« Je
ne peux plus accepter les choses que je ne peux pas changer.
Je
change les choses que je ne peux pas accepter. »
Angela
Davis
Je
trouve cette sentence de l'activiste afro-américaine Angela Davis
très inspirante surtout si on la confronte à une citation célèbre
de René Descartes dans le Discours de la Méthode, qui
implique l'idée radicalement inverse : « (J'ai pour)
maxime de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à
changer mes désirs que l'ordre du monde, et généralement de
m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en
notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons
fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout
ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument
impossible ». Pour Descartes, à défaut de pouvoir changer
le monde selon nos désirs de justice et de bonheur pour tous, il
faut se résigner à ce monde tel qu'il est avec ses injustices et
ses tragédies, s'accommoder de ce monde du mieux que l'on peut. Il
faut adapter notre vision du monde au monde tel qu'il est, et non,
l'inverse, c'est-à-dire changer le monde en fonction de notre idée
d'un monde meilleur.
Il
y a chez Descartes une certain sagesse stoïcienne. Par un revers de
fortune, je peux connaître une situation difficile qui ne correspond
pas à mes désirs et ma volonté, mais que je dois accepter, parce
que la seule chose sur laquelle je peux avoir une emprise totale,
c'est justement mes pensées. Il y a du bon sens dans cette formule
dès lors qu'il s'agit d'accepter des choses que je ne peux pas
éviter et qui ne dépende pas de ma volonté, comme une maladie. Au
lieu de me lamenter devant l'inévitable, je dois changer mon état
d'esprit et changer mes désirs. Si, par exemple, je suis alité du
fait d'une grave maladie, je dois abandonner mon désir de courir le
marathon de New-York et n'avoir que de désirs réalisables pour un
malade (lire l’œuvre complète de Léon Tolstoï ou l'ensemble des
soûtras du Bouddha par exemple).
Si, maintenant, on applique ce principe de sagesse à nos conditions
sociales, si, par exemple, je suis pauvre et que je change mes désirs
pour n'avoir que des désirs de pauvre, on se rend que cette
passivité prend la forme d'une résignation en politique, et cela
devient un accommodement peut-être pas si raisonnable que ça avec
les injustices de ce monde. Je risque de toujours accepter ce que les
puissant m'impose et impose aux plus faibles dans notre société. Et
je vais me faire une raison avec des slogans du type TINA (There Is
No Alternative : « il n'y a pas d'alternative ») en
vogue chez les leaders de l'économe libérale globalisée qui
dominent le monde de nos jours.
En
politique, une base est donc peut-être comme le dit Angela Davis de
commencer par refuser même ce qu'on n'est pas en mesure de changer
dans l'immédiat. Parce que si on part avec l'idée que c'est
impossible à changer, rien ne changera concrètement. Tandis que si
on fait effort pour transformer les choses, on subira certes un grand
nombre de déconvenues, mais les lignes finiront tôt ou tard par
être ébranlées. On voit cela notamment dans la cause animale. Il y
a quarante ans quand Peter Singer a écrit la « Libération
Animale », il semblait fou de penser que les politiciens
prennent un jour en compte la condition animale. Or on voit les
choses changer, le véganisme gagner du terrain, des règlements de
plus en plus contraignants mis en place dans les abattoirs en faveur
du bien-être animal. Ce sont des changements lents, ce qui peut
désespérer beaucoup d'activistes, mais qui déplacent les lignes
progressivement.
Dans
beaucoup d'autres dossiers politiques, on se heurte souvent à une
opposition frontale des institutions dominantes. Je pense au niveau
économique au lobbying féroce que les banques d'investissement et
les multinationales exercent pour que leurs intérêts colossaux
soient préservés aux dépens du peuple. Cela peut donner
l'impression que rien ne changera jamais, parce qu'autant les partis
de gauche que les partis de droite se font acheter par des géants de
l'économie mondialisée. Le peuple est alors attiré vers des
politiciens populistes et démagogues qui proposent des solutions
simples, simplistes en fait, et des boucs-émissaires bien pratiques
pour faire croire que tous les problèmes viennent d'eux. On le voit
à la passion dévorante d'ériger des murs en ces temps troublés
pour séparer les peuples sur la planète bleue.
Face
à cela, on peut avoir nos moments de découragement, mais il ne faut
que se résigner à ce que ce découragement devienne notre nouvelle
forme d'engagement politique. Dans ces moments noirs, il est utile de
cultiver ce qu'on appelle dans le bouddhisme l'esprit d’Éveil
(bodhicitta), le souhait ardent que tous les êtres sensibles
dans toutes les directions de l'univers connaissent l’Éveil
suprême et soient libérés de la souffrance et des causes de la
souffrance. Cet élan de la bodhicitta peut nous redonner la force de
persévérer pour le bien de l'humanité et le bien des êtres, et de
dépasser ce sentiment d'impossibilité de changer les choses.
Comme
le dit Shāntideva :
« Grâce
à l'esprit d’Éveil, la masse illimitée des êtres
Connaîtra
sans peine la suprême félicité 1 ».
