Dans
son livre consacré à l'amour 1,
le philosophe analytique français Ruwen Ogien (1947 – 2017), il y
a un chapitre sur la question de savoir si l'amour est moral, s'il
est est « par-delà le bien et le mal », évocation du
livre de Nietzsche et de son aphorisme : « Tout ce qui
se fait par amour se fait par-delà le bien et le mal ». Je
ne m'étendrai pas sur la partie du chapitre où il traite de l'amour
au sens sentimental et romantique du terme ou de l'amour filial. Pour
faire bref, Ruwen Ogien constate les apories de l'amour sur un plan
moral : soit l'amour est partial, soit l'amour est impartial. Si
l'amour est partial, il n'est pas moral puisqu'il favorise les
personnes aimées en-dehors de tout principe moral d'équité et de
justice. Et si l'amour est impartial, on arrive à des choses
manifestement très étrange : que penser de cet amoureux transi
qui voit sa compagne, sa dulcinées se noyer dans un fleuve en
compagnie d'une femme quelconque qui lui est totalement inconnue, et
qui déciderait de tirer à pile ou face pour savoir qui il va sauver
afin d'être impartial et de ne pas favoriser indûment son amoureuse
adorée ?
Je
reviendrai prochainement sur cette question plus tard ainsi que sur
le livre « Philosopher ou faire l'amour » tout entier une
prochaine fois. Ce qui m'intéresse ici, c'est ce qu'il dit de
l'amour universel ou amour de bienveillance. Pour Ruwen Ogien, c'est
le seul type d'amour qui puisse revendiquer de manière pertinente
l'idéal d'impartialité. Mais cela ne va pas sans poser de problème
non plus !
« C’est le sens de l’amour
de charité, l’amour de bienveillance, celui qui est censé pouvoir
être distribué équitablement à tous les humains. Mais cette
conception impartialiste de l’amour (l’amour de charité ou de
bienveillance) pose des problèmes conceptuels qui semblent
insurmontables. Dans la mesure où l’amour est une valeur, il
présente des degrés comme toute valeur. On peut être plus ou moins
libre, plus ou moins heureux, etc. On peut aimer une personne un peu,
beaucoup, passionnément, à la folie.
On peut donc aimer une personne plus
qu’une autre puisqu’on peut aimer l’une juste un peu et l’autre
énormément. C’est ce qu’on pourrait appeler le « gradualisme
amoureux ». Il conduit à toutes sortes de paradoxes :
« Ce gradualisme de l’amour, qui est déjà déconcertant en
tant que tel, déconstruit aussi l’idée ou l’impératif d’aimer
tout le monde équitablement : car ce serait aimer tout le monde
à quel degré ? “À la folie” serait absurde et même
inconvenant. “Un tout petit peu” léger et ridicule ! Et on
imagine des problèmes moraux bizarres : mieux vaudrait-il aimer
un tout petit peu tout le monde et personne à la folie, ou être
indifférent à tout le monde et n’aimer qu’une personne à la
folie ? 2 »
Cet
amour de bienveillance, dans le bouddhisme, c'est qu'on appelle en
sanskrit maitri ou metta en langue pâlie : un
amour bienveillant qui ne connaît aucune limite et qu'il faut
étendre à tous les êtres. En substance, cet amour bienveillant
consiste à souhaiter le bonheur ainsi que les causes du bonheur
pour tous ces êtres sensibles qui peuplent l'univers en nombre
incommensurable. On souhaite les causes du bonheur, parce que sans
elles, le bonheur risque d'être momentané, la conséquence d'un
hasard heureux, comme une personne gagnant au lotto une grosse somme
et qui dilapiderait tout cet argent en quelques jours pour faire une
fête somptueuse et acheter une voiture de luxe qu'il crasherait en
état d'ébriété quelques jours après. Souhaiter les causes du
bonheur, c'est souhaiter que ce bonheur soit durable et puisse se
reproduire dans le temps.
En
général, dans la philosophie bouddhiste, on associe cet amour
bienveillant à la compassion, à la joie et à l'équanimité. Et la
méditation des quatre incommensurables consiste justement à
répandre en pensée ces quatre qualités partout dans l'univers. Et
l'équanimité consiste à développer ce sentiment, cette aspiration
et cet engagement de manière égale et impartiale envers tous.
Idéalement,
cet amour bienveillant doit avoir une extension infinie. Mais qu'en
est-il de son intensité ? Faut-il aimer les gens un peu,
beaucoup, passionnément, à la folie, plus que tout ou pas du tout ?
En fait, l'amour bienveillant consiste à souhaiter que le bonheur
soit absolument indépassable, ultime, que toute souffrance soit
dépassée et la béatitude soit totale. Mais comment cet amour
doit-il se manifester dans la vie de tous les jours ? Est-ce
qu'on doit aimer juste un peu les gens, question de partager et de
donner une parte égale à tout le monde ? Ou embrasser tout le
monde, le premier inconnu venu pour manifester votre gratitude
éternelle et votre joie d'être en présence d'un être doué de
conscience qui mérite notre bienveillance incommensurable ?
