Qui était le Bouddha ?
Je
voudrais réagir à un ouvrage de Bernard Faure récemment paru :
« Les milles et une vies du Bouddha » (éd. du
Seuil, Paris, 2018). Bernard Faure y interroge notre connaissance de
la personne du Bouddha d'après les textes anciens du bouddhisme. Il
y distingue deux grandes tendances chez les érudits occidentaux
depuis qu'ils étudient le phénomène du bouddhisme depuis le XIXème
siècle : l'historicisme et le mythologisme. La lecture de
Bernard Faure se place résolument du côté des mythologistes. Il
s'ingénie donc dans son livre à saper toute preuve historique
concernant la vie du Bouddha.
L'attitude
historiciste essaye de dégager la personne du Bouddha, Siddhartha
Gautama derrière le fatras des légendes, des mythes et des
histoires dorées racontées bien après la vie et la mort du Bouddha
par des fidèles zélés et avides de récits enchantés. Le problème
dans cette attitude historiciste est que nous disposons d'assez peu
d'éléments biographiques et de témoignages directs attestant de la
vie du Bouddha quelque part dans l'Inde ancienne. Les soûtras
parlent peu de la vie du Bouddha ; et on ne trouve pas de traces
historiques écrites qui relateraient du Bouddha comme d'un
personnage historique. Et tous les récits de la vie du Bouddha se
retrouvent dans des textes postérieurs de plusieurs siècles à la
vie du Bouddha. Par ailleurs, ces récits, dont les plus célèbres
sont le Buddhacarita (« Les actes du Bouddha »),
le Lalitavistara (« Le développement des jeux »),
le Mahāvastu (« Les grands événements ») sont
saturés de phénomènes miraculeux, d'embellissement de la réalité
et de contradictions flagrantes les uns avec les autres. Le
Lalitavistara, par exemple, décrit par exemple Kapilavastu, la cité
d'origine de Siddhartha comme une capitale rayonnante et gigantesque
alors que les traces archéologiques montrent sans appel que
Kapilavastu était un simple bourg, presque un village !
Toutes
sortes d'éléments importants de la biographie du Bouddha manquent
ou sont incertains. Ainsi, les simples dates de naissance et de mort
du Bouddha sont sujettes à des évaluations qui varient avec un
différentiel de plusieurs siècles ! Selon la chronologie
tibétaine, le Bouddha aurait vécu de 961 à 881 avant notre ère.
Selon la chronologie de l'Asie orientale, on a des dates encore plus
anciennes : -1061 à -949 ! La chronologie qui est le plus
souvent acceptée par les érudits occidentaux est la chronologie du
Theravāda : -566 à -486. Cette estimation se fonde sur le
canon pâli et par rapport au règne de l'empereur indien Ashoka
(dont l'existence est attestée), et plus précisément son
intronisation (-268). Cette chronologie fait aujourd'hui l'objet d'un
consensus parmi la communauté mondiale des bouddhistes. Néanmoins,
d'autres dates plus récentes ont été proposées par des chercheurs
occidentaux. Citons parmi les plus connu Richard Gombrich qui se base
sur une chronique cinghalaise, le Dīpavamsa
et qui pense que le Bouddha est mort en -404. Heinz Bechert avait de
son côté organisé un symposium à l'université allemande de
Göttingen où les différents intervenants avaient proposé des
dates du décès du Bouddha allant de -486 à -261.
Et
ce problème de datation est très loin la seule incertitude touchant
à la vie du Bouddha : tous les grands épisodes de sa
biographie sont sujets à caution. Ce qui fait dire à Bernard
Faure : « Étienne
Lamotte reflète l'opinion générale selon laquelle : "Le
bouddhisme demeurait inexplicable si l'on ne posait à ses origines
une forte personnalité qui en fut le fondateur". Or il s'agit
là d'un postulat, pour ne pas dire d'un acte de foi, plutôt qu'un
résultat de la recherche historique. La seule réalité historique
est celle de la légende et de son développement. S'il est important
de penser qu'il y a eu une présence à la source de tous ces mythes,
il s'agit d'une présence virtuelle. La question a d'ailleurs
peut-être été mal posée, dans la mesure où l'historicité du
Bouddha n'a a jamais été, pour la tradition bouddhique dans son
ensemble, l'élément déterminant qu'elle est pour les historiens
occidentaux. Le discours bouddhique s'est développé autour d'une
absence, et l'hagiographie et le rituel ne sont là que pour produire
un semblant de présence »
(Bernard Faure, ibid.,
p.78).
