Le carnisme intériorisé
La
psychologue américaine Melanie Joy a développé le concept de
carnisme dans un ouvrage important : « Pourquoi on aime
les chiens, on mange du cochon et on porte de la vache 1 »
(Why we love dogs, eat pigs and wear cows). Le carnisme, c'est
l'idéologie qui fait que nous trouvons normal, naturel
et nécessaire de manger de la viande et des autres produits
animaux. La particularité de cette idéologie, c'est qu'elle ne se
présente jamais comme une idéologie. Elle se présente comme une
évidence. On demande à un végétarien ou à une végane pourquoi
il est devenu végétarien ou végane. Cette question suppose que ce
végétarien ou végane a du trouver des raisons idéologiques ou de
santé pour cesser de manger de la viande ; alors que le mangeur
de viande ne se demande pas pourquoi il continue à manger de la
viande, alors même qu'il éprouve un profond dégoût moral devant
des images d'un abattoir ou d'un élevage industriel. C'est là
qu'intervient le carnisme : légitimer la consommation de viande
et de produits animaux, et faire taire les appels de notre propre
conscience quand on a l'idée que le sort que les humains réservent
aux animaux.
La
consommation de viande et des autres autres produits animaux est
normale. Tout le monde mange de la viande, c'est dans l'ordre des
choses. Vos parents mangent de la viande, vos grands-parents mangent
de la viande, vos arrières-grands-parents mangent de la viande. Ceux
qui ne mangent pas de la viande sont des marginaux, des hippies, des
hipsters branchés déconnectés des vraies gens, des drogués, des
tatoués qui essayent de faire leur intéressant. Sérieusement, on a
toujours mangé de la viande. Pourquoi ne mangeriez-vous pas de la
viande et des produits animaux ? Tobias Leenaert, ancien
président de l'association végétarienne belge EVA et auteur de The
Vegan Strategist, disait de manière assez désabusée : « La
plupart des gens mangent de la viande parce que la plupart des gens
mangent de la viande ».
La
consommation de viande et des autres autres produits animaux est
naturelle, parce que la prédation est un phénomène courant dans la
Nature. Le lion mange l'antilope, le loup mange l'agneau, l'aigle
mange la marmotte. Dans la Nature, on mange ou on est mangé. Assumez
votre rôle au sommet de la chaîne alimentaire : mangez de la
viande ! Il y a malheureusement une confusion entre ce qui est
naturel et ce qui est justifié. Tout ce qui se fait dans la Nature
n'est pas justifié : sinon on devrait cautionner le viol,
l'infanticide, les combats à mort et le cannibalisme. Par ailleurs,
on peut se demander ce qu'il y a de naturel dans une barquette de
hachis au supermarché ? Est-ce que le consommateur lambda
assouvit son instinct de chasseur et de prédateur quand il se jette
sur la barquette de hachis et se précipite à la caisse pour le
payer à la caissière ? Néanmoins, l'image du lion et du loup
ont la vie dure dans la conscience du mangeur du viande....
La consommation de viande et des autres autres produits animaux est
nécessaire. Combien de fois mes élèves ne m'ont pas dit :
« on va mourir si on ne mange pas de viande » ?
Manger de la viande serait une nécessité vitale. C'est nécessaire
pour la santé, même les nutritionnistes le disent !
Malheureusement, en dépit du bon sens, on continue à alimenter des
contre-vérités comme quoi les véganes seraient carencés en
protéine. On a beau mettre des tables nutritionnelles devant les
yeux des détracteurs du véganisme où l'on peut voir toutes les
sources abondantes des protéines végétales : rien n'y fait.
Le carnisme martèle l'idée que nous avons absolument besoin de la
viande et des produits animaux pour vivre et être en bonne santé,
malgré tous les problèmes de santé engendrés par une consommation
de viande et de produits animaux.
*****
Mais
le carnisme n'est pas qu'une justification de la consommation de
viande et de produits animaux avec les 3 N (normal, naturel et
nécessaire). Le carnisme change notre regard sur les animaux. C'est
ce que Melanie Joy appelle le carnisme intériorisé. Si on voit
l'animal comme une être conscient et ressentant des choses, un être
capable d'intelligence et d'ingéniosité, un être éprouvant de
l'affection, il nous sera difficile d'admettre comme un bien le fait
de le tuer. On risque de ne pas pouvoir se regarder dans un miroir.
C'est pourquoi nous avons des moyens psychologiques de défense qui
nous permettent de ne pas remettre en question le mal que nous
occasionnons ou que nous laissons occasionner aux animaux au travers
de l'exploitation animale. C'est pourquoi nous avons trois moyens de
nous aveugler complètement sur l'individualité et la conscience des
animaux que nous exploitons. Melanie Joy les appelle le « trio
cognitif » : la réification, la
désindividualisation et la dichotomisation.