En
fait, pas besoin d'épanchement extraordinaire ! La
bienveillance n'est même pas obligée de se manifester par des
gestes ou des signes : elle peut juste être là. Je peux être
assis dans un bus et souhaiter que toutes les personnes de ce bus
soient heureuses et connaissent les causes du bonheur ainsi que
toutes les personnes dans les rues où passe le bus, ainsi que toutes
les personnes dans la ville, ainsi que toutes les personnes dans le
monde... sans pourtant faire quoi que ce soit : en apparence, je
suis assis tranquillement dans le bus.
Cet
amour de bienveillance se manifestera selon les situations de manière
très différente : parfois ce sera un simple sourire, parfois
ce sera une simple pensée émue, parfois ce sera un coup de main,
parfois des paroles d'encouragement, parfois vous réfléchirez à
résoudre un problème... Parfois aussi, ce sera contre-intuitif :
vous engueulerez quelqu'un qui se met en situation de détruire son
bonheur : qui développe une addiction aux drogues dures, qui se
met trop facilement en colère et se bagarre trop souvent, qui crée
la dissension autour de lui...
Les
variations dans l''intensité de cet amour bienveillant dépend donc
de plusieurs facteurs : tout d'abord, l'intensité et la
concentration avec laquelle vous vous êtes exercé à faire naître
et développer cet amour bienveillant dans la méditation. Pour
reprendre la formulation du Bouddha : « Le
méditant demeure faisant rayonner la pensée d'amour bienveillant
dans une direction de l'espace et de même dans une deuxième, dans
une troisième, dans une quatrième, au-dessus, au-dessous, au
travers, partout dans sa totalité, en tout lieu de l'univers, il
demeure faisant rayonner la pensée d'amour bienveillant, large,
profonde, sans limite, sans haine et libérée d'inimitié ».
Je
rappelle que le même exercice vaut avec l'équanimité qu'il faut
répandre pareillement dans toutes les directions : « Le
méditant demeure faisant rayonner la pensée d'équanimité dans une
direction de l'espace et de même dans une deuxième, dans une
troisième, dans une quatrième, au-dessus, au-dessous, au travers,
partout dans sa totalité, en tout lieu de l'univers, il demeure
faisant rayonner la pensée d'équanimité bienveillant, large,
profonde, sans limite, sans haine et libérée d'inimitié ».
Cette équanimité est importante pour répandre de manière
impartiale cet amour bienveillant : être capable d'être
bienveillant tant avec ses proches qu'avec des personnes hostiles,
tant avec des connaissances qu'avec des parfaits inconnus.
Il
faut ensuit ensuite distinguer deux dimensions de cet amour
bienveillant : l'aspiration et l'engagement. L'aspiration est de
vouloir le bien et les causes du bien pour tous les êtres, la
seconde dimension, l'engagement, c'est de faire ce bien
véritablement, de venir en aide à ces personnes, d'être chaleureux
avec elles ou de les épauler. Il y a une infinité d'êtres
sensibles dans l'univers : la plupart sont totalement
inaccessibles. Imaginez des habitants dans le système solaire de
Proxima du Centaure, l'étoile la plus proche de la nôtre, à 4,25
millions d'années-lumière à peu près de nous. Soyons réalistes :
sauf pouvoir magique incroyable, vous ne leur viendrez pas en aide. A
fortiori, si la personne réside dans la galaxie d'Andromède à
deux millions d'années-lumières. Et même sur la Terre, vous ne
pourrez pas témoigner de votre bienveillance à tout le monde. Vous
pouvez aspirer au bonheur de tous ces gens sur des planètes
lointaines ou partout sur la Terre, mais vous ne pourrez pas vous
engager qu'avec un nombre extrêmement réduit d'entre eux.
Les
situations au travers desquelles votre expérience de la vie va
évoluer détermineront envers qui vous allez manifester cet amour
bienveillant. Le plus souvent, ce ne sera pas grand chose : un
sourire par là, un coup de main par ci. Cela ne veut pas dire que
cela ne signifie rien. Je me souviens d'un voyage en Inde où je
m'étais rendu à Dharamsala par bus. Le voyage durait une journée
entière. À
l'aller, je partageais ma banquette avec des Indiens qui s'asseyaient
en tailleur, ce qui ne me laissaient quasiment pas de place, c'était
une situation particulièrement pénible et inconfortable. Au retour
au contraire, j'étais assis à côté d'une jeune femme tibétaine,
elle avait une couverture pour ses jambes, qu'elle a tenu à partager
pour moi et la personne à côté de moi. Le voyage du retour a été
beaucoup plus agréable et détendu. Voilà une manifestation de
bienveillance qui n'a rien d'extraordinaire, mais qui m'a beaucoup
réchauffé le cœur et réconforté bien au-delà du simple confort
d'avoir chaud aux jambes une nuit durant dans les contreforts de
l'Himalaya.
