée est basse. « Je ne suis qu'une
goutte de ce grand océan », nous dit-il. L'Être se
dissout dans le vaste. Plus de transcendance. Plus rien que le fait
de se sentir à tous les êtres de l'univers. Voici donc un message
qui se perd dans le clapotis des vagues. Pourquoi vouloir toujours
affirmer son Soi, son Être, alors que la vie frémit de toute part
et que nous sommes traversés par le flux de l'univers ?
Sigmund
Freud appelait cet état d'être où l'on est absorbé par l'infinité
des choses le « sentiment océanique ». Dans « La
Mystique Sauvage »1,
Michel Hulin nous raconte comment Freud a forgé ce concept grâce à
sa correspondance de l'écrivain Romain Rolland, grand connaisseur de
l'Inde mystique. Les contemplatifs indiens avaient bien compris à
quel point ce sentiment d'être immergé dans l'océan infini du
monde était beaucoup plus puissant que la contemplation orgueilleuse
de la citadelle brumeuse et imprenable de l'Être. S'ouvrir à la
non-dualité entre le moi et le monde est la source d'une grande
béatitude. Même si nous nous sentons perdus ou déprimés face à
la tristesse de cette vie, quand on se reconnecte au monde dans la
méditation et qu'on se va au-delà de la dualité qui sépare le moi
du monde, on voit renaître une joie profonde comme le phénix qui
renaît de ses cendres.
Le
Bouddha a aussi mis en valeur cet abandon de l'Être
en montrant l'illusion du Soi : le « je » n'existe
qu'en interdépendance avec tous les phénomènes de l'univers. Mais
s'il faut se détacher de l'Être, il faut aussi se détacher du
non-Être. Dans le Mūlapariyāya
Sutta2,
le Soûtra
de la Racine de Toutes Choses,
le Bouddha passe en revue les différentes types d'existence, et
notamment les existences divines où l'on fait une expérience
quintessentielle et lumineuse de
l'Être. Et il demande de se détacher de ces sphères divines afin
de s'élever toujours plus haut vers la Réalité Absolue.
« L'Ainsi-Allé
comprend les dieux comme dieux. Ayant compris correctement les dieux
comme dieux, il ne se conçoit lui-même comme dieu. Il ne conçoit
pas lui-même comme dans la sphère des dieux. Il ne conçoit pas
lui-même comme venant de la sphère des dieux. Il ne pense pas :
« La sphère des dieux est mienne » et il ne se réjouit
pas de la sphère des dieux. Pourquoi cela ? Parce que
l'Ainsi-Allé a parfaitement compris la sphère des dieux ».
Pour autant, une fois arrivé à ce stade où l'on a déraciné toute
obsession et attachement pour l'Être, le Bouddha demande aussi à
ses disciples de se détacher de tout ce qui peut caractériser
l'Absolu : l'Unité, la Totalité et même le Nirvâna :
« L'Ainsi-Allé
comprend le Nirvâna comme Nirvâna. Ayant compris correctement le
Nirvâna comme Nirvâna, il ne se conçoit lui-même comme Nirvâna.
Il ne conçoit pas lui-même comme dans le Nirvâna. Il ne conçoit
pas lui-même comme venant du Nirvâna. Il ne pense pas : « Le
Nirvâna est mien » et il ne se réjouit pas du Nirvâna.
Pourquoi cela ? Parce que l'Ainsi-Allé a parfaitement compris
le Nirvâna ».
Le Mūlapariyāya
Sutta raconte
que les moines qui ont écouté cet enseignement ont été
complètement désarçonnés par cet enseignement. On le serait à
moins. Mais pour réaliser la vérité ultime, il faut franchir le
pas de se détacher de la non-dualité, de ce plongeon dans le Grand
Tout, tout comme le message du second homme est effacé par les
vagues qui montent.
1Michel
Hulin, La mystique sauvage, Presses Universitaires de France,
Paris, 1993.
2
Mūlapariyāya Sutta, Majjhima Nikāya.
Traduction dans la traduction intégrale du Majjhima
Nikāya
par Môhan Wijayaratna, éditions LIS, Paris, 2010, pp. 19-27 et
toujours de Môhan Wijayaratna : « La
philosophie du Bouddha »,
également aux éditions LIS, Paris, 2000, pp. 170-177.
Gary Koutsoubis |
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