Transcendance et rationalité
1ère
partie
Je
voudrais revenir ici sur certaines réflexions et commentaires
suscités par l'article « Laisser
tomber les divinités bouddhiques? » où j'exposais
certaines thèses de Stephen Batchelor sur ce que devrait être le
bouddhisme selon lui : une philosophie qui devrait abandonner
toute notion de transcendance ainsi que la vénération religieuse
pour les panthéons des divinités bouddhiques.
1°)
Sur la question de la transcendance, il ne m'apparaît pas
irrationnel de supposer qu'il y a une transcendance, un au-delà de
ce monde. Certes, c'est souvent un fond de commerce des religions,
mais des philosophies ont également souscrit à cette hypothèse de
la transcendance : Platon et son monde des Idées est
certainement le plus célèbre cas de transcendance au sein de la
philosophie occidentale.
De
nos jours, on a tendance à confondre le rationalisme avec une
philosophie purement matérialiste pour laquelle il n'y a rien
au-delà des atomes de ce monde, ni esprit, ni âme, ni au-delà.
Évidemment, en se bornant au monde sensible, le matérialisme ne
prend pas de risque et semble faire preuve de bon sens. Néanmoins,
le matérialisme émet autant un postulat dogmatique en niant toute
forme de transcendance que d'autres doctrines qui, elles, adhèrent à
l'une ou l'autre idée de la transcendance.
Ajoutons
que la notion de transcendance au sein de la philosophie bouddhique
est complexe. Si on se base sur les écoles anciennes du bouddhisme
qui adhèrent à une vision réaliste, la fracture entre l'immanence
et la transcendance est assez simple : il y a d'un côté ce
monde sensible, imparfait, où tout est impermanent, voué à la
souffrance et l'insatisfaction et vide d'une
existence indépendante, et de l'autre, un au-delà de ce monde où
l'on entre quand on s'est libéré de ce monde. Dans un enseignement
conservé dans la section Udana (VIII, 3), le Bouddha se montre assez
affirmatif à propos du Nirvāna :
« Il
y a, ô disciples, un non-né, un non-créé, un non-devenu et un
non-composé. S'il n'y avait pas ce non-né, ce non-créé, ce
non-devenu, ce non-composé, il n'y aurait pas de délivrance de ce
monde pour ce qui est né, créé, devenu et composé.
Mais puisque, ô disciples, il y a le non-né, le non-créé, le non-devenu et le non-composé, il peut y avoir une délivrance pour ce qui est né, créé, devenu et composé ».
Même
si ce Nirvāna
est défini de manière négative : non-né, non-créé,
non-devenu, non-composé, sa présence est cependant affirmée avec force et
est posée comme un remède, une solution à ce monde pénible et
douloureux où toute chose est soumise à la naissance (et donc à la
vieillesse et à la mort), à la création (et donc à la
destruction), au devenir (et donc au changement et aux altérations)
et à la composition (et donc à la fragmentation et l'impossibilité
de retrouver l'unité). Le Nirvāna
est le négatif de ce monde où la négativité l'emporte
constamment. En cela, il est délivrance, arrachement au monde.
Les
choses se corsent avec les philosophies du Grand Véhicule. Pour les
idéalistes de l'école Cittamātra
(« l'Esprit Seulement »), samsāra et Nirvāna n'ont pas
d'existence propre ; samsāra et Nirvāna n'existent que dans la
conscience : le même monde vu avec des yeux emplis d'ignorance
et d'illusion sera le samsāra avec son cortège de peines et de
désillusions, et vu avec les yeux de la sagesse transcendante sera
le Nirvāna. La façon de regarder les phénomènes transformera
radicalement notre rapport au monde. Que l'on se désespère de ce
monde et que l'on mette toute son espérance dans un autre monde ne
nous sauvera pas et ne nous délivrera pas. Il faut changer notre
regard sur le monde et illuminer le monde en opérant un basculement
au sein de notre conscience : ce monde qui est vécu comme
imparfait et insatisfaisant peut être transformé en terre pure des
Bouddhas du simple fait de la transformation de notre conscience. On
se retrouve cette idée dans la symbolique des grands stoupas de
Kathmandou, Bodnath et Swayambhunath, avec les yeux du Bouddha avec
ce regard de sagesse qui perce les illusions de ce monde. Concernant
cette école idéaliste du Cittamātra, on pourrait parler d'une
transcendance dans l'immanence, pour reprendre une expression chère
aux phénoménologues.
L'affaire se corse
encore plus avec l'école du Milieu et son plus célèbre
représentant : Nāgārjuna. Selon lui, samsāra et Nirvāna ne
peuvent se distinguer. Dans son Traité du Milieu (XXV,
19-20), il va jusqu'à affirmer :
« Le
samsāra ne se distingue en rien
Du
Nirvāna.
Le
Nirvāna ne se distingue en rien
Du
samsāra.
La
limite du Nirvāna,
Cela
est la limite du samsāra.
Pas
même la plus fine différence
N'existe entre
eux deux ».
La transcendance
ramenée au même niveau que l'immanence. J'ai toujours trouvé ces
deux strophes du Traité du Milieu incroyablement dérangeante
et déconcertante. Comment imaginer que le samsāra avec tous ses
problèmes, ses tracas, ses douleurs, ses angoisses et ses longs
moments de désespoir soit la même chose que la grande paix du
Nirvāna ? Plus de transcendance, mais du coup aussi plus
d'immanence non plus. Je ne suis pas certain que le mental puisse
comprendre cela. C'est dire comment ces catégories d'ici-bas et
d'au-delà, d'immanence et de transcendance sont inscrites en nous.
