Les zones d'ombre d'une icône
En
Birmanie, Aung San Suu Kii est le symbole incontestable d'une vie
consacrée à la lutte pour la démocratie. Elle a été incarcérée
et assignée à résidence par la junte birmane qui a dirigé le pays
pendant 50 ans d'une main de fer. Elle s'est inlassablement battu
pour que le régime dictatorial cesse son emprise et ses
destructions. En 1991, elle a reçu le prix Nobel de la paix.
Aung San Suu Kyi par Claude Truong Ngoc, octobre 2013 |
Après
des années de lutte, elle et son parti, la Ligue Nationale pour la démocratie, a obtenu une transition lente, mais certaine vers la
démocratie. Des élections libres ont été organisées, et la
victoire de la Ligue Nationale pour la Démocratie a été
incontestable. Cependant, le pays se débat toujours dans
d'incessantes conflits ethniques et plusieurs guerres civiles. La
communauté des Rohingyas est notamment fortement touchée par le
racisme et l'islamophobie d'une partie importante de la population
bouddhiste. On dit souvent que les Rohingyas sont la minorité
ethnique la plus persécutée au monde. Depuis 1982, ils ont perdu la
nationalité birmane au prétexte qu'ils sont originaires du
Bangladesh et du monde arabe. Ils subissent des discriminations
importantes dans leur liberté de mouvement, dans la recherche
d'emploi, dans l'accès aux soins de santé, etc... Pour eux, la
situation est tout à fait tragique. Le gouvernement birman et
l'armée font tout pour expulser les Rohingyas du pays. Les pays aux
alentours comme le Bangladesh musulmans ne sont pas très chauds à
l'arrivée de centaine de milliers. Souvent, les Rohingyas qui
s'exilent sont refoulés, maltraités et sont en proie au trafic
d'être humain.
Face
à cette tragédie, le silence de la prix Nobel de la Paix est tout
simplement assourdissant. Depuis que son parti participe au pouvoir,
Aung San Suu Kii n'a jamais pris la parole officiellement sur le sort
des Rohingyas. Beaucoup lui reprochent cette inaction face à cette
crise humanitaire qu'est la situation des Rohingyas. Beaucoup
voudraient aussi qu'on lui cette prestigieuse distinction. Une
lauréate du prix Nobel peut-elle ne rien dire quand une partie de
son peuple se fait massacrer dans son propre pays ?
Néanmoins,
il me semble que la situation est plus complexe et que l'attitude
d'Aung San Suu Kii est plus nuancée qu'il n'y paraît. Pour
commencer, il faut rappeler que la Birmanie est dans une phase de
transition démocratique : on est encore loin de ce que nous
appelons en Occident une « démocratie ». L'armée a
certes reculé en abandonnant le pouvoir absolu en Birmanie, mais
elle est toujours extrêmement présente dans le jeu politique. Elle
contrôle un nombre important des sièges du parlement. Dans les
actuels affrontements qui ont eu lieu ce mois de novembre 2016 suite
à des attaques de poste-frontières dans le nord de l’État de
l'Arakan, seul l'armée s'occupe de la situation. Les membres du
gouvernement civil n'ont même pas le droit de se rendre sur place !
L'armée, non seulement, contrôle la situation, mais elle boucle
complètement l'information.
Dans
ce contexte, Aung San Suu Kii n'est pas dans la situation d'un chef
d’État ou de gouvernement qui aurait à son service la police et
l'armée, et qui pourrait appuyer sur des leviers politiques et
économiques. L'armée birmane joue cavalier seul dans ces
affrontements. Par ailleurs, les fondements de la démocratie sont
beaucoup trop précaires pour qu'Aung San Suu Kii puisse prendre le
risque de se mettre ouvertement à dos l'armée birmane qui n'attend
qu'une étincelle pour renverser la jeune démocratie. Il est donc
fort possible qu'Aung San Suu Kii soit pieds et poings liés dans la
situation actuelle.
Par
ailleurs, le racisme et l'islamophobie est attisé par un moine
bouddhiste, U Wirathu, qui ne rate aucune occasion pour dépeindre
les musulmans comme des barbares qui rêvent d'envahir et d'asservir
le peuple birman et d'imposer la sharia sanguinaire. Ce discours
rencontre énormément d'échos en Birmanie, pas seulement auprès
des sympathisants de Wa Ba Tha (le mouvement nationaliste 969), mais
dans une large part de la population birmane et même au sein de la
Ligue Nationale pour la Démocratie, le parti d'Aung San Suu Kii.
Wirathu
n'a pas hésité à déclarer qu'Aung San Suu Kii était une
traîtresse à la nation birmane, car elle n'a pas officiellement
condamné les Rohingyas. Nous, les Occidentaux, ainsi que les
musulmans, nous reprochons à Aung San Suu Kii son silence sur le sort
des Rohingyas, mais le moine Wirathu et ses partisans du mouvement
969 aussi ! Sauf que nous lui reprochons le silence quant au
fait de ne pas prendre parti en faveur des Rohingyas tandis qu'U
Wirathu reproche à Aung San Suu Kii le fait qu'elle se taise sur la
nécessité de se battre et de pratiquer l'épuration ethnique à
l'encontre des « barbares » Rohingyas.
Le moine Wirathu |
Il
faut préciser que plusieurs intellectuels se sont retrouvés en
prison pour avoir dit que le discours du moine Wirathu allait à
l'encontre des idées de tolérance, de bienveillance, de compassion
et de non-violence du bouddhisme. Dans ce contexte, critiquer
ouvertement les idées racistes et xénophobes de Wirathu et du
mouvement 969 n'est pas sans risque. Je pense qu'Aung San Suu Kii a
compris que les nationalistes haineux attendent le moindre faux pas
pour déstabiliser le régime démocratique et embarquer la Birmanie
dans une spirale de haine dont elle n'a absolument besoin.
En
outre, on sait que certains membres de l'armée soutiennent le moine
Wirathu, non pas par sympathie pour sa cause (Wirathu a passé
plusieurs années en prison parce qu'il avait déclaré début des
années 2000 que la junte birmane favorisait les musulmans pour
combattre les bouddhistes de Birmanie), mais parce que c'est
justement un excellent moyen de déstabiliser Aung San Suu Kii et de la
faire tomber de son piédestal d'icône de la démocratie.
En
conclusion, je dirais qu'on peut à raison critiquer le silence de la
« Dame de Rangoon », mais il ne faut pas être dupes des
manœuvres de l'armée qui entend garder une « main invisible »
(comme disent eux-mêmes les Birmans) sur les affaires du pays. Les
Rohingyas sont très loin d'être le seul conflit ethnique en
Birmanie : les Kachins, les Shans, les Karens, les Karennis et
d'autres encore sont en guerre ouverte contre le gouvernement central
avec parfois des avancées dans le processus de paix, mais aussi des
embrasements réguliers comme les affrontements qui viennent d'avoirlieu dans les États Shan et Kashin. La dictature militaire a duré
plus de cinquante ans et a laissé beaucoup de traces et de
meurtrissures à travers le pays. Celles-ci ne guériront pas
immédiatement : il faudra de la persévérance et de la
patience pour que la situation soit complètement apaisée.
Voir aussi :
- Rohingya
Articles critiques contre Aung San Suu Kii:
- "Birmanie : les premiers pas décevants d’une idole au pouvoir" (Info Birmanie, avril 2016).
- "L’auréole ternie d’Aung San Suu Kyi", Le Temps, mars 2013.
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