Cela
dépend aussi de la personnalité de celui qui développe cette
bienveillance et cela dépend aussi de la personne qui reçoit cette
bienveillance. Certaines personnes se montrent hostiles ou
indifférentes. On ne cessera pas de leur souhaiter le bonheur et les
causes du bonheur. Mais cela n'ira pas plus loin. L'amour
bienveillant peut aussi se produire sans aucune effusion, sans
embrassade et sans aucune manifestation de sympathie. D'autres par
contre vont répondre beaucoup plus positivement, ce qui fait que
cette bienveillance désormais réciproque va se transformer en
amitié, en camaraderie ou en liens de solidarité.
En
conclusion, la « conception impartialiste de l'amour »
(comme dit Ruwen Ogien) ne conduit pas nécessairement à donner à
tout le monde la même chose. Si vous développez l'amour
bienveillant, ne vous sentez pas obligé de faire des câlins à tout
le monde dans la rue. Cela va vraiment être bizarre, et je ne suis
pas sûr que tout le monde apprécie, loin s'en faut. Vous n'êtes
pas non plus obligé de fractionner votre amour bienveillant que vous
êtes capable de produire en autant de part qu'il y a d'individus
dans le monde ! Idéalement, vous souhaitez à tous les êtres
sensibles le bonheur et les causes du bonheur. Dans les faits, cet
amour bienveillant va se traduire d'une situation à l'autre et d'une
personne à l'autre. A priori, on ne peut pas dire que cela va donner
exactement. Il faut donc faire encore et encore l'expérience dans
son esprit de répandre cet amour bienveillant illimité envers tous
sans faire de différence. Et puis laisser cet amour bienveillant se
manifester spontanément dans les situations de la vie.
Frédéric Leblanc,
le 19 avril 2029.
1 Ruwen
Ogien, « Philosopher ou faire l'amour », chapitre
11 : « L'amour est-il par-delà le bien et le mal ? »,
éd. Grasset, Paris, 2014.
2 Ruwen
Ogien, « Philosopher ou faire l'amour », chapitre
11 : « L'amour est-il par-delà le bien et le mal ? »,
op. cit.
Stephen Cheatley, Arc-en-ciel au-dessus de Blackpool. |
Lire concernant Ruwen Ogien :
- Les valeurs de la gauche
- A qui la faute de notre naissance ?
Sur l'amour bienveillant et les Quatre Qualités Incommensurables :
Les différentes formes de l'amour et comment concilier ces différentes formes avec sagesse.
- Les Quatre Demeures de Brahmā : amour illimité, compassion illimitée, joie illimité et équanimité illimitée
- Méditation des Quatre Incommensurables
- Qu'est-ce que la compassion?
On pense parfois que la compassion consiste à s'affliger soi-même de la détresse des autres, mais, dans la philosophie du Bouddha, rien de tout cela : la compassion est définie comme le souhait ardent que les autres soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance.
- la compassion selon Shabkar
- Les Quatre Demeures de Brahmā : amour illimité, compassion illimitée, joie illimité et équanimité illimitée
- Méditation des Quatre Incommensurables
- Qu'est-ce que la compassion?
On pense parfois que la compassion consiste à s'affliger soi-même de la détresse des autres, mais, dans la philosophie du Bouddha, rien de tout cela : la compassion est définie comme le souhait ardent que les autres soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance.
- la compassion selon Shabkar
- Joie
L'équanimité et l'impartialité dans la méditation, l'apaisement des remous de la vie. Comment la pratiquer ? Comment la mettre en œuvre dans la vie de tous les jours ?
Sur la méditation de manière plus générale :
- Méditer
Pour un commentaire beaucoup plus détaillé des pratiques du Soûtra de l'Attention au Va-et-Vient de la Respiration, voir :
- En compagnie du souffle :
Voir également :
- Commentaires sur « L’Art de la Méditation » de Matthieu Ricard : voir le texte
- Slowly, slowly, slowly.... : voir le texte
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Une des solutions au problème aurait pu consister dans le fait d'aimer chaque personne autant que possible c'est à dire autant qu'on en est capable... ce qui est parfois facile (quand il s'agit d'une jolie femme) et parfois difficile et demande des efforts. L'idée étant de s'efforcer d'entrer en résonance avec chaque personne. Actuellement je travaille avec différentes personnes qui ne s'entendent pas entre-elles et qui passent leur temps à casser du sucre sur le dos des uns et des autres. Et moi j'essaye de m'adapter à chacune des personnes en essayant de ne voir que le meilleur en chacun. Travailler avec une personne qui n'est pas fiable est pénible pour les autres qui s'en plaignent beaucoup. Je transforme l'inconvénient en avantage en redoublant de vigilance, ce qui est un exercice plus intéressant que de travailler avec une personne fiable mais sur laquelle je vais avoir tendance à me reposer.
RépondreSupprimerIl s'agit donc moins de traiter chaque personne de manière égale mais d'adapter son attitude à chacun en s’efforçant de donner le meilleur de soi-même (l'équité est préférable à l'égalité).
On dit souvent que l'amour ne dure pas mais il est souvent plus avantageux de chercher à le renouveler plutôt que de chercher à le faire durer. On le renouvelle en s'efforçant de faire de son mieux en toute situation.