Il
y a quelques temps, j'ai eu un débat sur une question qui fâche
dans le monde du véganisme : si on a des poules dans son jardin
et que l'on est végane, est-ce qu'on peut manger les œufs que pond
cette poule, tout en sachant qu'en bon végane, on va bien traiter
cette poule et qu'évidemment, on ne tuera pas cette poule pour la
manger, ni ses poussins, et qu'on ne cherche pas non plus à obliger
la poule à produire des œufs ? Pour rappel, un végane est la
personne qui s'abstient de manger tout produit animal que ce soit la
viande, le poisson, mais aussi le lait, le fromage à base de lait de
vache et les œufs, car la production de ces produits animaux
implique toujours de la souffrance pour les animaux et l'exploitation
de ces animaux. Certains véganes arguent que manger des œufs des
poules de votre jardin qui sont bien traitées n'est pas végane car
cela revient à l'encontre de la définition même du mot « végane »
ou « vegan » (si l'on reste fidèle à l'orthographe
originelle anglaise du mot), puisqu'un végane ne mange aucun produit
animal. D'autres véganes, dont je fais partie, argueront au
contraire que, même si on mange dans ce cas précis un produit
animal, on ne va pas à l'encontre de l'esprit du véganisme dont le
but clairement affirmé est de ne pas faire souffrir inutilement les
animaux et ne pas les exploiter honteusement. En effet, dans ce cas
précis (et je dis bien « dans ce cas précis »), on ne
fait pas souffrir inutilement la poule en la tuant, en la faisant
vivre dans des conditions dantesques des élevages en batteries où
les poules sont entassées par milliers dans des cages minuscules ou
encore en jetant les poussins mâles inutile dans la chaîne de
production dans des broyeuses. Cela ne va donc pas à l'encontre de
l'esprit du véganisme et ce n'est pas une faute morale de consommer
à l'occasion ces œufs.
Je
précise que c'est pour moi un cas marginal qui n'est absolument pas
représentatif de l'immense majorité de la production des œufs
dans le monde : 99,9999% de la production des œufs dans le
monde relève des pratiques de l'élevage intensif ou non et donc de
l'exploitation animale, et n'importe quel végan devrait s'abstenir
de ces œufs s'il veut vivre en cohérence avec son système éthique.
Personnellement, c'est un cas purement théorique : je n'ai
encore jamais invité chez quelqu'un ayant des poules dans son jardin
et où la poule aurait par hasard produit un œuf le jour même.
Toujours est-il que j'avais écrit un article intitulé « L’œuf et la poule » sur cette question. Une végane avait alors
mis en avant un article du philosophe végane Gary Francione, bien
connu dans les milieux antispécistes, publié sur son site
« Approche abolitionniste » :
*****
Je
me permets de reproduire dans son intégralité l'article de Gary
Francione :
« On
me demande souvent s’il est « végan » de manger les « animaux
tués sur les routes », les œufs abandonnés par les poules qu’on
a comme compagnonnes, ou des produits d’origine animale trouvés
dans les poubelles.
Ma réponse est
courte : non.
Explication : bien
que ces activités ne contribuent pas directement à la demande en
produits d’origine animale, ils sont profondément problématiques
en tant que faits symboliques.
Ils renforcent l’idée que les produits d’origine animale sont
des choses à consommer ; ils renforcent l’idée que les animaux
sont des objets, qu’ils sont des ressources humaines ; ils
renforcent la pratique sociale consistant à consommer les animaux ;
ils renforcent la demande même s’ils n’y contribuent pas
directement.
Mais si personne ne
vous voit faire ces choses ? Dans ce cas, vous n’êtes engagés
dans aucune activité symbolisant quoi que ce soit à quiconque, car
nul ne le voit ni ne le sait. Vous ne renforcez pas la demande. Mais
vous
observez ; vous
êtes au courant. Vous
participez à l’acte de consommer les animaux ; un rituel qui n’a
aucun
sens sinon la célébration spéciste que les animaux sont
des choses à exploiter.
Être végan
signifie que vous rejetez l’idée selon laquelle les animaux sont
pour nous des choses à consommer. Ils ne sont pas des produits ; ils
ne sont pas des ressources. Ils ne sont pas de la nourriture, pas
plus que ne l’est un bras humain que vous trouveriez dans une
benne.
