Beaucoup
de gens aiment faire quelques longueurs à la piscine pour se
relaxer. C'est effectivement quelque chose de délassant de se
baigner dans l'eau et d'activer l’entièreté de son corps. Mais je
trouve que la piscine est aussi excellent endroit pour pratiquer la
méditation et l'attention. La méditation bouddhiste est notamment
axée sur l'attention au va-et-vient de la respiration. L'air entre
et sort de nos poumons, et la plupart du temps, on ne fait absolument
pas attention à cela. On traite le phénomène de la respiration
comme quelque chose de tout à fait insignifiant ; et pourtant,
si la respiration cessait soudain, cela entraînerait inévitablement
notre mort. Or justement à la piscine ou de manière générale
quand nous nageons, la respiration prend une place essentielle dans
la mesure où cela dicte quand nous sortirons la tête hors de l'eau
pour reprendre notre souffle. La piscine est donc un lieu idéal pour
prendre conscience de la respiration alors que nous sommes occupés à
faire des longueurs. Être attentif à l'air qui rentre dans les
poumons, l'air que l'on retient quand on a la tête sous l'eau et
qu'on expire progressivement et l'air que l'on reprend quand notre
tête émerge à nouveau.
On
peut notamment utiliser les exercices que le Bouddha préconisait
dans le Soûtra de l'Attention au Va-et-Vient de la Respiration :
« 1.
En inspirant longuement, il sait : ‘J’inspire longuement’.
En expirant longuement, il sait : ‘J’expire longuement’.
2.
En inspirant brièvement, il sait : ‘J’inspire brièvement’. En
expirant brièvement, il sait ‘J’expire brièvement’.
3.
‘J’inspire et je suis conscient de tout mon corps. J’expire et
je suis conscient de tout mon corps’. C’est ainsi qu’il
pratique.
4.
‘J’inspire et j’apaise mon corps tout entier. J’expire et
j’apaise mon corps tout entier’. Ainsi pratique-t-il.
5.
‘J’inspire et je me sens joyeux. J’expire et je me sens
joyeux’. Ainsi pratique-t-il.
6.
‘J’inspire et je me sens heureux. J’expire et je me sens
heureux’. Ainsi pratique-t-il.1 »
Il
ne s'agit pas ici de respirer d'une manière particulière, je veux
dire d'une manière autre que celle que la nage que l'on pratique
exige pour être menée à bien. Ce qui est important, ce n'est pas
le contrôle, mais bien l'attention soutenue qu'on lui porte et que
ce que la respiration révèle de notre être : notre corps, nos
sensations, notre esprit et les rapports que l'esprit tisse avec le
monde. Toutes sortes de pensées, souvenirs et projets traversent
notre esprit, mais dans la méditation, on les laisse passer, on ne
s'y accroche pas, on les laisse disparaître. Et si jamais des
pensées captent notre attention, quand on s'en rend compte, on
revient à l'attention au souffle et on se détend par rapport à la
charge émotionnelle que contiennent ces pensées.
Prêter
attention aussi à nos mouvements dans l'eau est important car c'est
un moyen de prendre conscience des tensions dans notre corps et de
les laisser se dénouer d'elles-mêmes. Pour cela, il faut abandonner
les projets qui vous tendent vers un but ou un objectif, par exemple,
faire cinquante ou cent longueurs en un minimum de temps. Juste votre
corps en mouvement dans l'eau dans l'instant présent, ne plus être
tendu vers le but d'atteindre le bord opposé, mais sentir tout votre
corps, tous vos muscles qui activent bras et jambes pour évoluer
dans l'eau et sentir que ce moment présent est plus crucial que
n'importe quel objectif. Cela ne plaira peut-être pas aux sportifs
qui enchaînent majestueusement les longueurs et ont un corps tendu
vers la performance ; mais après leurs prouesses physiques, je
conseillerai à ceux-ci de faire quelques longueurs pour le simple
plaisir de nager, de ralentir le rythme et de sentir pleinement le
corps qui évolue dans l'eau ici et maintenant.
Le
Soûtra des Quatre Établissements de l'Attention conseille d'être
attentif aux mouvements et activités du corps. Il ne parle pas
explicitement de la nage, mais celle-ci peut faire l'objet de la même
attention. « Quand le pratiquant va ou vient, il applique
son attention à son mouvement d'allée et de venue. Quand il regarde
devant ou derrière, se courbe ou se tient debout, il applique son
attention à ce qu'il fait. Il applique son attention en revêtant la
robe de moine ou en portant le bol à aumônes. Quand il mange ou
boit, mâche la nourriture ou la savoure, il applique son attention à
tout cela. Quand il marche, se tient debout, couché, assis, dort ou
se réveille, parle ou est silencieux, il éclaire de son attention
tous ses actes.
C'est
ainsi que le pratiquant demeure établi dans l'observation du corps
dans le corps, l'observation du corps intérieurement ou
extérieurement, ou à la fois intérieurement et extérieurement. Il
demeure établi dans l'observation du processus de devenir dans le
corps ou du processus de dissolution dans le corps, ou à la fois du
processus de devenir et de dissolution dans le corps. Ou bien il est
attentif au fait : « Il y a ici un corps » jusqu'à
ce que viennent la sagesse et la pleine conscience. Il demeure établi
dans l'observation, libre, n'étant pris dans aucune considération
attachée au monde. Voilà comment, ô moines, pratiquer
l'observation du corps dans le corps2 ».
Quand
on nage ou quand on se tient immobile au bord de l'eau, on peut
prendre conscience de son corps intérieurement, c'est-à-dire que
l'on ressent son corps d'un point subjectif, mais en prendre
conscience aussi d'un point de vue extérieur, quand l'esprit observe
ce corps comme un objet autre que lui-même, comme un anatomiste qui
disséquerait un corps et l'observerait de manière objective. On
peut aussi regarder le corps sous cette double facette,
subjective/objective, intérieure/extérieure, et prendre conscience
de ces deux manières de voir en même temps. Notre corps est en
perpétuelle évolution : l'attention peut être le témoin de
ces processus de devenir dans notre corps comme des processus de
dissolution. On peut aussi regarder le corps avec détachement et
distance comme un phénomène qui demande d'être observé, analysé
et compris, voir qu'il y a ici un corps et laisser progressivement
émerger la sagesse et la pleine conscience. Une baignade à la
piscine n'est plus alors un simple moment de détente, mais une
occasion de voir la sagesse s'épanouir en nous !
Sacha Lenormand |
Enfin,
nager à la piscine peut aussi être intéressant dans la mesure où
l'on peut prêter une attention plus soutenue aux textures et aux
éléments. D'habitude, on ne fait pas vraiment attention au monde
matériel qui nous entoure, je veux dire à sa matérialité même. À
la piscine, on peut sentir le contact de l'eau contre notre peau, on
peut sentir la fluidité de l'eau ainsi que sa résistance. Et par
contraste, on peut sentir l'air au-dessus de soi ainsi que la
solidité du carrelage du bord de la piscine. On peut sentir finement
chaque texture. On peut entendre les cris des enfants qui résonnent
dans la piscine et puis faire l'expérience de ce silence momentané
quand on plonge en apnée. On peut aussi se laisser flotter sur le
dos à la surface de l'eau, les oreilles dans l'eau, la bouche et les
narines à l'air libre, et n'entendre que le bruit de sa respiration.
Nous baignons dans le monde, mais d'ordinaire, on n'en prend pas
conscience, tellement cela nous semble banal. Pourtant, il est
judicieux de temps en temps de reprendre conscience dans un moment
contemplatif de notre rapport aux choses matérielles et retisser un
lien avec la matérialité au sein de notre existence.
Lao-Tseu
a bien saisi le paradoxe de l'élément eau : humble, elle va
toujours vers le bas, pourtant elle creuse les vallées et les
montagnes. Faible, tout le monde peut la traverser, pourtant elle
porte les corps les plus lourds.
« L'homme
de bien suprême est comme l'eau
L'eau
bénéfique à tout n'est rivale de rien
Elle
séjourne aux bas-fonds dédaignés de tous
De
la Voie, elle est toute proche » (§ 8)
« Rien
au monde n'est plus souple et plus faible que l'eau
Mais
pour entamer dur et fort, rien ne la surpasse
Que
la faiblesse prime sur la force
Et
la souplesse sur la dureté
Nul
sous le Ciel qui ne le sache
Bien
que nul ne puisse le pratiquer 3 »
(§ 78)
1
Ānāpānasati Sutta,
Majjhima
Nikāya,
118. Notez bien que ce ne sont là que les six premiers exercices
proposés par le Bouddha sur les seize que le soûtras compte en
tout.
2Soûtra
des Quatre Établissements de l'Attention, Satipatthâna Sutta,
Majjhima Nikâya, 47.
3Laozi
(Lao-Tseu en transcription EFEO), Le Livre de la Voie et de la
Vertu, 道德經
Daodejing (ou Tao-te King en
transcription EFEO).
Une bonne lecture !!
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