« Manichéisme »,
voilà un mot que je dois systématiquement expliquer à mes élèves
de rhétorique (l'équivalent en Belgique de la terminale en France).
C'est gênant parce que le manichéisme est une attitude fondamentale
de l'esprit et la source de trop problèmes sur cette Terre. Le
manichéisme est donc cette façon de diviser le monde en deux
parties clairement distinguables : les bons et les méchants. Le
mot « manichéisme » désigne originellement une religion
née en Perse (actuelle Iran) au IIIème siècle, dont
Mani a été le prophète. Cette religion du manichéisme divisait le
monde en deux : le monde de la lumière et le monde des
ténèbres. Le monde de la lumière est, on s'en doute, « l'axe
du Bien », l'esprit, l'éternité, etc... Le monde des ténèbres
est ce bas-monde matériel où le Mal l'emporte sur les bons. L'homme
est un mixte entre ces deux mondes avec son âme qui relève du monde
de la lumière et son corps matériel entièrement mauvais. Pour
Mani, il faut se détacher intégralement de ce monde matériel pour
échapper au mal et à la mort, que la lumière soit intégralement
libérée des ténèbres. La particularité du manichéisme est que
bien et mal ont le même statut ontologique. Ces deux entités ne
peuvent que s'affronter impitoyablement.
Aujourd'hui,
le mot « manichéisme » a perdu sa référence à cette
religion perse et à son prophète, pour ne désigner plus qu'une
attitude d'esprit, qui est malheureusement présente dans la tête
des gens. Le président George Bush, après les attentats du 11
septembre 2001, avait cédé au manichéisme en divisant le monde en
deux : l'axe du Bien contre l'axe du Mal. L'axe du Bien était
évidemment les États-Unis d'Amérique, superpuissance meurtrie
accompagnée de ses alliés dans sa nouvelle croisade, la « Guerre
contre la Terreur » (War on Terror). Il s'agissait de
combattre impitoyablement tous ceux qui incarnaient à tort ou à
raison la « Terreur » : Oussama Ben Laden et sa
nébuleuse terroriste Al-Qaïda, tous les pays qui soutenaient de
manière réelle ou de manière imaginaire Al-Qaïda :
l'Afghanistan des Talibans, l'Irak de Saddam Hussein, mais pas
l'Arabie Saoudite qui, pourtant, finançait généreusement Ben
Laden, mais qui restait un allié indéfectible des USA pour cause de
réserves abondantes de pétrole dans le sous-sol saoudien.
On
a beaucoup reproché à George W. Bush l'emploi du mot « croisade »
dans sa rhétorique guerrière parce que, dans la coalition de
« l'axe du Bien », les gentils, il y avait des pays
musulmans comme la Maroc ou la Turquie, alliés traditionnels de
Washington. Or le mot « croisade » évoque des mauvais
souvenirs aux musulmans. Au Moyen-Âge,
les croisades étaient ce moment où le manichéisme a fait rage
(l'attitude d'esprit, pas la religion), et où l'Europe et le
Moyen-Orient était divisé en deux camps ennemis : l'Occident
chrétien et l'Orient musulman. Notez bien qu'ici « Occident »
et « Orient » n'étaient pas des concepts géographiques
rigoureux puisque que le Maroc et l'Andalousie étaient des régions
musulmanes, et situées à l'ouest de l'Europe chrétienne, et que la
Russie était une terre chrétienne située à l'est de Bagdad ou
Istanbul.... Remarquez aussi que cette division du monde pouvait
faire place à d'autres divisions dans la division... L'Europe
chrétienne s'est déchirée à partir du XVIème siècle
entre catholiques et protestants dans des guerres de religions
absolument atroces et sanguinaires. L'islam s'est déchirée entre
factions sunnites et factions chiites, et cet antagonisme est
toujours très vivaces jusque dans les rues d'Alep, de Riyad ou de
Bagdad...
*****
Je
parle aujourd'hui de ce mot « manichéisme », parce que
je lis, j'écoute et je regarde les informations sur la bataille
d'Alep en Syrie et le massacre de civils qui a lieu au moment même
où j'écris ces lignes. Cela fait cinq ans que la guerre civile fait
rage en Syrie ; et cela fait cinq ans que j'assiste à des
commentaires sur les réseaux sociaux relevant du manichéisme le
plus pur sur ce conflit. Soit on présente l'Armée Syrienne
Libre comme des héros de la liberté et Bachar comme un boucher.
Soit on présente Bachar El-Assad comme le dernier rempart contre le
terrorisme et les rebelles comme des jihadistes sanguinaires. Aucune
place pour une place pour une analyse plus subtile des faits.
Cela
me rend infiniment triste, parce que ce manichéisme stupide est le
véritable moteur de la guerre. Dans le manichéisme, on encourage un
des camps en présence à massacrer l'autre. La victoire ou la mort.
Aujourd'hui, l'aviation russe a pilonné Alep sans relâche : la
ville n'est plus qu'un tas de cendre et de gravas, et personne
n'envisage un traité de paix. Ce dont les Syriens auraient besoin,
qu'ils soient sunnites, chiites, druzes, alaouites, kurdes ou
chrétiens...
Un
traité de paix, mais on en est loin. Les Occidents ont abandonné la
Syrie à la Russie et à la Turquie. Autre manichéisme : la
Turquie contre les forces kurdes. Et là encore, la place n'est plus
à la demi-mesure. Le régime turc d'Erdoğan
bombarde les forces kurdes sur le sol turc et en Syrie. Ce ne sont
que des terroristes. Tous des terroristes, même les modérés, même
ceux qui voulaient vivre en paix ; même ceux qui ne demandaient
qu'un peu de justice et de liberté. Tous ceux-là sont réprimés ou
bombardés au nom d'un manichéisme étroit. De l'autre côté, les Kurdes répliquent par des attentats comme à Istanbul, il y a quelques jours.
Alors
que faire ? Que dire ? À
vrai dire, je n'ai pas de solution toute faite à apporter à ce
monde. Et devant le massacre, je me sens confronté à une abyssale
impuissance à changer ce monde en mieux. Je ne vois pas d'espoir.
Que l'on regarde vers Alep, vers Damas, vers Moscou, vers Téhéran,
vers Istanbul, vers Beyrouth, vers Bruxelles et les bureaux de
l'Union Européenne, je ne vois aucun espoir. Et si on se tourne vers
Washington DC, l'élection récente d'un clown sordide à la tête de
l'administration américaine n'est pas pour donner un quelconque
espoir. Je en vois que la peur, la mort et la destruction pour les
populations d'Alep. Exactions et représailles sans fin dans un monde
où les cœurs s'endurcissent.
La
seule chose que je puisse dire, c'est demander d'abandonner les
simplismes du manichéisme. Les choses sont souvent plus complexes
qu'il n'y paraît. Depuis la plus tendre enfance, nous sommes bercés
avec des histoires où le bien et le mal sont clairement
identifiables : le petit chaperon, la grand-mère et le
valeureux chasseur d'un côté et de l'autre, l'Axe du Mal en la
personne du Grand Méchant Loup, Batman contre le Joker, la
communauté de l'Anneau contre les orques du Mordor gouvernés par
Sauron, Luke Skywalker contre Dark Vador et l'Empire, James Bond et
sa Gracieuse Majesté contre le Spectre... Mais je pense qu'il faut
faire l'effort de prendre la pleine mesure de la complexité du
monde. Les gens ne sont pas tout bons d'un côté et tout mauvais de
l'autre. Il faut dépasser le manichéisme pour adoucir le monde.
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