Sans savoir pourquoi
j'aime
ce monde
où
nous venons pour mourir
Sōseki
Natsume (漱石
夏目,
1867 – 1916)
Yokoyama Taikan (Japon, 1868 - 1958) |
En
quelques mots de ce haïku, Sōseki
exprime tout le paradoxe d'un regard philosophique sur la condition
humaine. Toutes les philosophies antiques, toutes les spiritualités,
toutes les religions ont bien mis en évidence le caractère
transitoires de notre passage sur Terre. Quoiqu'on fasse, la mort est
au bout de notre vie. Dès qu'on vient à naître, on se rapproche
d'instant en instant vers la mort. Certains trompent la mort :
après une expérience de mort approchée, ils reviennent dans le
monde des vivants. Mais ce n'est que partie remise : la mort
gagne toujours en fin de course. Face à cela, plusieurs attitudes
s'offrent : soit l'oubli et la distraction, on cherche le
divertissement au sens pascalien du mot afin d'oublier notre misère
d'être né en ce monde et d'être voué tôt ou tard à le quitter.
Soit on s'adonne à une religion en espérant le salut, la rédemption
et une vie après la mort pleine d'éternité, ou alors un nouveau
tout dans le manège de la vie si on croit à la réincarnation. Soit
on accepte pleinement cette réalité de la mort et on accepte que le
sens de la vie soit irrémédiablement marqué par le sceau de la
mort.
MEMENTO
MORI : n'oublies pas que tu vas mourir. C'est un point de départ
pour la pensée antique qu'elle soit gréco-romaine ou bouddhique.
Dans la pensée du Bouddha, la méditation de l'impermanence et de la
mort est ce point de départ pour comprendre la vanité des
préoccupations de ce monde. Plus particulièrement, toutes les
activités qui ont pour but la souffrance et la destruction :
ainsi la guerre est révoquée en tant qu'atroce absurdité au nom du
fait de la certitude de la mort. Le Bouddha, dans un de ses
enseignements, compare la mort à une avalanche qui ravage tout sur
son passage 1 :
sachant que l'avalanche va nous emporter très bientôt, y a-t-il
encore un sens à se faire la guerre ? Y a-t-il un sens à
vouloir vaincre les autres alors que la mort nous vaincra
inéluctablement ? Pareillement, dans notre monde moderne, alors
que la guerre économique fait rage partout sur le globe, y a-t-il un
sens à vouloir être le plus riche aux dépens des autres ?
N'est-il pas absurde de devancer les autres alors même que la mort
rattrapera tout le monde ?
C'est
seulement quand on a fait l'expérience de cette absurdité ou
effondrement du sens que l'on peut envisager sous un angle nouveau.
Nous sommes venus dans ce monde pour mourir. Certes, mais pourquoi ne
pas l'aimer dès lors ? On a toute les raisons de le détester,
mais la haine ou le mépris ne font qu'enlaidir ce monde, le rendre
encore plus insupportable. Pourquoi ne pas aimer ce monde comme on
aime un feu d'artifice ? On sait bien que le feu d'artifice ne
dure qu'un moment. Pourquoi aimer d'ailleurs un feu d'artifice
puisque cela ne sert à rien ? C'est absurde : juste des
lumières dans l'obscurité... Et puis la nuit à nouveau avec la
lune et ses étoiles, et tout le monde qui rentre chez soi... Comme
il est absurde d'aimer un feu d'artifice, il y a ce moment
philosophique où l'on décide d'aimer dans l'instant présent la
vie et ce monde qui passe. Douce absurdité.
1Soûtra
de la parabole de la montagne
(Pabbatūpama
Sutta. Samyutta Nikāya, I,
100-102), traduction dans « Sermons du Bouddha », Môhan
Wijayaratna, éd. du Seuil / Points Sagesse, Paris, 2006, pp. 58-61.
Taichi Gondaira |
Voir aussi :
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
Malgré tout, ce monde ne me semble guère aimable, tout au plus certaines de ses manifestations le sont-elles mais quant à son fondement même, je n'y vois qu'un océan infini de souffrances, une sorte d'enfer. Quant à la "réincarnation" quelle damnation, drôle de manège, qu'il y ait la mort et puis plus rien serait mille fois plus enviable, ce n'est pourtant pas ce qui me semble le plus plausible, à mon grand désarroi d'ailleurs car à rebours de ce que l'on peut entendre, je me demande vraiment s'il ne vaudrait pas mieux rien plutôt que ça, seulement en tant que bouddhiste je suis bien amené à me poser la question : mais y a-t-il vraiment quelque chose ?
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RépondreSupprimerCe monde n'est guère aimable certes. C'est pourquoi Sōseki l'aime « sans savoir pourquoi ». Pourquoi aimer ce monde ? On y meurt, et on y souffre. C'est un acte gratuit que d'aimer ce monde. Cela n'a pas nécessairement de sens, si ce n'est d'être une joie existentielle qui se produit spontanément et qui cherche à embellir le monde, quand bien même la mort, quand bien même la souffrance.
Salut Bai Wenshu, salut les amis.
RépondreSupprimerJuste pour te dire qu'ayant découvert ton blog par "hasard", j'en apprécie beaucoup la profondeur et la finesse d'esprit qui s'en dégage.
Ton dernier billet sur Sōseki, et ce merveilleux haïku me fait penser à un autre magnifique haïku de Kobayashi Issa qui s'y prête aussi à merveille.
« Tous en ce monde
Sur la crête d'un enfer
À contempler les fleurs ! »
Qu'en pensez vous ?
Absolument magnifique !
RépondreSupprimerAutant Sōseki exprime le versant de ce monde qui est donné, mais qui nous sera de toute façon repris dans la mort, autant Kobayashi Issa exprime le versant de la souffrance universelle. Partout dans ce monde, la souffrance; et pourtant, les fleurs sont magnifiques ici et maintenant !
Merci, Tara, pour ce haïku, et bienvenue sur le Reflet de la Lune !
Merci énormément Tara pour ce haïku saisissant, vraiment, je ne sais comment le qualifier tellement il est limpide et rappelle à mon esprit cette qualité d'exercice d'équilibriste, comme sur une crête, une arête, que présente la contemplation du monde. Je ne suis pas très clair, j'ai du mal à trouver les mots juste à vrai dire. Merci.
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