Pour Bernard Faure, il ne faudrait tenir
compte que des mythes tournant autour de la personne du Bouddha et ne
pas alimenter une quelconque prétention à une information
historique et réelle le concernant. Sa présence est au mieux
virtuelle dans les aléas de l'Histoire ; et le récit de ce
qu'il était ne vaut que par l'univers mythologique que les peuples
de l'Asie ont tissé à son endroit.
Il y a quand même un gros problème
dans cette logique : c'est que Bernard Faure ne tient compte que
des éléments biographiques contenus dans les textes les plus
anciens du bouddhisme, sans lire ce qui fait l'essentiel de ces
textes : les enseignements philosophiques contenus dans les
soûtras. Car oui, quelle est la teneur essentielle du canon
bouddhique ? Des compte-rendus de conférence données ici et là
dans le nord de l'Inde où le Bouddha expose les notions
fondamentales de sa philosophie : comment transcender le
problème de la souffrance ? L'ampleur et la profondeur de ce
phénomène de la souffrance. La doctrine du non-moi. L'impermanence.
L'abandon de la métaphysique au profit de la recherche du bonheur.
La conduite éthique à tenir pour les moines et les laïcs. La
pratique de la méditation et de l'attention juste. La sagesse et la
vision pénétrante. Tout cela qu'on peut ranger sous le concept de
« Noble Octuple Sentier ».
Et je ferai ici une distinction
fondamentale entre les soûtras du canon pâli et les soûtras du
Grand Véhicule. Les soûtras du canon pâli nous ont rapporté ces
compte-rendus d'enseignements de manière exhaustive : on trouve
des milliers de ces compte-rendus parmi les soûtras. Et ce n'est pas
étonnant, car après tout, le Bouddha était un type qui s'adonnait
à deux choses (en-dehors des activités vitales comme manger ou
dormir) : pratiquer la méditation et donner des enseignements à
ses disciples. Ce qui est intéressant avec les soûtras du canon
pâli, c'est que les enseignements sont toujours donnés en précisant
très brièvement le contexte de la conférence : dans quelle
ville ou village ce sermon a-t-il été donné ? (Souvent dans
le parc d'Anathāpindada dans la banlieue de la ville de Śhrāvastī,
mais pas toujours) Le nombre des moines qui ont assisté à
l'enseignement ? Le contexte ? Qui a posé une question qui
a amené à cet enseignement particulier ? Souvent un moine, un
brahmane ou un ascète d'une autre religion qui vient interroger sur
tel ou tel point.
Or
cette contextualisation opérée par les soûtras du canon pâli est
beaucoup plus réaliste que les soûtras du Grand Véhicule où le
contexte relève la plupart du temps (mais pas toujours) de la
science-fiction : des millions de disciples, de moines et de
bodhisattvas qui écoutent l'enseignement du Bouddha contre 500
moines, voire beaucoup moins pour les soûtras du canon pâli. Des
miracles à dimension cosmique dans le Soûtra du Lotus et le Soûtra
de l'Ornementation Fleurie qu'il nous faut croire sous peine de ne
pas être digne de la voie du Grand Véhicule. Pour ne prendre qu'un
exemple dans le Soûtra de l'Enseignement de Vimalakirti, le
bodhisattva Vimalakirti présenté comme un grand disciple du
Bouddha, mais qu'on ne retrouve dans aucun autre texte, est malade,
alité chez lui. Or c'est lui, dans sa modeste demeure qu'il
accueille « huit
mille bodhisattvas, cinq cent Auditeurs et cent mille hommes et
dieux »
sans que les invités ne rapetissent, ni la chambre de Vimalakirti ne
s'agrandisse !
