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dimanche 19 avril 2020

Paradoxes de l'amour impartial





Dans son livre consacré à l'amour 1, le philosophe analytique français Ruwen Ogien (1947 – 2017), il y a un chapitre sur la question de savoir si l'amour est moral, s'il est est « par-delà le bien et le mal », évocation du livre de Nietzsche et de son aphorisme : « Tout ce qui se fait par amour se fait par-delà le bien et le mal ». Je ne m'étendrai pas sur la partie du chapitre où il traite de l'amour au sens sentimental et romantique du terme ou de l'amour filial. Pour faire bref, Ruwen Ogien constate les apories de l'amour sur un plan moral : soit l'amour est partial, soit l'amour est impartial. Si l'amour est partial, il n'est pas moral puisqu'il favorise les personnes aimées en-dehors de tout principe moral d'équité et de justice. Et si l'amour est impartial, on arrive à des choses manifestement très étrange : que penser de cet amoureux transi qui voit sa compagne, sa dulcinées se noyer dans un fleuve en compagnie d'une femme quelconque qui lui est totalement inconnue, et qui déciderait de tirer à pile ou face pour savoir qui il va sauver afin d'être impartial et de ne pas favoriser indûment son amoureuse adorée ?



Je reviendrai prochainement sur cette question plus tard ainsi que sur le livre « Philosopher ou faire l'amour » tout entier une prochaine fois. Ce qui m'intéresse ici, c'est ce qu'il dit de l'amour universel ou amour de bienveillance. Pour Ruwen Ogien, c'est le seul type d'amour qui puisse revendiquer de manière pertinente l'idéal d'impartialité. Mais cela ne va pas sans poser de problème non plus !


« C’est le sens de l’amour de charité, l’amour de bienveillance, celui qui est censé pouvoir être distribué équitablement à tous les humains. Mais cette conception impartialiste de l’amour (l’amour de charité ou de bienveillance) pose des problèmes conceptuels qui semblent insurmontables. Dans la mesure où l’amour est une valeur, il présente des degrés comme toute valeur. On peut être plus ou moins libre, plus ou moins heureux, etc. On peut aimer une personne un peu, beaucoup, passionnément, à la folie.


On peut donc aimer une personne plus qu’une autre puisqu’on peut aimer l’une juste un peu et l’autre énormément. C’est ce qu’on pourrait appeler le « gradualisme amoureux ». Il conduit à toutes sortes de paradoxes : « Ce gradualisme de l’amour, qui est déjà déconcertant en tant que tel, déconstruit aussi l’idée ou l’impératif d’aimer tout le monde équitablement : car ce serait aimer tout le monde à quel degré ? “À la folie” serait absurde et même inconvenant. “Un tout petit peu” léger et ridicule ! Et on imagine des problèmes moraux bizarres : mieux vaudrait-il aimer un tout petit peu tout le monde et personne à la folie, ou être indifférent à tout le monde et n’aimer qu’une personne à la folie ? 2 »



Cet amour de bienveillance, dans le bouddhisme, c'est qu'on appelle en sanskrit maitri ou metta en langue pâlie : un amour bienveillant qui ne connaît aucune limite et qu'il faut étendre à tous les êtres. En substance, cet amour bienveillant consiste à souhaiter le bonheur ainsi que les causes du bonheur pour tous ces êtres sensibles qui peuplent l'univers en nombre incommensurable. On souhaite les causes du bonheur, parce que sans elles, le bonheur risque d'être momentané, la conséquence d'un hasard heureux, comme une personne gagnant au lotto une grosse somme et qui dilapiderait tout cet argent en quelques jours pour faire une fête somptueuse et acheter une voiture de luxe qu'il crasherait en état d'ébriété quelques jours après. Souhaiter les causes du bonheur, c'est souhaiter que ce bonheur soit durable et puisse se reproduire dans le temps.


En général, dans la philosophie bouddhiste, on associe cet amour bienveillant à la compassion, à la joie et à l'équanimité. Et la méditation des quatre incommensurables consiste justement à répandre en pensée ces quatre qualités partout dans l'univers. Et l'équanimité consiste à développer ce sentiment, cette aspiration et cet engagement de manière égale et impartiale envers tous.


Idéalement, cet amour bienveillant doit avoir une extension infinie. Mais qu'en est-il de son intensité ? Faut-il aimer les gens un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, plus que tout ou pas du tout ? En fait, l'amour bienveillant consiste à souhaiter que le bonheur soit absolument indépassable, ultime, que toute souffrance soit dépassée et la béatitude soit totale. Mais comment cet amour doit-il se manifester dans la vie de tous les jours ? Est-ce qu'on doit aimer juste un peu les gens, question de partager et de donner une parte égale à tout le monde ? Ou embrasser tout le monde, le premier inconnu venu pour manifester votre gratitude éternelle et votre joie d'être en présence d'un être doué de conscience qui mérite notre bienveillance incommensurable ?