Nous ne penserions
jamais à manger un humain. Les humains sont des personnes morales.
Nous ne mangeons pas les personnes. Mais les non-humains sont
également des personnes. Ils ont une valeur morale. Leurs corps et
les produits faits à partir d’eux ne sont pas à manger, même si
nous les trouvons morts le long des routes ou dans une benne, ou même
s’ils abandonnent leurs œufs ».
Gary Francione |
*****
Une première remarque
par rapport à cet article de Gary Francione. Il est très
problématique que Francione pose le problème en tant que question
de savoir s'il est végan ou non de consommer les œufs des poules
qui vivent dans notre jardin, de la viande trouvée dans les
poubelles par un sdf ou un freegan qui lutte contre le gaspillage de
notre société de consommation, ou encore la viande d'un animal mot
accidentellement (sur la route accidentellement). Cela veut dire que
Francione se permet d'exclure de la communauté végane tout qui ne
pense pas comme lui. Typiquement, je ne pense pas comme Francione et
ses adeptes. Je dois donc souffrir dans les débats avec eux des
invectives du style : « tu n'es pas végane, tu n'es pas
antispéciste, on va t'expliquer ce qu'est le véganisme ».
Cela conduit à insuffler une énergie énorme d'agressivité dans
les débats, surtout sur Facebook ou les réseaux sociaux où on ne
se prive jamais de dire des choses blessantes ou insultantes que l'on
ne dirait pas dans la vie réelle. Les francioniens sont
particulièrement pénibles pour cela. Il me semble que la bonne
façon de poser le problème serait de dire : « est-il
juste pour un végan de manger l’œuf d'une poule bien traitée
dans votre jardin ou la viande trouvée dans les poubelles ? ».
Ou encore : « est-ce une erreur ou une faute morale d'en manger ?
Est-ce moral de le faire ? ». Le débat porterait sur la
meilleure conduite à adopter quand on est végane ; et il ne
chercherait à exclure à tout prix ceux qui pensent différemment de
nous.
Personnellement, je
pense que oui, il n'est pas contraire à l'esprit du véganisme de
manger l’œuf de la poule qui se promène dans votre jardin ou même
de la viande que l'on aurait trouvé dans les poubelles d'une grande
surface. Mon avis diffère sensiblement de celui de Gary Francione et
d'autres véganes. Je ne suis pas d'accord avec eux et je suis prêt
à entendre leurs arguments et à débattre avec eux en répondant
sereinement à leurs arguments rationnels. Et surtout je ne cherche
pas à les exclure de la communauté végane comme le fait Gary
Francione. Je ne dis pas : « Vous ne pensez pas comme moi,
donc vous n'êtes pas de vrais véganes ».
Je conçois sans peine
que Gary Francione soit un végane sincère, même si je ne suis pas
d'accord avec lui. Mais on pourrait très bien argumenter que sur la
question du freeganisme, Gary Francione. En effet, supposons qu'un
freegan qui est aussi vegan arrive chez Gary Francione et lui dise :
« Salut, mon pote. J'ai trouvé de la viande dans une poubelle,
mais pas de problème : consommer cette viande en tant que
déchet ne causera ni souffrance animale, ni exploitation ».
Gary Francione répondrait sûrement : « Non, mais vous
n'y pensez pas. Bien que ces activités ne contribuent pas
directement à la demande en produits d’origine animale, ils sont
profondément problématiques en tant que faits symboliques.
Ils renforcent l’idée que les produits d’origine animale sont
des choses à consommer. Jamais
je ne mangerai de cette viande dégoûtante ». Et Gary
Francione de sortir de son frigo une barquette de tofu, tout content
de ne pas s'être compromis avec le fait symbolique d'accepter de
manger de la viande. Oui, mais le tofu vient de la plante de soja
qu'il a fallu cultiver. Or on sait que cultiver des végétaux
implique de tuer des petits animaux comme des rongeurs qui sont
écrasés par les tracteurs, des insectes qui sont tués par les
pesticides ou le fait que le labour tue des vers de terre et une
toute faune minuscule qui vit à la surface de la terre et qui a
besoin d'oxygène pour survivre et qui périt si on retourne la terre
en labourant les sols. Donc en réalité, le plus végan des deux,
c'est bien notre freegan quia récupéré quelque chose qui était
destiné à être jeté, et pas Francione qui, par son achat, a
contribué à la mort de petits animaux en achetant délibérément
du tofu dans son magasin végane préféré.
