Quand
je vois à travers l’épaisseur de l’eau le carrelage au fond de
la piscine, je ne le vois pas malgré l’eau, les reflets, je les
vois justement à travers eux, par eux. S’il n’y avait pas ces
distorsions, ces zébrures de soleil, si je voyais sans cette chair
la géométrie du carrelage, c’est alors que je cesserais de le
voir comme il est, où il est, à savoir : plus loin que tout
lieu identique. L’eau elle-même, la puissance aqueuse, l’élément
sirupeux et miroitant, je ne peux pas dire qu’elle est dans
l’espace ; elle n’est pas ailleurs, mais elle n’est pas
dans la piscine. Elle l’habite, elle s’y matérialise, elle n’y
est pas contenue, et si je lève les yeux vers l’écran des cyprès
où joue le réseau des reflets, je ne puis contester que l’eau le
visite aussi, ou du moins y envoie son essence active et vivante.
Maurice
Merleau-Ponty, L’Œil
et l’Esprit, Paris, 1964, p. 70-71.
Dans
ce passage célèbre, le philosophe français Merleau-Ponty pointe du
doigt que les choses n'existent pas de leur côté, de manière
objective. Les choses existent parce que nous en prenons conscience.
Ainsi, quand nous regardons le fond d'une piscine, les déformations
et les ondulations que l'eau opère sur notre vision du carrelage ne
sont pas un obstacle à notre vision, mais c'est la vision même,
c'est la chose même. Accomplir ce basculement dans notre perception
nous ouvre un champ sur la signification de notre être au monde. Ne
plus penser en termes d'entités indépendantes, mais comprendre que
les choses sont interdépendantes. L'eau dans le bassin de la piscine
n'est pas seulement dans le bassin, elle est le bassin en ce qu'elle
nous donne à voir un autre carrelage à travers son épaisseur
ondulante et les zébrures de lumière, mais elle est aussi en-dehors
du bassin en ce qu'elle se reflète sur les objets avoisinants au gré
des jeux de lumière. Le monde existe à travers le prisme de notre
conscience.
Suspendre
son jugement sur les choses, se laisser aller à la perception des
choses sans les a priori de l'objectivité, contempler dans un
silence admiratif les courbures de la perception, avoir un regard
neuf sur le monde et « l'essence active et vivante »
des choses, voilà autant d'activités spirituelles fascinantes que
l'on peut accomplir quand on barbote dans une piscine !
Toni Frissell, Modèles en maillot de bain dans la piscine - Octobre 1948 |
Autre citation de Maurice Merleau-Ponty :
Méditer à la piscine
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
Ed Ruscha |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire