Deux
choses me remplissent le cœur d'une admiration et d'une vénération,
toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la
réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus
de moi et la loi morale en moi.
[…]
Le premier spectacle, d'une multitude innombrable de mondes, anéantit
pour ainsi dire mon importance, en tant que je suis une créature
animale qui doit rendre la matière dont elle est formée à la
planète (à un simple point dans l'Univers), après avoir été
pendant un court espace de temps (on ne sait comment) douée de la
force vitale. Le second, au contraire, élève infiniment ma valeur,
comme celle d'une intelligence, par ma personnalité dans laquelle la
loi morale me manifeste une vie indépendante de l'animalité et même
de tout le monde sensible.
Emmanuel
Kant, Critique de la Raison Pratique.
Gael Trijasson - Dormir sous la Voie Lactée |
Passage
canonique de la Critique de la Raison Pratique. Il faut, pour
comprendre ce texte, se rappeler qu'Emmanuel Kant n'était pas
seulement le célèbre philosophe des Lumières, auteurs des trois
Critiques, mais aussi un
astronome, à qui on doit le concept d'univers-îles, des amas
d'étoiles en-dehors de la Voie Lactée, ce qu'aujourd'hui on appelle
des « galaxies ». Mais cette remarque biographique, si
elle explique la fascination de Kant pour le ciel étoilé,
n'explique pas l'intégralité, car Kant ne juxtapose pas ici deux de
ses passions, deux de ses hobbies, mais il oppose bien ici deux
infinis qui placent l'être humain dans une situation existentielle
contradictoire.
Le
ciel étoilé est la trace d'une multitude de mondes situés à des
distances prodigieuses du nôtre. Proxima du Centaure qui est
l'étoile la plus proche de notre système solaire se situe à 3
années-lumières. Avec nos moyens de transport les plus rapides dont
l'humanité dispose à l'heure, il faudrait plus de trois mille pour
rejoindre cette étoile. Atteindre le centre de la Voie Lactée prend
à un photon une centaine d'années-lumières. Il y a cent à deux
cent milliards d'étoile dans notre galaxie et cent à deux cent
milliards de galaxies dans l'univers qui s'étend sur plus de 15
milliards d'années-lumière. Autant dire que nous ne sommes qu'une
portion infime de matière dans ce très vaste monde !
Face
à des distances aussi gigantesques, nous ne sommes qu'un point
insignifiant, traversé d'une étincelle de vie sans qu'on sache
vraiment la raison de cette vie. Notre existence ne compte pour rien
si on veut bien la comparer aux dimensions colossales de l'univers et
du temps. Néanmoins, quelque chose sauve la valeur de l'Homme et lui
donne une dignité incomparable : c'est la liberté de sa
conscience. Cette liberté lui permet d'échapper au strict
déterminisme de la causalité physique, chimique ou encore
biologique qui règne dans la Nature. Notre liberté nous permet de
nous arracher à nos conditionnements et de développer des choix
éthiques et moraux. Grâce à la liberté, nous pouvons nous donner
ce que Kant appelle une loi morale. Et cette loi morale nous donne
une valeur infinie en ce que ce qu'elle nous permet de nous sortir
des chaînes des causes à effet que la Nature nous imposerait sinon.
L'Homme peut donc transcender la condition existentielle grâce à la
loi morale.
Première
remarque : Kant est un penseur qui établit intrinsèquement une
différence de nature entre l'homme et l'animal. L'animal appartient
tout entier au règne de la Nature tandis que l'homme est selon Kant
à la suite de Jean-Jacques Rousseau doué de liberté, ce qui lui
permet de « manifester une vie
indépendante de l'animalité et même de tout le monde sensible ».
On peut, et c'est mon cas, ne pas s'inscrire dans cette conception
philosophique de la relation homme-animale et ne voir qu'une
différence de degré entre les deux. Hommes et animaux ne sont pas
pourvus de capacité foncièrement différentes : simplement,
les êtres humains manifestent une intelligence plus développée et
plus aiguë que les animaux de la même façon que le guépard jouit
d'une capacité accrue à courir avec une grande vitesse, qu'une
chauve-souris est capable de se repérer dans un espace complètement
obscur grâce son sonar ou qu'un faucon bénéficie d'une vue
incroyablement plus perçante que la nôtre. Pareillement,les hommes
manifestent une liberté plus grande que les animaux de s'arracher à
la Nature, mais cette capacité se retrouve au moins en germe chez
les animaux qui sont aussi doués de conscience.