La mauvaise foi
consisterait à dire que Francione de ce fait n'est pas végane. Je
n'aurai pas cette mauvaise foi, mais je constate que Gary Francione
et ses adeptes ont cette mauvaise foi quand ils excluent d'autres
véganes de la communauté véganes parce qu'ils pensent différemment
d'eux sur ce qu'il faut bien appeler des « cas marginaux ».
Personnellement, je n'ai jamais mangé d’œuf d'une poule bien
traitée dans le jardin d'une ami, je n'ai jamais fait les poubelles
comme un freegan pour y trouver de la nourriture, que ce soit des
légumes et a fortiori de la viande ou du poisson. Et je n'ai jamais
ramassé un animal mort sur la route pour le cuisiner chez moi !
Mais je ne considérais pas cela comme un manquement à l'éthique
(même si je trouve cela franchement dégoûtant). Il serait
appréciable que les véganes francioniens comprennent la faute qu'il
y a à jeter l'anathème sur ceux qui ne partagent pas leur
conviction.
*****
Venons-en à l'argument
proprement dit de Gary Francione : il faut s'abstenir de viande
dans tous les cas, même dans le cas où celle-ci ne produirait de
souffrance ou d'exploitation en plus à l'égard des animaux, car
manger de la viande dans ce cas-là est un « fait symbolique »
qui risque d'associer intimement le concept « animal » au
concept de « nourriture ». Or pour bien faire, il
faudrait disjoindre radicalement les deux. L'animal ne doit jamais
être considéré comme de la nourriture. Francione prend un exemple
très parlant : « si on trouve un bras humain dans une
poubelle, il ne nous viendrait jamais à l'idée de le manger ».
Pourquoi ? Parce que nous sommes frappés de dégoût rien qu'à
l'idée de manger de la chair humaine. Si l'on mange de l'humain, on
sait qu'on brise quelque chose de sacré. « Nous ne
penserions jamais à manger un humain. Les humains sont des personnes
morales. Nous ne mangeons pas les personnes. Mais les non-humains
sont également des personnes. Ils ont une valeur morale ».
Francione pense que nous devrions faire de même avec les animaux.
En soi, l'argument est
intéressant. Mais je pense qu'il a ses limites. Premièrement, le
fait que nous ne mangions pas d'être humain n'est pas en soi une
attitude qui relève de l'éthique ou de la morale. Notre dégoût et
notre répugnance à manger de la chair humaine viennent de
prescriptions culturelles profondément en nous. Toutes les sociétés
n'ont pas partagés cette répugnance : il y a eu des sociétés
cannibales et anthropophages. L'interdit qui pèse sur la chair
humaine s'étend aussi à la chair des chiens ou des chats. Or nous
laissons croupir des chiens et des chats dans les refuges pour
animaux, nous les utilisons dans des expériences animales, on leur
fait subir la vivisection.... Preuve que le dégoût pour la chair
n'est pas nécessairement la preuve d'un souci moral....
Deuxièmement, Gary
Francione s'oppose quelque part à la Nature : la chair des
animaux a été, est et sera de la nourriture pour d'autres animaux.
Et la chair de l'homme en tant qu'il est aussi un animal a été, est
et sera de la nourriture pour d'autres animaux. Les moustiques vous
considèrent présentement comme de la nourriture. Ils aiment tant se
repaître de votre sang ! En soi, se nourrir de la chair d'un
autre animal n'est pas mal. Par contrer, priver un animal de sa vie
par la violence est quelque chose de mal du fait de la conscience et
de la sensibilité de l'animal. Un être doué de sensibilité n'aime
pas souffrir et périr sous vos coups.
