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mercredi 30 septembre 2015

Le fait symbolique de Gary Francione



     Il y a quelques temps, j'ai eu un débat sur une question qui fâche dans le monde du véganisme : si on a des poules dans son jardin et que l'on est végane, est-ce qu'on peut manger les œufs que pond cette poule, tout en sachant qu'en bon végane, on va bien traiter cette poule et qu'évidemment, on ne tuera pas cette poule pour la manger, ni ses poussins, et qu'on ne cherche pas non plus à obliger la poule à produire des œufs ? Pour rappel, un végane est la personne qui s'abstient de manger tout produit animal que ce soit la viande, le poisson, mais aussi le lait, le fromage à base de lait de vache et les œufs, car la production de ces produits animaux implique toujours de la souffrance pour les animaux et l'exploitation de ces animaux. Certains véganes arguent que manger des œufs des poules de votre jardin qui sont bien traitées n'est pas végane car cela revient à l'encontre de la définition même du mot « végane » ou « vegan » (si l'on reste fidèle à l'orthographe originelle anglaise du mot), puisqu'un végane ne mange aucun produit animal. D'autres véganes, dont je fais partie, argueront au contraire que, même si on mange dans ce cas précis un produit animal, on ne va pas à l'encontre de l'esprit du véganisme dont le but clairement affirmé est de ne pas faire souffrir inutilement les animaux et ne pas les exploiter honteusement. En effet, dans ce cas précis (et je dis bien « dans ce cas précis »), on ne fait pas souffrir inutilement la poule en la tuant, en la faisant vivre dans des conditions dantesques des élevages en batteries où les poules sont entassées par milliers dans des cages minuscules ou encore en jetant les poussins mâles inutile dans la chaîne de production dans des broyeuses. Cela ne va donc pas à l'encontre de l'esprit du véganisme et ce n'est pas une faute morale de consommer à l'occasion ces œufs.

   Je précise que c'est pour moi un cas marginal qui n'est absolument pas représentatif de l'immense majorité de la production des œufs dans le monde : 99,9999% de la production des œufs dans le monde relève des pratiques de l'élevage intensif ou non et donc de l'exploitation animale, et n'importe quel végan devrait s'abstenir de ces œufs s'il veut vivre en cohérence avec son système éthique. Personnellement, c'est un cas purement théorique : je n'ai encore jamais invité chez quelqu'un ayant des poules dans son jardin et où la poule aurait par hasard produit un œuf le jour même. Toujours est-il que j'avais écrit un article intitulé « L’œuf et la poule » sur cette question. Une végane avait alors mis en avant un article du philosophe végane Gary Francione, bien connu dans les milieux antispécistes, publié sur son site « Approche abolitionniste » :



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   Je me permets de reproduire dans son intégralité l'article de Gary Francione :

     « On me demande souvent s’il est « végan » de manger les « animaux tués sur les routes », les œufs abandonnés par les poules qu’on a comme compagnonnes, ou des produits d’origine animale trouvés dans les poubelles.

     Ma réponse est courte : non.

   Explication : bien que ces activités ne contribuent pas directement à la demande en produits d’origine animale, ils sont profondément problématiques en tant que faits symboliques. Ils renforcent l’idée que les produits d’origine animale sont des choses à consommer ; ils renforcent l’idée que les animaux sont des objets, qu’ils sont des ressources humaines ; ils renforcent la pratique sociale consistant à consommer les animaux ; ils renforcent la demande même s’ils n’y contribuent pas directement.

     Mais si personne ne vous voit faire ces choses ? Dans ce cas, vous n’êtes engagés dans aucune activité symbolisant quoi que ce soit à quiconque, car nul ne le voit ni ne le sait. Vous ne renforcez pas la demande. Mais vous observez ; vous êtes au courant. Vous participez à l’acte de consommer les animaux ; un rituel qui n’a aucun sens sinon la célébration spéciste que les animaux sont des choses à exploiter.