En fait, pas besoin d'épanchement extraordinaire ! La bienveillance n'est même pas obligée de se manifester par des gestes ou des signes : elle peut juste être là. Je peux être assis dans un bus et souhaiter que toutes les personnes de ce bus soient heureuses et connaissent les causes du bonheur ainsi que toutes les personnes dans les rues où passe le bus, ainsi que toutes les personnes dans la ville, ainsi que toutes les personnes dans le monde... sans pourtant faire quoi que ce soit : en apparence, je suis assis tranquillement dans le bus.


Cet amour de bienveillance se manifestera selon les situations de manière très différente : parfois ce sera un simple sourire, parfois ce sera une simple pensée émue, parfois ce sera un coup de main, parfois des paroles d'encouragement, parfois vous réfléchirez à résoudre un problème... Parfois aussi, ce sera contre-intuitif : vous engueulerez quelqu'un qui se met en situation de détruire son bonheur : qui développe une addiction aux drogues dures, qui se met trop facilement en colère et se bagarre trop souvent, qui crée la dissension autour de lui...


Les variations dans l''intensité de cet amour bienveillant dépend donc de plusieurs facteurs : tout d'abord, l'intensité et la concentration avec laquelle vous vous êtes exercé à faire naître et développer cet amour bienveillant dans la méditation. Pour reprendre la formulation du Bouddha : « Le méditant demeure faisant rayonner la pensée d'amour bienveillant dans une direction de l'espace et de même dans une deuxième, dans une troisième, dans une quatrième, au-dessus, au-dessous, au travers, partout dans sa totalité, en tout lieu de l'univers, il demeure faisant rayonner la pensée d'amour bienveillant, large, profonde, sans limite, sans haine et libérée d'inimitié ».


Je rappelle que le même exercice vaut avec l'équanimité qu'il faut répandre pareillement dans toutes les directions : « Le méditant demeure faisant rayonner la pensée d'équanimité dans une direction de l'espace et de même dans une deuxième, dans une troisième, dans une quatrième, au-dessus, au-dessous, au travers, partout dans sa totalité, en tout lieu de l'univers, il demeure faisant rayonner la pensée d'équanimité bienveillant, large, profonde, sans limite, sans haine et libérée d'inimitié ». Cette équanimité est importante pour répandre de manière impartiale cet amour bienveillant : être capable d'être bienveillant tant avec ses proches qu'avec des personnes hostiles, tant avec des connaissances qu'avec des parfaits inconnus.


Il faut ensuit ensuite distinguer deux dimensions de cet amour bienveillant : l'aspiration et l'engagement. L'aspiration est de vouloir le bien et les causes du bien pour tous les êtres, la seconde dimension, l'engagement, c'est de faire ce bien véritablement, de venir en aide à ces personnes, d'être chaleureux avec elles ou de les épauler. Il y a une infinité d'êtres sensibles dans l'univers : la plupart sont totalement inaccessibles. Imaginez des habitants dans le système solaire de Proxima du Centaure, l'étoile la plus proche de la nôtre, à 4,25 millions d'années-lumière à peu près de nous. Soyons réalistes : sauf pouvoir magique incroyable, vous ne leur viendrez pas en aide. A fortiori, si la personne réside dans la galaxie d'Andromède à deux millions d'années-lumières. Et même sur la Terre, vous ne pourrez pas témoigner de votre bienveillance à tout le monde. Vous pouvez aspirer au bonheur de tous ces gens sur des planètes lointaines ou partout sur la Terre, mais vous ne pourrez pas vous engager qu'avec un nombre extrêmement réduit d'entre eux.


Les situations au travers desquelles votre expérience de la vie va évoluer détermineront envers qui vous allez manifester cet amour bienveillant. Le plus souvent, ce ne sera pas grand chose : un sourire par là, un coup de main par ci. Cela ne veut pas dire que cela ne signifie rien. Je me souviens d'un voyage en Inde où je m'étais rendu à Dharamsala par bus. Le voyage durait une journée entière. À l'aller, je partageais ma banquette avec des Indiens qui s'asseyaient en tailleur, ce qui ne me laissaient quasiment pas de place, c'était une situation particulièrement pénible et inconfortable. Au retour au contraire, j'étais assis à côté d'une jeune femme tibétaine, elle avait une couverture pour ses jambes, qu'elle a tenu à partager pour moi et la personne à côté de moi. Le voyage du retour a été beaucoup plus agréable et détendu. Voilà une manifestation de bienveillance qui n'a rien d'extraordinaire, mais qui m'a beaucoup réchauffé le cœur et réconforté bien au-delà du simple confort d'avoir chaud aux jambes une nuit durant dans les contreforts de l'Himalaya.