-
1°) La réification : « Res » en latin signifie
« chose ». Réifier, c'est transformer en chose. La
réification est donc le procédé par lequel on ne voit plus
l'animal vivant avec sa sensibilité. Melanie Joy cite un ouvrier de
découpe des viandes dans un abattoir qu'elle a interviewé :
« Plus vous voyez ces agneaux sans tête, moins vous les
percevez comme des animaux, mais comme un produit avec lequel vous
travaillez 2 ».
La loi considère les animaux comme des biens meubles, certainement
pas comme des êtres conscients envers lesquels on a des devoirs
inhérents, et encore moins comme des sujets de droit comme le
souhaitait le philosophe du droit des animaux Tom Regan. L'élevage
industriel a poussé cette logique de réification jusqu'à son
paroxysme : l'animal n'y est plus qu'une unité de production en
vue du profit de l'industrie.
-
2°) La désindividualisation : C'est la tendance à cesser de
voir un individu en tant que tel et de ne voir de cet individu que
les caractéristiques de son espèce. Quand on pense à un cochon, on
ne voit qu'une certaine masse de chair avec un certain goût, pas
l'individu avec sa personnalité propre. Tout le monde sait que
certains chats sont joueurs, certains chats demandent des câlins
alors que d'autres chats sont beaucoup plus farouches et refusent les
caresses. Tous les propriétaires de chat savent que leur chat est
unique. Il en va de même des cochons, mais le problème est qu'on a
cessé de voir l'individualité et le caractère des cochons.
Imaginez un instant que sur la barquette de haché qu'on achète au
supermarché, on indique le nom de l'animal, son âge, sa date
d'anniversaire, sa photo, ce qu'il aimait faire, jouer à la balle,
se promener, courir,... Qu'on mentionne le nom de ses amis, etc... Il
y a fort à parier que cette barquette de haché ne se vende pas
vraiment dans ce supermarché...
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3°) La dichotomisation : Créer deux catégories opposées
d'animaux, la première composée de nos compagnons, les chats, les
chiens, les hamsters, et l'autre catégories qu'on peut exploiter et
faire souffrir allègrement. On va ensuite donner des
caractéristiques arbitraires pour justifier cette dichotomie. Par
exemple, les concepts opposés de comestible/non-comestible. Le
cochon est comestible, votre chien Rocky n'est pas comestible. Cela
ne correspond à rien : vous pouvez parfaitement manger votre
chien Rocky. Au Vietnam et en Chine, on mange bien du chien. Mais
justement, nous avons un dégoût profond pour cette habitude
alimentaire. Cela nous semble complètement barbare de manger du
chien. On imputera une qualité d'intelligence au chien tandis que le
cochon sera vu comme bête ; ce que démentent les éthologues,
les cochons sont en réalité plus malins que les chiens. Le chat est
propre tandis que le cochon est sale, alors que le cochon ne se roule
dans la boue que pour éviter de trop réchauffer : cet animal
ne peut pas transpirer comme nous, les humains, le faisons. Je me
souviens d'une amie qui m'expliquait que dans sa famille, on donnait
des numéros aux animaux qu'on allait manger et des noms aux animaux
qui serviraient d'animaux de compagnie : la dichotomisation par
les noms et les numéros...
Par
ces trois procédés psychologiques de réification, de
désindividualisation et de dichotomisation, on est beaucoup plus
enclin à consentir à l'exploitation animale qui, autrement, nous
répugnerait. C'est pourquoi il est important de comprendre ces
mécanismes si on veut déjouer le discours carniste dominant.
1 Melanie
Joy, « Pourquoi aimer les chiens, manger les cochons et se
vêtir de vache (Introduction au carnisme) », éd. L'Âge
d'Homme, Lausanne, 2016.
2 Melanie
Joy, op. cit., p. 133.
Voir également à propos de Melanie Joy :
Voir aussi :
Les mauvaises justifications de l'exploitation animale :
1ère justification : il n'y a pas de mal à exploiter les animaux car nous, les humains, sommes beaucoup plus intelligents que les animaux.
2ème justification : il n'y a pas de mal à exploiter les animaux car les animaux ne souffrent pas ou tout du moins pas comme nous.
- Voltaire : Que la gourmandise a d'affreux préjugés. Extrait du Dialogue du chapon et de la poularde
- Dieu qui fait les oiseaux ne fait pas le gibier (Victor Hugo)
Melanie Joy |
Cette analyse est juste, mais peu à peu, cette idée qu'on peut vivre sans manger de viande, de poissons, de produits laitiers, fait son chemin...
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