Dans le soûtra, l'estimation des
participants aux conférences du Bouddha est beaucoup plus réaliste,
et s'accompagnant d'une cohérence interne : on retrouve
constamment les grands disciples du Bouddha : Ānanda,
Śhāriputra, Mahāmaudgalyāyana, Mahā Kāśhyapa ainsi que des
interlocuteurs récurrents du Bouddha. Tout cela offre un tableau
beaucoup plus crédible ; et c'est pourquoi il me semble que
l'on peut s'y fier beaucoup plus pour avoir une idée honnête de ce
qu'était la communauté bouddhique à l'époque du Bouddha.
Néanmoins, le fait d'avoir des
indications de villes existant réellement, de personnages qui
semblent réels et de contextes qui semblent crédibles ne garantit
pas que tout ce qui est dit s'est véritablement passé comme cela
est écrit. Après tout, des erreurs sur les lieux ou les personnes
ont pu se produire : tel enseignement que l'on proclame avoir
été donné à Śhrāvastī a pu être donné dans un village
avoisinant, tel interlocuteur était peut-être un autre, tel propos
mis dans la bouche du Bouddha est peut-être faux ou approximatif.
Bernard
Faure essaye ainsi de jeter le doute sur ces textes du canon pâli :
« À
défaut de précisions de dates, la multiplication des références
géographiques dans les biographies modernes du Bouddha semble
témoigner de l'historicité du personnage. Toutefois, comme le note
Hans Penner, on pourrait invoquer des références tout aussi
précises dans le cas des figures aussi clairement mythiques que
Vishnou ou Rāma. Ces références sont des trompe-l’œil. Ainsi
que l'a montré Gregory Schopen, sur la base d'un texte tardif du
Vinaya de l'école Mūlasarvāstivādin (une branche de l'école
Sarvāstivāda du premier bouddhisme), le Ksudrakavastu, ce sont des
références génériques faisant office de remplissage en cas
d'ignorance ou d'oubli. Le Bouddha, dans ce texte, déclare à son
disciple Upāli : "Upāli ,
ceux qui oublient le nom du lieu, etc., doivent déclarer qu'il
s'agissait d'une des six grandes villes, ou d'un endroit où le
Bouddha séjourna souvent. S'ils oublient le nom du roi, ils doivent
dire qu'il s'agissait de Prasenajit ; s'il oublient le nom du
maître de maison, qu'il s'agissait d'Anathāpindada ; (...)
s'ils oublient le lieu d'une histoire du passé, que c'était
Vārānasī (Bénarès) ; le nom du roi, que c'était
Brahmādatta".
(...) Il faut donc se méfier de "l'effet de réel" qu'ils
induisent et les prendre pour ce qu'ils sont, des textes obéissant
à une logique narrative, et non des documents à verser au dossier
biographique du Bouddha »
(Bernard Faure, ibid.,
pp. 89-90).
Admettons. Poussons très loin ce
scepticisme. Adoptons en la circonstance un doute hyperbolique
emprunté à René Descartes dans ses Méditations Métaphysiques,
un doute excessif où l'on révoque toute certitude, même celles qui
ont l'air le plus raisonnable. N'admettons aucune preuve ou indice de
l'existence historique du Bouddha. Que nous reste-t-il alors ?
Les textes que sont les enseignements des soûtras et qui développent
les grandes notions de la philosophie bouddhique. Il y a bien fallu
un auteur à ces textes nombreux et cohérents entre eux.
Admettons donc pour l'expérience de
pensée que ce ne soit pas Siddhartha Gautama qui en soit la source
et que Siddhartha Gautama soit même une fiction complète, qu'il
n'ait jamais eu sur Terre de Siddhartha Gautama. Mais cela voudrait
alors dire qu'un « Malin Génie » autre que Siddhartha
soit l'auteur de ces enseignements. Imaginons que dans l'Inde
ancienne, Gustave, cordonnier de son état, aurait écrit tous les
soûtras, et qu'il aurait inventé le personnage conceptuel de
Siddhartha pour mieux vendre ses bouquins. Ce serait parfaitement
improbable, invraisemblable certainement, mais admettons cela un
instant. Pour moi qui m'intéresse à la philosophie du Bouddha, et
non à la mythologie et la religion du Bouddha, cela ne changerait
pas grand-chose : il resterait les concepts importants de la
philosophie bouddhique, la méditation, le non-soi, la production
interdépendante, l'amour bienveillant, la compassion, l'attention
juste, l'impermanence, etc... Et là l'essentiel, il resterait le
Dharma !