Cela dépend aussi de la personnalité de celui qui développe cette bienveillance et cela dépend aussi de la personne qui reçoit cette bienveillance. Certaines personnes se montrent hostiles ou indifférentes. On ne cessera pas de leur souhaiter le bonheur et les causes du bonheur. Mais cela n'ira pas plus loin. L'amour bienveillant peut aussi se produire sans aucune effusion, sans embrassade et sans aucune manifestation de sympathie. D'autres par contre vont répondre beaucoup plus positivement, ce qui fait que cette bienveillance désormais réciproque va se transformer en amitié, en camaraderie ou en liens de solidarité.


En conclusion, la « conception impartialiste de l'amour » (comme dit Ruwen Ogien) ne conduit pas nécessairement à donner à tout le monde la même chose. Si vous développez l'amour bienveillant, ne vous sentez pas obligé de faire des câlins à tout le monde dans la rue. Cela va vraiment être bizarre, et je ne suis pas sûr que tout le monde apprécie, loin s'en faut. Vous n'êtes pas non plus obligé de fractionner votre amour bienveillant que vous êtes capable de produire en autant de part qu'il y a d'individus dans le monde ! Idéalement, vous souhaitez à tous les êtres sensibles le bonheur et les causes du bonheur. Dans les faits, cet amour bienveillant va se traduire d'une situation à l'autre et d'une personne à l'autre. A priori, on ne peut pas dire que cela va donner exactement. Il faut donc faire encore et encore l'expérience dans son esprit de répandre cet amour bienveillant illimité envers tous sans faire de différence. Et puis laisser cet amour bienveillant se manifester spontanément dans les situations de la vie.




Frédéric Leblanc, 
le 19 avril 2029.













1 Ruwen Ogien, « Philosopher ou faire l'amour », chapitre 11 : « L'amour est-il par-delà le bien et le mal ? », éd. Grasset, Paris, 2014.

2 Ruwen Ogien, « Philosopher ou faire l'amour », chapitre 11 : « L'amour est-il par-delà le bien et le mal ? », op. cit.


















Stephen Cheatley, Arc-en-ciel au-dessus de Blackpool.
















Lire concernant Ruwen Ogien : 


- Les valeurs de la gauche


- A qui la faute de notre naissance ?



Sur l'amour bienveillant et les Quatre Qualités Incommensurables :




Les différentes formes de l'amour et comment concilier ces différentes formes avec sagesse.


Les Quatre Demeures de Brahmā : amour illimité, compassion illimitée, joie illimité et équanimité illimitée


Méditation des Quatre Incommensurables


Qu'est-ce que la compassion?

        On pense parfois que la compassion consiste à s'affliger soi-même de la détresse des autres, mais, dans la philosophie du Bouddha, rien de tout cela : la compassion est définie comme le souhait ardent que les autres soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance.


- la compassion selon Shabkar


Joie 



    L'équanimité et l'impartialité dans la méditation, l'apaisement des remous de la vie. Comment la pratiquer ? Comment la mettre en œuvre dans la vie de tous les jours ?









Sur la méditation de manière plus générale :




Pour un commentaire beaucoup plus détaillé des pratiques du Soûtra de l'Attention au Va-et-Vient de la Respiration, voir : 

- En compagnie du souffle :  

     










Voir également : 


- Commentaires sur « L’Art de la Méditation » de Matthieu Ricard : voir le texte


Slowly, slowly, slowly.... : voir le texte
     

- Ne rien faire 












Fred Espenak - Voie Lactée au-dessus de l'Arizona 













Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.


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1 commentaire:

  1. Une des solutions au problème aurait pu consister dans le fait d'aimer chaque personne autant que possible c'est à dire autant qu'on en est capable... ce qui est parfois facile (quand il s'agit d'une jolie femme) et parfois difficile et demande des efforts. L'idée étant de s'efforcer d'entrer en résonance avec chaque personne. Actuellement je travaille avec différentes personnes qui ne s'entendent pas entre-elles et qui passent leur temps à casser du sucre sur le dos des uns et des autres. Et moi j'essaye de m'adapter à chacune des personnes en essayant de ne voir que le meilleur en chacun. Travailler avec une personne qui n'est pas fiable est pénible pour les autres qui s'en plaignent beaucoup. Je transforme l'inconvénient en avantage en redoublant de vigilance, ce qui est un exercice plus intéressant que de travailler avec une personne fiable mais sur laquelle je vais avoir tendance à me reposer.
    Il s'agit donc moins de traiter chaque personne de manière égale mais d'adapter son attitude à chacun en s’efforçant de donner le meilleur de soi-même (l'équité est préférable à l'égalité).

    On dit souvent que l'amour ne dure pas mais il est souvent plus avantageux de chercher à le renouveler plutôt que de chercher à le faire durer. On le renouvelle en s'efforçant de faire de son mieux en toute situation.

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