Ce
progrès ne connaîtra peut-être pas le trajet d'une droite
régulière ascendante ; il y aura vraisemblablement des hauts
et des bas comme une ascension de montagne. Mais il ne faut pas
perdre de vue cette volonté de changement pour le profit de tous les
êtres, cette volonté de changement qui va parfois regarder au-delà
de la barrière supposée infranchissable de l'impossible. Il nous
faut donc cultiver l'équanimité par rapport à ce monde pour
pouvoir vivre avec ces cris de douleurs qui s'en élèvent de toutes
les directions. Parce qu'on ne changera tout ce monde aujourd'hui.
C'est malheureusement la triste réalité, mais l'esprit d’Éveil
doit jaillir constamment de nous pour illuminer et transformer
durablement ce monde. Sagesse qui ne résout pas à ce que les
ténèbres ne soient pas éternellement là.
1
Shāntideva,
Bodhisattvacaryāvatāra,
I, 7. « Vivre
en Héros pour l’Éveil »,
VI, 14-16, traduction de Georges Driessens, Points / Sagesses,
Paris, 1993, p. 22.
Angela Davis et l'écrivaine Toni Morrison, mars 1974 |
Voir aussi :
(à propos de la citation d'Honoré de Balzac : "La résignation est un suicide quotidien")
- Liberté
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
Je suis partagé, plus proche d'une troisième voie qui consiste à faire ce que l'on croit juste sans attentes, à la façon d'un Swami Prananpad. Au fond, je crains qu'on ne fasse qu'effleurer la surface des choses par l'action militante et sociale bien que je comprenne que celles et ceux qui sont dans la misère et la détresse souhaitent à l'évidence retourner l'ordre établi, et comme je les comprends (je milite aussi d'ailleurs, principalement pour les animaux, mais jamais autant que cela occupe ma vie entière faute de quoi cela me rendrait véritablement fou, déjà que...), mais en définitive, on ne peut jamais à mon sens que rendre le monde un peu moins pire, il restera toujours une souffrance inhérente au monde, et d'un point de vue pragmatique, les dominés d'hier deviendront de toutes façons les dominants de demain comme ça se passe toujours (voir les expériences faites sur des rats, cf. ce lien qui relate une véritable expérience : http://www.bernardwerber.com/unpeuplus/ESRA/hierarchie_rats.html) et ainsi de suite, le pouvoir étant de surcroît toujours corrupteur si bien qu'aucune société strictement égalitaire ne puisse exister à mon humble avis. Enfin, oui, on peut quand même améliorer les choses mais quant à le faire radicalement, c'est une autre paire de manches.
RépondreSupprimerQuant à ne pas "accepter" ce qu'on ne peut pas changer, comment dire, j'y vois la voie royale vers la souffrance la plus grande mais enfin, certain-e-s ne tiennent à la vie que de cette manière, ils et elles font comme ils et elles veulent ou peuvent, mais peut-être est-ce d'ailleurs ce que je fais, je n'accepte pas ce monde tel qu'il est et il n'est pas question que des conditions liées à la société humaine, c'est sa nature même qui me semble pourrie. Bref, en tout et pour tout, ne vaudrait-il pas mieux abdiquer ? extinction des feux, end of the story comme disent les anglophones ? Ah si une énorme météorite pouvait faire péter cette bonne vieille Terre encore que ça me ferait chier pour tou-te-s ce-lle-ux qui n'ont rien demandé. Allons, je sais bien que je fais dans le cynisme et que finalement, ça ne règlerait rien, encore que, au moins sans l'humanité, ce serait sans doute moins pire sur Terre. Désolé, je pleure tous les jours en ce moment de ce que je vois ou lis ou vis.
Fondamentalement, j'adore la citation suivante au sujet des sages taoïstes (même si je ne suis pas d'accord avec toute la philosophie du gars qui l'a écrite) qui va en fait plutôt fortement à l'encontre de ce que tu écris, évidemment, c'est juste là pour moi une sorte d'exutoire (comme l'est le bouquin de Yves Paccalet d'ailleurs : "L'humanité disparaîtra, bon débarras"), non un absolu que je défends ici (je suis beaucoup plus nuancé mais enfin, histoire de lire ce que je pense par moments de la société humaine, ça fait du bien) :
RépondreSupprimer"Le sage taoïste ne croit nullement en une quelconque sagesse du peuple, en un quelconque bon sens populaire, en une quelconque intelligence des masses. Il ne croit donc pas à la démocratie et certainement pas au suffrage universel. Mais il ne croit pas non plus à l'autoritarisme hiérarchique qui sera la colonne vertébrale du confucianisme. Très profondément, il ne croit pas en la société, il n'y voit que le champ de bataille des intérêts personnels, souvent mesquins et médiocres. Il préfère en tout la solitude, loin des hommes et de leurs miasmes." (Marc Halévy)
Merci, Degun, pour ton commentaire. J'y ai répondu dans l'article suivant : "La perspective de changer les choses" : http://lerefletdelalune.blogspot.be/2017/02/la-perspective-de-changer-les-choses.html.
RépondreSupprimerConcernant les taoïstes, je pense que c'est plutôt une ironie par rapport à la vanité humaine et la contemplation de la Nature qui les pousse à la solitude, plutôt qu'un dégoût à leur égard. C'est vrai en tous cas pour Tchouang-Tseu. Lao-Tseu a plutôt une vision cynique de la politique. Le prince doit partir du ventre des citoyens pour mieux les gouverner, dit-il.