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samedi 14 février 2015

Le Dharma, philosophie ou religion ?



      Dans l'émission radiophonique « Les nouvelles chemins de la connaissance » sur France Culture, Adèle van Reeth recevait hier Philippe Cornu, spécialiste du bouddhisme tibétain, auteur entre autres de « Longchenpa, la liberté naturelle de l'esprit » et du volumineux « Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme ». Interrogé sur la question récurrente de savoir si le bouddhisme est une religion ou une philosophie, Philippe Cornu répond que, même s'il y a bien des « éléments de philosophie » (sic) dans le bouddhisme, le bouddhisme est avant tout une religion.

      Pour reprendre ses mots exacts : « On ne peut pas dire que le bouddhisme ne soit pas une religion. Honnêtement. Il faut arrêter avec ça. Parce que les bouddhistes occidentaux ont une tendance à se présenter eux-mêmes comme suivant une philosophie, à se démarquer de la religion comme s'ils avaient un peur du mot « religion », comme si le mot ne sentait pas très bon pour eux ; alors ils voudraient bien être une philosophie ou quelque chose de rationnel, ou alors une religion athée. Tout ça, c'est quand même un montage occidental, honnêtement. Tous les éléments du religieux sont dans le bouddhisme. » « Sauf Dieu », ajoute Adèle van Reeth



    J'ai un problème avec ce genre de conception. Je pense que tout dépend de nous en fait : c'est notre façon personnelle d'envisager le bouddhisme qui fait du bouddhisme une religion ou une philosophie. Si vous vous en tenez à la Voie du Bouddha afin de vous transformer vous-mêmes et votre rapport au monde, ce qui implique une certaine conduite éthique, des pratiques méditatives ainsi qu'une certaine dimension de sagesse qui implique l'étude, la réflexion et la vision intuitive de la réalité telle qu'elle est, alors vous êtes dans la dimension philosophique du bouddhisme. Si, par contre, vous voyez le Bouddha comme une entité cosmique qui peut intercéder en votre faveur si vous le priez, par exemple pour guérir d'une maladie, pour réussir vos études ou réussir votre carrière, alors vous êtes dans une dimension religieuse. Cette dimension religieuse implique aussi de se relier à des lieux sacrés (temples, stoupas, statue géante du Bouddha...), à des rites qui vous unissent à la communauté et à tout un clergé (moines, lamas, abbés de monastère, etc...) qui sont les garants de ce lien sacré avec le monde mystique des Bouddhas.

    Il est donc possible que certains aient une approche purement philosophique du bouddhisme et d'autres une approche purement religieuse du bouddhisme. Il est aussi possible que chez beaucoup de bouddhistes, on retrouve en réalité un mélange de ces deux approches, avec une composante dominante qui penche soit vers la philosophie, soit vers la religion. Moi-même, je me revendique d'une approche philosophique du Dharma du Bouddha. Ce qui m'intéresse dans le bouddhisme, c'est de pouvoir transformer ma vie dans un sens positif, de gagner en sagesse et en quiétude, d'apporter du bonheur et du bien-être autour de moi. Cela, j'essaye de le faire, non pas en invoquant la puissance cosmique d'un Bouddha ou d'un grand lama, mais en m'appliquant à mettre en œuvre les enseignements du Bouddha. Je ne compte pas sur une source de transcendance extérieure à moi-même, mais sur mes ressources de simple être humain : ma persévérance, mon intelligence, ma capacité à me remettre en question, mon aspiration à vouloir aider les êtres à se débarrasser de leurs souffrances.


   Philippe Cornu, lui, est un pratiquant du bouddhisme tibétain, l'une des formes les plus religieuses du bouddhisme. Pour lui, le bouddhisme ne peut qu'être une religion avec la foi en ce qu'il appelle une « transcendance dans l'immanence », notre nature-de-Bouddha. Pour moi, cette nature-de-bouddha est un concept métaphysique prôné par les philosophes du Grand Véhicule qui est possible, mais qui n'est absolument pas certain non plus. La nature-de-bouddha est en fait cette nature parfaite enfouie profondément dans tous les êtres sensibles et qui n'attend qu'à se réveiller et à se dévoiler pour se manifester dans le « corps d'émanation » d'un Bouddha.