    Être végan signifie que vous rejetez l’idée selon laquelle les animaux sont pour nous des choses à consommer. Ils ne sont pas des produits ; ils ne sont pas des ressources. Ils ne sont pas de la nourriture, pas plus que ne l’est un bras humain que vous trouveriez dans une benne.

   Nous ne penserions jamais à manger un humain. Les humains sont des personnes morales. Nous ne mangeons pas les personnes. Mais les non-humains sont également des personnes. Ils ont une valeur morale. Leurs corps et les produits faits à partir d’eux ne sont pas à manger, même si nous les trouvons morts le long des routes ou dans une benne, ou même s’ils abandonnent leurs œufs ».


Gary Francione


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    Une première remarque par rapport à cet article de Gary Francione. Il est très problématique que Francione pose le problème en tant que question de savoir s'il est végan ou non de consommer les œufs des poules qui vivent dans notre jardin, de la viande trouvée dans les poubelles par un sdf ou un freegan qui lutte contre le gaspillage de notre société de consommation, ou encore la viande d'un animal mot accidentellement (sur la route accidentellement). Cela veut dire que Francione se permet d'exclure de la communauté végane tout qui ne pense pas comme lui. Typiquement, je ne pense pas comme Francione et ses adeptes. Je dois donc souffrir dans les débats avec eux des invectives du style : « tu n'es pas végane, tu n'es pas antispéciste, on va t'expliquer ce qu'est le véganisme ». Cela conduit à insuffler une énergie énorme d'agressivité dans les débats, surtout sur Facebook ou les réseaux sociaux où on ne se prive jamais de dire des choses blessantes ou insultantes que l'on ne dirait pas dans la vie réelle. Les francioniens sont particulièrement pénibles pour cela. Il me semble que la bonne façon de poser le problème serait de dire : « est-il juste pour un végan de manger l’œuf d'une poule bien traitée dans votre jardin ou la viande trouvée dans les poubelles ? ». Ou encore : « est-ce une erreur ou une faute morale d'en manger ? Est-ce moral de le faire ? ». Le débat porterait sur la meilleure conduite à adopter quand on est végane ; et il ne chercherait à exclure à tout prix ceux qui pensent différemment de nous.


    Personnellement, je pense que oui, il n'est pas contraire à l'esprit du véganisme de manger l’œuf de la poule qui se promène dans votre jardin ou même de la viande que l'on aurait trouvé dans les poubelles d'une grande surface. Mon avis diffère sensiblement de celui de Gary Francione et d'autres véganes. Je ne suis pas d'accord avec eux et je suis prêt à entendre leurs arguments et à débattre avec eux en répondant sereinement à leurs arguments rationnels. Et surtout je ne cherche pas à les exclure de la communauté végane comme le fait Gary Francione. Je ne dis pas : « Vous ne pensez pas comme moi, donc vous n'êtes pas de vrais véganes ».


   Je conçois sans peine que Gary Francione soit un végane sincère, même si je ne suis pas d'accord avec lui. Mais on pourrait très bien argumenter que sur la question du freeganisme, Gary Francione. En effet, supposons qu'un freegan qui est aussi vegan arrive chez Gary Francione et lui dise : « Salut, mon pote. J'ai trouvé de la viande dans une poubelle, mais pas de problème : consommer cette viande en tant que déchet ne causera ni souffrance animale, ni exploitation ». Gary Francione répondrait sûrement : « Non, mais vous n'y pensez pas. Bien que ces activités ne contribuent pas directement à la demande en produits d’origine animale, ils sont profondément problématiques en tant que faits symboliques. Ils renforcent l’idée que les produits d’origine animale sont des choses à consommer. Jamais je ne mangerai de cette viande dégoûtante ». Et Gary Francione de sortir de son frigo une barquette de tofu, tout content de ne pas s'être compromis avec le fait symbolique d'accepter de manger de la viande. Oui, mais le tofu vient de la plante de soja qu'il a fallu cultiver. Or on sait que cultiver des végétaux implique de tuer des petits animaux comme des rongeurs qui sont écrasés par les tracteurs, des insectes qui sont tués par les pesticides ou le fait que le labour tue des vers de terre et une toute faune minuscule qui vit à la surface de la terre et qui a besoin d'oxygène pour survivre et qui périt si on retourne la terre en labourant les sols. Donc en réalité, le plus végan des deux, c'est bien notre freegan quia récupéré quelque chose qui était destiné à être jeté, et pas Francione qui, par son achat, a contribué à la mort de petits animaux en achetant délibérément du tofu dans son magasin végane préféré.



