« La
vie, ce sont toutes les fonctions du corps qui résistent à la
mort » disait le médecin Bichat au tournant du XVIIIème
et du XIXème siècle. Voilà une définition intéressante
de la vie, mais qui ne va pas sans poser de problèmes. Certains
philosophes ont fait remarquer que cela ne nous avance pas beaucoup
sur le fait de savoir ce qu'est précisément la vie. La vie, si
fragile, si impermanente, est certes une résistance de tous les
instants à la mort. Mais alors qu'est-ce que la mort ? Et si on
définit la mort par une formule comme « la fin de la vie »
ou « la cessation de la vie », on n'est pas vraiment
avancé quant à savoir ce qu'est la vie : la vie est l'acte de
résistance à la mort, et la mort est l'acte de mettre fin à la
vie. C'est un peu circulaire : la vie serait la résistance à
sa propre cessation, une persistance dans le temps, mais la
persistance de quoi ? La cessation de quoi ? On ne sait
pas, et cette définition même élégante de Bichat laisse sur leur
faim nombre de philosophes qui s'interrogent sur l'essence même de
la vie.
Tout
cela est certes pertinent, mais ce n'est pas ce qui me dérange le
plus avec cette définition de Bichat. Pour expliquer mon point de
vue, je voudrais vous soumettre à un petit exercice spirituel très
simple que j'emprunte à Arnaud Desjardins. Je vous donne une série
de mots ou d'adjectifs, et il faut me donner le contraire ou l'opposé
de ce terme. Par exemple : pour « petit », il faut
répondre « grand ». Il faut répondre intuitivement,
sans réfléchir, le plus vite possible avec la première idée qui
vous passe par la tête.
PLUS
/ BLANC / HAUT / ETROIT / SOMBRE / JOUR / MORT
Voilà.
Il est très probable que vous ayez répondu dans votre tête :
moins, noir, bas, large, éclairé, nuit et vie. Ce sont les réponses
que la plupart des gens dans nos contrées r-donneraient de manière
spontanée. Mais Arnaud Desjardins expliquait que si on posait la
question à un Indien, il répondrait de la même manière :
moins, noir, bas, large, éclairé, nuit, sauf pour le terme de
« mort ». Pour un Indien ou quelqu'un évoluant dans la
sphère culturelle de l'Inde, le contraire de la mort, ce n'est pas
la vie, mais bien la naissance. L'opposé de la fin de la vie pour un
Indien, ce n'est pas la vie, mais le début de la vie, c'est-à-dire
la naissance. La vie apparaît et la vie disparaît, mais la vie ne
se limite pas à cette apparition et cette disparition, ce début et
cette fin.
Dans
cet ordre d'idées, la définition de Bichat, « La vie, ce
sont toutes les fonctions du corps qui résistent à la mort »,
instaure de fait une dualité entre la vie et la mort, une dualité
qu'elle considère en outre comme une évidence. Ce faisant, elle
manque une dimension importante de la vie : la présence de la
vie qui se conçoit d'elle-même dans sa force, sa simplicité et sa
fraîcheur. La vie est là, et elle n'est pas ce château assiégé
constamment par les troupes funestes de la mort. Demandez à un jeune
homme qui part faire la fête s'il pense à la mort à ce moment,
s'il sent la mort rôder autour de lui. La mort lui semblera quelque
chose de très lointain en ce moment, peut-être même quelque chose
d'étranger à ses considérations et inquiétudes de l'instant.
C'est pourquoi les philosophes et les religieux passent tellement de
temps à rappeler aux jeunes et aux moins jeunes la caractère
inéluctable de la mort. Quand la vie est trop présente, la mort
semble un songe irréel, un avenir tellement lointain. Ce n'est pas
seulement de l'inconscience ou de la vanité, c'est la résultante de
la vie qui sourd en nous et qui s'impose par sa force et son éclat.
Dès
lors, il faut toutes sortes d'exercices spirituels pour se rappeler
cette mort. « N'oublie pas que tu vas mourir ».
« Philosopher, c'est apprendre à mourir »...
Cette méditation de la mort et l'impermanence est nécessaire parce
que la mort ne se présente pas si souvent dans le champ de la
conscience pour une personne en bonne santé et dans la force de
l'âge. On pourrait expliquer que l'on cherche le divertissement par
crainte de la mort, mais en réalité il me semble que chaque instant
de plénitude de vie ne voit pas la mort comme son contraire, mais
comme un événement particulier, une transformation de cette vie.
La
mort est la borne temporelle qui marque la fin de la vie dans tel ou
tel organisme, tout comme la naissance est l'autre borne temporelle
qui marque le moment du début, mais la vie déborde de ce cadre
étroit de la finitude. La vie elle-même n'appartient pas à tel ou
tel organisme. Votre fin n'est pas la fin de la vie. « La vie
continue » dit-on après un enterrement. La vie ne vous
appartient pas, et elle inonde chaque instant de sa présence. Pour
un être individuel, elle va et elle vient, mais pour la Nature toute
entière, elle n'est que le creuset de toutes ses métamorphoses.
C'est
pourquoi la formule de Bichat n'éclaire qu'un versant de
l'expérience humaine : le fait d'avoir cette réalité
biologique qu'est le corps, et que la vie est comme un exercice
permanent d'équilibriste, trouver à chaque instant ce fragile état
d'homéostasie qui permettra sa continuation. Il en découle que la
mort est l'autre face de notre expérience de la vie : la
sagesse est précisément d'être conscient de la possibilité de la
mort pour chaque jour de notre vie. Je pense à ces sages tibétains
qui insistaient sur le fait qu'il n'y a aucune garantie de se
réveiller après s'être endormi et qu'il fallait vivre au jour le
jour avec cette conscience que cette nuit est peut-être la dernière.
La mort peut frapper soudainement même une personne en bonne santé,
et la vie n'est qu'une condition impermanente. Il faut se rappeler
les trois Moires de la mythologie grecque qui tissent le destin des
hommes, une sœur, Clotho, qui lançait la navette, une autre,
Lachésis, qui tissait et la
troisième, Atropos, qui coupait le fil de la vie. Quand je médite,
il m'arrive de temps en temps d'avoir cette sensation aiguë de la
vie qui ne tient qu'à un fil. La fragilité d'une mécanique
complexe, cette horlogerie qui peut s'enrayer et se bloquer du jour
au lendemain.
Pourtant,
la vie n'est pas que résistance, et elle est aussi comme la rivière
qui coule d'elle-même, sans effort. Elle est ce flot même qui ne
cessera de couler quand le cœur aura arrêter de battre. Ce flot, et
même plus, un débordement.
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L'intérieur d'une cellule par Angstrom Images |
Sur ce thème de la vie et de la mort, voir également :
- Vie et mort
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- Mort et humusé
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Peinture de Richard Müller (1874 - 1954) |
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