Cela semblerait drôle ou déconcertant
que la source vive de cette philosophie ne soit pas Siddhartha, mais
Gustave le cordonnier. Mais au fond, du point de vue d'un pratiquant
sincère de la philosophie du Dharma, cela ne changerait pas
grand-chose : on continuerait à penser à voir l'impermanence
de tous les phénomènes, à pratiquer tant que se faire se peut une
conduite éthique bienveillante, à chercher son corps et son mental
dans la méditation, à s'adonner à la vision et à voir la
véritable nature des choses derrière les apparences. En fait, du
point de vue de la pratique du Dharma, la meilleure façon de savoir
qui était le Bouddha n'est pas d'entreprendre des recherches
biographiques poussées ou de faire des recherches archéologiques
pointues à Kapilavastu, à Lumbini, à Bodh Gaya, à Sarnath dans la
banlieue de Bénarès ou encore à Kushinagar, la meilleure façon de
connaître le Bouddha, c'est de pratiquer de rentrer dans son
enseignement, c'est de pratiquer le Dharma.
Le Soûtra de la Pousse de Riz ne dit
pas autre chose : « Le Bienheureux, après avoir
contemplé une pousse de riz, a enseigné aux moines cette parole :
"Ô moines, quiconque voit la
production interdépendante voit le Dharma. Quiconque voit le Dharma
voit le Bouddha" »1.
Celui qui veut connaître le Bouddha doit approfondir sa philosophie,
pas seulement d'un point de vue intellectuel, mais aussi et surtout
concrètement dans la vie de tous les jours, à chaque moment de
l'existence.
Il ressort de cela que la position de
Bernard Faure, son scepticisme extrême à l'égard de la personne du
Bouddha, ce doute hyperbolique, n'a pas beaucoup de sens en-dehors
d'un jeu intellectuel d'universitaires qui n'ont rien d'autre à
faire qu'à discréditer le Bouddha pour mieux discréditer en
sous-main la philosophie bouddhique et pour lui dénier toute
rationalité. Bien sûr, il y a beaucoup de choses sur lesquelles on
ne peut pas être certain, concernant le Bouddha, et il est bon
d'exercer son esprit critique, concernant toutes sortes de faits,
notamment les miracles et tout ce qui pourrait s'apparenter à du
« théologico-politique » dans le monde asiatique :
justifier une légitimité politique à partir des faits religieux.
Mais quand on abandonne ce doute
hyperbolique, on arrive à une position beaucoup plus raisonnable où
l'on se rend compte qu'il serait hautement improbable (même si pas
absolument impossible) que Siddhartha Gautama soit une fiction
complète. Il y a bien toute une communauté de moines qui se sont
succédé de générations en générations : même s'ils n'ont
pas transcrit d'éléments biographiques de la vie du Bouddha parce
que c'était le cadet de leurs soucis, ils se transmettaient
oralement toutes les histoires qu'il savait à son endroit. Bien sûr,
nombre de ces histoires ont été déformées avec le temps. Par
exemple, le croyance que Kapilavastu où Siddhartha a vécu sa prime
enfance était une grande capitale, là où les traces archéologiques
laissent à penser que c'était un simple bourg. Mais pourquoi
auraient-ils inventé le Bouddha ? Cela n'a aucun sens si on n'y
réfléchit bien !
Frédéric Leblanc, le 25 décembre 2018.
1 Soûtra
de la Pousse de Riz (Ārya Śhālistamba
nāma mahāyānasūtra),
dans : « Soûtra
du diamant (et autres soûtras de la Voie médiane) »,
traduction de Philippe Cornu et Patrick Carré, éd. Fayard /
Trésors du bouddhisme, Paris, 2001, p. 98.
Voir également :
- Transcendance et rationalité
- Un nomade de la raison
(et notamment le passage sur la relation entre le scepticisme et le bouddhisme)
- La voie unique
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
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