    La mauvaise foi consisterait à dire que Francione de ce fait n'est pas végane. Je n'aurai pas cette mauvaise foi, mais je constate que Gary Francione et ses adeptes ont cette mauvaise foi quand ils excluent d'autres véganes de la communauté véganes parce qu'ils pensent différemment d'eux sur ce qu'il faut bien appeler des « cas marginaux ». Personnellement, je n'ai jamais mangé d’œuf d'une poule bien traitée dans le jardin d'une ami, je n'ai jamais fait les poubelles comme un freegan pour y trouver de la nourriture, que ce soit des légumes et a fortiori de la viande ou du poisson. Et je n'ai jamais ramassé un animal mort sur la route pour le cuisiner chez moi ! Mais je ne considérais pas cela comme un manquement à l'éthique (même si je trouve cela franchement dégoûtant). Il serait appréciable que les véganes francioniens comprennent la faute qu'il y a à jeter l'anathème sur ceux qui ne partagent pas leur conviction.


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   Venons-en à l'argument proprement dit de Gary Francione : il faut s'abstenir de viande dans tous les cas, même dans le cas où celle-ci ne produirait de souffrance ou d'exploitation en plus à l'égard des animaux, car manger de la viande dans ce cas-là est un « fait symbolique » qui risque d'associer intimement le concept « animal » au concept de « nourriture ». Or pour bien faire, il faudrait disjoindre radicalement les deux. L'animal ne doit jamais être considéré comme de la nourriture. Francione prend un exemple très parlant : « si on trouve un bras humain dans une poubelle, il ne nous viendrait jamais à l'idée de le manger ». Pourquoi ? Parce que nous sommes frappés de dégoût rien qu'à l'idée de manger de la chair humaine. Si l'on mange de l'humain, on sait qu'on brise quelque chose de sacré. « Nous ne penserions jamais à manger un humain. Les humains sont des personnes morales. Nous ne mangeons pas les personnes. Mais les non-humains sont également des personnes. Ils ont une valeur morale ». Francione pense que nous devrions faire de même avec les animaux.


     En soi, l'argument est intéressant. Mais je pense qu'il a ses limites. Premièrement, le fait que nous ne mangions pas d'être humain n'est pas en soi une attitude qui relève de l'éthique ou de la morale. Notre dégoût et notre répugnance à manger de la chair humaine viennent de prescriptions culturelles profondément en nous. Toutes les sociétés n'ont pas partagés cette répugnance : il y a eu des sociétés cannibales et anthropophages. L'interdit qui pèse sur la chair humaine s'étend aussi à la chair des chiens ou des chats. Or nous laissons croupir des chiens et des chats dans les refuges pour animaux, nous les utilisons dans des expériences animales, on leur fait subir la vivisection.... Preuve que le dégoût pour la chair n'est pas nécessairement la preuve d'un souci moral....


      Deuxièmement, Gary Francione s'oppose quelque part à la Nature : la chair des animaux a été, est et sera de la nourriture pour d'autres animaux. Et la chair de l'homme en tant qu'il est aussi un animal a été, est et sera de la nourriture pour d'autres animaux. Les moustiques vous considèrent présentement comme de la nourriture. Ils aiment tant se repaître de votre sang ! En soi, se nourrir de la chair d'un autre animal n'est pas mal. Par contrer, priver un animal de sa vie par la violence est quelque chose de mal du fait de la conscience et de la sensibilité de l'animal. Un être doué de sensibilité n'aime pas souffrir et périr sous vos coups.