Seconde
remarque : Kant instaure une dualité irréconciliable entre
l'étendue infinie de la Nature et l'élévation infinie de la
conscience humaine. Au fond, la séparation est appelée à être
toujours plus profonde. On peut voir l'incroyable évolution
tentaculaire la civilisation des hommes comme l'entreprise d'échapper
au règne de la Nature et de la dominer complètement avec toutes les
conséquences douteuses que cet affrontement homme-Nature a pu
produire : crise écologique, destruction des écosystèmes,
réchauffement climatique...
On
peut se demander si cette dualité entre la Nature d'une part et la
liberté qui agit au sein de la conscience humaine est si fondée que
cela. Dans l'école idéaliste Cittamātra
du bouddhisme, le monde matériel n'est qu'une émanation de la
conscience base-de-tout. La dualité entre le sujet pensant et le
monde perçu par les sens n'est qu'une illusion produite par la
conscience émotionnelle qui interprète le monde selon sa croyance
dualiste et les émotions perturbatrices qui la conditionnent. La
liberté consiste justement alors à se libérer de ces
conditionnements et de ces schémas dualistes. Au fond, cette liberté
agit dans tous les êtres doués de conscience. Mais c'est quand on
prend une forme humaine qu'on dispose des meilleurs moyens
intellectuels et spirituels pour faire fructifier cette liberté qui
gît au plus profond de la nature de l'esprit. En mettant en œuvre
la conduite éthique, la concentration méditative et la sagesse qui
comprend le monde tel qu'il est vraiment, on peut dépasser la
dualité entre le sujet pensant et le monde naturel. En élevant vers
des états supérieurs, on peut faire l'expérience des mondes divins
sans forme. La première sphère est la sphère de l'espace infini ;
la seconde sphère est la sphère de la conscience infinie. Il faut
encore aller au-delà de ces états pour aller à la racine de cette
dualité.
Personnellement,
je trouve donc cette formule de Kant très intéressante, en ce sens
qu'elle pointe du doigt deux étonnements philosophiques : la
voûte céleste au-dessus de ma tête et la conscience morale en moi
qui me pousse à faire le bien. Mais j'hésiterai à en accepter
l'esprit dualiste : la dualité homme/animal d'une part, il est
fort possible que la liberté soit au moins en germe, si pas en acte
dans la part animale de nous-mêmes, et la dualité sujet/Nature.
L'étonnement est le moteur tant des avancées scientifiques que des
progrès philosophiques. Voilà pourquoi il me semble tellement
important de pouvoir revenir à cette capacité d'émerveillement et
d'interrogation face au mystère de l'existence.
Voie Lactée au-dessus du Mont Fuji, Japon |
Les penseurs romantiques, et notamment Schiller, ont tenté de réconcilier l'homme et la Nature après la critique kantienne. J'avais évoqué ce sujet dans cet article :
http://lerefletdelalune.blogspot.be/2015/01/penser-lhomme-et-lanimal-au-sein-de-la_23.html
http://lerefletdelalune.blogspot.be/2015/01/penser-lhomme-et-lanimal-au-sein-de-la_23.html
Bonjour.
RépondreSupprimerSi pour Kant l'homme est la seule créature à disposer de la capacité à échapper au monde sensible, cette formulation philosophique fait écho à la fois à la moralité, dans l'ordre de la pratique bouddhiste, et à la précieuse vie humaine comme forme favorable à l'Éveil.
Si nous laissons de côté la vision kantienne tranchée qui nous sépare radicalement de l'animalité, l'injonction morale, avec sa dimension universelle et nécessaire, peut être vue comme un aiguillon dans le volet moral de la pratique.
Le projet de Kant est de nous faire acquérir une dignité de la personne humaine, mais les bouddhistes savent que cette dignité est un déjà-là puisque l'Éveil est une réelle possibilité pour ceux qui travaillent avec diligence et en étant leur propre lumière.
Kant est donc en quelque sorte recyclable dans l'ordre de la pratique bouddhiste, étant admis que l'absolu n'entre pas dans le champ d'expérience de l'intellect.