   Je me bornerai à constater que le Bouddha dans ses enseignements originaux ne parle pas de ce principe métaphysique qu'est la nature-de-bouddha. Le Bouddha parle plutôt de comment on peut éviter le mal et pratiquer le bien, il nous encourage à développer l'attention et la concentration méditative, et il montre comment nous nous illusionnons sur le monde en ne voyant pas l'impermanence et l'inconsistance des phénomènes. Bien sûr, il faut une confiance dans les enseignements du Bouddha pour qu'on ait le courage d'expérimenter par nous-mêmes ce que le Bouddha recommande, mais on peut entièrement garder son esprit critique et vérifier par nous-mêmes la véracité des enseignements. A l'opposé, la méditation sur la nature-de-bouddha suppose plus qu'une simple confiance ou une simple foi. Il faut de la dévotion pour croire à ce principe métaphysique invérifiable puisqu'il se situe en-dehors de la sphère des sens et il faut de la dévotion envers un maître pour ouvrir notre cœur à cette « transcendance dans l'immanence ».

    Je ne conteste pas entièrement ce concept métaphysique de nature-de-bouddha. Je le trouve intéressant et fécond sur le plan de la pensée ontologique. Mais je pense qu'il faut garder la liberté d'entretenir sa relation personnelle au bouddhisme : décider par nous-mêmes si nous voyons le bouddhisme comme étant une philosophie ou une religion. Ou pour être plus précis : dans quelle proportion nous avons une approche philosophique ou religieuse. Je défends le point de vue que le bouddhisme est surtout une philosophie, mais une approche religieuse peut subsister en moi, parfois de manière inconsciente. Par exemple, je n'ai pas de statue du Bouddha chez moi et je ne désire pas en avoir, ce qui choque certains pratiquants du bouddhisme tibétain quand je leur dis qu'une statue du Bouddha n'est qu'une simple image du Bouddha sans pouvoir spirituel par elle-même. Pourtant quand j'étais en Asie, j'aimais tourner autour des grands stoupas. Pour moi, ce n'est pas essentiel à la pratique de la Voie du Bouddha, mais ce n'est pas désagréable non plus. Pareillement, il m'est arrivé de réciter les mantras de Tchenrézi ou de Tara, ce qui suppose une certaine sensibilité au sacré bouddhique, donc à la religion. Pourtant la philosophie revenait au grand galop : je me demandais sans cesse s'il y avait une entité mystique extérieure à moi-même qui serait Tara ou Tchenrézi et qui existerait dans un plan transcendant ou si ces déités ou « yidams » pour employer le terme tibétain n'étaient que des créations de mon mental pour me faire une image colorée de ce qu'est l'Éveil.

Tchenrézi à 4 bras,
bodhisattva de la grande compassion


    Je pense donc qu'on devrait avoir la liberté de choisir entre l'esprit critique de la philosophie et la foi qu'insuffle la religion. Les deux approches sont possibles et on ne devrait pas figer le Dharma du Bouddha dans une seule approche.  


 









Voir aussi sur le même sujet : "Le bouddhisme, philosophie, religion ou mode de vie ?"

Voir aussi "Réflexions sur Krishnamurti" à propos d'une de ses formules célèbres "La Vérité est un pays sans chemin".

Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.

Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.





Tara, Bouddha au féminin

3 commentaires:

  1. J'aime votre approche.... sinon... ça fait une petit moment qu'il n'y a pas de nouveaux articles.... Tout va bien pour vous ?

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  2. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  3. Oui, ça va. Merci de vous préoccuper de ma situation. Cela fait effectivement un certain temps que je n'ai pas publié d'article. Je suis présentement fort occupé; et en outre, je bute sur un article que je n'arrive pas à terminer. Mais je vais bientôt avoir un peu plus de temps libre ; et donc j'espère pouvoir poster des articles prochainement et consacrer plus de temps à ce blog qui est un peu en jachère pour le moment. :-)
    Plein de bonnes choses ! Sarva Mangalam.

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