     En invoquant un dégoût devant la chair animale et un fait symbolique, un péché qui est de penser le corps sans vie de l'animal comme une ressource, Gary Francione sort de la sphère de l'éthique pour rentrer dans la sphère des interdits symboliques et des tabous, ce qui n'est autre que la sphère du religieux. Pour en revenir à l'exemple de la chair humaine, si votre grand-mère vient à décéder de sa belle-mort et que vous décidez de la manger pour ne pas gâcher toute cette nourriture, vous ne commettez pas une faute morale, vous n'avez pas nui à votre grand-mère qui est déjà morte. Par contre, vous avez brisé un tabou essentiel de notre société ! On va vous traiter de fou, de monstre, d'abjection, d'être ignoble, de scandaleux ! Vous allez connaître l'opprobre générale ; plus personne ne voudra vous parler ! Mais si vous avez les épaules suffisamment solides pour affronter ce suicide social, vous pourrez quand même vous dire que vous avez la conscience tranquille puisque vous n'avez pas commis de faute morale !





    Pareillement, manger de la viande trouvée dans une benne ou sur la route n'est pas un mal, même si cela peut nous dégoûter. Je me souviens qu'au moment du décès de ma mère, mes frères et moi avons du vider le frigo. Dans ce frigo, il y avait du saucisson conditionné dans une barquette de plastique et l'étiquette mentionnait que ces tranches de saucisson était périmées depuis trois jours seulement. On pouvait donc parfaitement les manger. Mes frères ne sont pas végétariens ; je leur ai proposé de reprendre chez eux le saucisson. Ma conscience écologique fait que je ne supporte pas de gaspiller la nourriture. Mais mes frères n'ont rien voulu entendre : c'était périmé, et quelque chose de périmé, même depuis trois jours, devait être jeté. Ils m'ont demandé avec mépris de jeter cela à la poubelle. Cela m'a donné un haut-le-cœur. Je trouve doublement indécent de jeter de la viande : en plus du problème écologique de gaspillage, jeter de la viande signifie qu'on a tué un animal pour de la viande, mais ce meurtre est doublement absurde puisque cela va à la poubelle. J'ai jeté cette barquette de saucisson. Mais je m'en suis voulu ! J'avais l'impression que je devais reprendre le saucisson qui était emballé dans du plastique hermétique et le manger. Du point de vue éthique, ce n'est pas une faute. Et du point du vue écologique, j'aurais combattu le gaspillage alimentaire, tendance funeste de notre société de consommation. Mais je n'y suis pas arrivé. L'idée de manger de la viande me dégoûtait de trop !


    J'imagine que, dans une société où tout le monde serait végane, il y aurait un tabou sur la chair des animaux comme il y a aujourd'hui un tabou sur la chair humaine. Pour autant, il ne faut pas confondre des impératifs moraux guidés par la raison (comme « je ne mange pas de la viande, parce que cela fait souffrir les animaux ») avec des interdits culturels, des tabous ou ce que notre sensibilité nous pousse à considérer avec dégoût et répugnance. Gary Francione tombe, il me semble, dans cette confusion. Il confond l'ordre rationnel d'une morale (« n'exploite pas et ne fais pas souffrir en consommant des produits animaux ») et l'ordre émotionnel qui associe un affect négatif au produit animal en lui-même.



     Gary Francione peut appeler à développer un sentiment de dégoût et de répugnance vis-à-vis de la chair animale au nom du « fait symbolique » de ne pas considérer l'animal comme ressource ou objet de consommation. Cela ne me dérange pas qu'il le fasse. Mais ce n'est qu'une question de sensibilité liée à la subjectivité de chacun. Il ne devrait pas par contre s'autoriser à poser une condamnation sur le plan éthique en disant qu'il n'est pas végan de manger des œufs de la poule bien traitée du jardin, de la viande trouvée par hasard dans des poubelles et sur le bord de la route. C'est là étendre un ressenti subjectif des choses à l'argumentation rationnelle soutenant le véganisme. J'insiste sur le fait qu'on éprouve du dégoût pas seulement pour la chair humaine, mais aussi pour la chair de chien, de chat ou de crocodile, sans que cela signifie un « fait symbolique » de les considérer comme des personnes morales.      












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