En invoquant un dégoût
devant la chair animale et un fait symbolique, un péché qui est de
penser le corps sans vie de l'animal comme une ressource, Gary
Francione sort de la sphère de l'éthique pour rentrer dans la
sphère des interdits symboliques et des tabous, ce qui n'est autre
que la sphère du religieux. Pour en revenir à l'exemple de la chair
humaine, si votre grand-mère vient à décéder de sa belle-mort et
que vous décidez de la manger pour ne pas gâcher toute cette
nourriture, vous ne commettez pas une faute morale, vous n'avez pas
nui à votre grand-mère qui est déjà morte. Par contre, vous avez
brisé un tabou essentiel de notre société ! On va vous
traiter de fou, de monstre, d'abjection, d'être ignoble, de
scandaleux ! Vous allez connaître l'opprobre générale ;
plus personne ne voudra vous parler ! Mais si vous avez les
épaules suffisamment solides pour affronter ce suicide social, vous
pourrez quand même vous dire que vous avez la conscience tranquille
puisque vous n'avez pas commis de faute morale !
Pareillement, manger de
la viande trouvée dans une benne ou sur la route n'est pas un mal,
même si cela peut nous dégoûter. Je me souviens qu'au moment du
décès de ma mère, mes frères et moi avons du vider le frigo. Dans
ce frigo, il y avait du saucisson conditionné dans une barquette de
plastique et l'étiquette mentionnait que ces tranches de saucisson
était périmées depuis trois jours seulement. On pouvait donc
parfaitement les manger. Mes frères ne sont pas végétariens ;
je leur ai proposé de reprendre chez eux le saucisson. Ma conscience
écologique fait que je ne supporte pas de gaspiller la nourriture.
Mais mes frères n'ont rien voulu entendre : c'était périmé,
et quelque chose de périmé, même depuis trois jours, devait être
jeté. Ils m'ont demandé avec mépris de jeter cela à la poubelle.
Cela m'a donné un haut-le-cœur. Je trouve doublement indécent de
jeter de la viande : en plus du problème écologique de
gaspillage, jeter de la viande signifie qu'on a tué un animal pour
de la viande, mais ce meurtre est doublement absurde puisque cela va
à la poubelle. J'ai jeté cette barquette de saucisson. Mais je m'en
suis voulu ! J'avais l'impression que je devais reprendre le
saucisson qui était emballé dans du plastique hermétique et le
manger. Du point de vue éthique, ce n'est pas une faute. Et du point
du vue écologique, j'aurais combattu le gaspillage alimentaire,
tendance funeste de notre société de consommation. Mais je n'y suis
pas arrivé. L'idée de manger de la viande me dégoûtait de trop !
J'imagine que, dans une
société où tout le monde serait végane, il y aurait un tabou sur
la chair des animaux comme il y a aujourd'hui un tabou sur la chair
humaine. Pour autant, il ne faut pas confondre des impératifs moraux
guidés par la raison (comme « je ne mange pas de la viande,
parce que cela fait souffrir les animaux ») avec des interdits
culturels, des tabous ou ce que notre sensibilité nous pousse à
considérer avec dégoût et répugnance. Gary Francione tombe, il me
semble, dans cette confusion. Il confond l'ordre rationnel d'une
morale (« n'exploite pas et ne fais pas souffrir en consommant
des produits animaux ») et l'ordre émotionnel qui associe un
affect négatif au produit animal en lui-même.
Gary Francione peut
appeler à développer un sentiment de dégoût et de répugnance
vis-à-vis de la chair animale au nom du « fait symbolique »
de ne pas considérer l'animal comme ressource ou objet de
consommation. Cela ne me dérange pas qu'il le fasse. Mais ce n'est
qu'une question de sensibilité liée à la subjectivité de chacun.
Il ne devrait pas par contre s'autoriser à poser une condamnation
sur le plan éthique en disant qu'il n'est pas végan de manger des
œufs de la poule bien traitée du jardin, de la viande trouvée par
hasard dans des poubelles et sur le bord de la route. C'est là
étendre un ressenti subjectif des choses à l'argumentation
rationnelle soutenant le véganisme. J'insiste sur le fait qu'on éprouve du
dégoût pas seulement pour la chair humaine, mais aussi pour la
chair de chien, de chat ou de crocodile, sans que cela signifie un
« fait symbolique » de les considérer comme des
personnes morales.
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du végétarisme et du véganisme ici.
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