*****
Donc dans la
méditation, deux attitudes en fait se dégagent : la première
correspond aux écoles anciennes du bouddhisme qui est d'élever de
plus en plus conscience pour la libérer de ce monde. Les différents
stades de la méditation commencent par correspondre aux mondes
divins : monde divin du désir où on fait l'expérience d'une
certaine félicité et d'un état de légèreté comme être sur son
petit nuage. Monde divin de la forme où l'absorption méditative
prend de l'ampleur et où le flot du mental s'apaise pour imprégner
complètement notre être, notre corps et notre expérience physique
d'être au monde, connecté à l'ensemble des choses. Monde divin du
sans-forme où le méditant fait l'expérience de l'infini :
espace infini, conscience infini, l'expérience du néant et
l'expérience sur les cimes du paradoxe de ni perception, ni
non-perception. Seulement enfin, le méditant peut sortir de ce monde
samsārique et entrer dans la « sphère de cessation des
sensations et des perceptions » qui est l'expérience du
Nirvāna.
Le méditant sort de ce monde par le haut, comme si il
avait emprunté une échelle pour sortir par le toit de cette maison
en feu qu'est ce monde conditionné et insatisfaisant. Quand on y
réfléchit, cette transcendance n'est pas si éloignée des
représentations religieuses : le ciel des Idées chez Platon,
paradigme par excellence des transcendances « d'en haut »,
mais notre « Père qui êtes aux cieux » des chrétiens.
À
l'inverse, on trouve plus une transcendance « d'en bas »
dans l'approche du Grand Véhicule, c'est particulièrement flagrant
dans le Zen notamment. L'accent y est mis d'une part sur
l'acceptation de la vie quotidienne, l'acceptation de tout ce qui est
né, tout ce qui est créé, tout ce qui est dans le devenir, tout ce
qui est composé, tout ce qui se manifeste dans l'ici et maintenant.
Parce que toutes ces manifestations du samsāra sont dans la
non-dualité avec le Nirvāna. Le non-né, le non-créé, le
non-devenu, le non-composé est là quand on boit une tasse de thé,
quand on lace ses chaussures ou quand on regarde un match de football
à la télévision. Pourquoi le chercher ailleurs dans des
absorptions méditatives élevées ? « Après l'extase,
la lessive ! » nous dit un célèbre adage Zen. Si
transcendance il y a, elle doit être autant dans l'extase que dans
la lessive.
D'autre
part, il y a toute une mystique de l'immanence, le sentiment d'être
immergé dans le Tout. C'est ce que Freud appelait le « sentiment
océanique ». L'expérience intense de voir s'estomper et
s'estomper les frontières de notre petit moi, et d'entrer en
connexion avec le monde entier. Pour reprendre une formule célèbre
de Kalou Rimpotché : « Vous
vivez dans l'illusion et l'apparence des choses. Il y a une réalité
mais vous ne la reconnaissez pas. Quand vous la réalisez, vous voyez
que vous n'êtes rien. Et n'étant rien, vous êtes tout ».
On pourrait parler à nouveau de transcendance dans l'immanence pour
décrire cette expérience spirituelle.
Que
ce soit dans l'acceptation du moment présent dans la vie quotidienne
ou dans le sentiment océanique, on ne trouve pas la transcendance en
sortant de ce monde par le haut, mais en transformant notre
perception et notre expérience du monde. Personnellement, je défends
cette idée de la transcendance qu'elle soit « d'en haut »
ou « d'en bas ». J'ai besoin de cette idée de délivrance
du monde pour continuer à avancer et à m'enthousiasmer de la
méditation.
Quand Stephen Batchelor limite le champ du Dharma au
simple jouissance du moment présent dans son article « Dropping
the bodhisattva gods »
(Laisser tomber les dieux bodhisattvas) en affirmant :
« Rejetant
tous les éléments de surnaturel et de pensée magique, on retourne
au mystère et à la tragédie du sublime quotidien »,
la question qui me vient à l'esprit : est-ce que ce sentiment
de sublime tissé de mystère et de tragique ne résonne pas comme un
appel à la transcendance ? En tous cas, le sentiment du sublime
me semble être le pressentiment de quelque chose de plus grand et de
plus vaste, infiniment plus grand et infiniment plus vaste.
Alors
certes, cette idée de délivrance du monde et ce sentiment du
sublime ne sont pas des preuves absolues de cette transcendance, me
diront les tenants d'un rationalisme athée et matérialiste. J'en
conviens. Je précise que je ne cherche pas à prouver la
transcendance, je cherche seulement à la vivre.
Parfois,
elle m'habite et culmine dans un sentiment mystique, parfois elle
semble absente. Et parfois je regrette cette absence, parfois non. Il
faut dire que la transcendance dans le bouddhisme est souvent
paradoxale. Comme le disait le maître Zen Shunryu Suzuki : « Le
Nirvāna, c'est rien de spécial ».
Et c'est vrai que progresser dans le Dharma, c'est vivre de plus en
plus dans la simplicité et le dénuement spirituel. Vous êtes
simplement là dans l'instant présent à vous occuper de la lessive
ou à observer le va-et-vient de votre souffle, rien de plus. Inspiré
par les gymnosophistes, les ascètes nus de l'Inde, le philosophe
antique Pyrrhon d'Élis
avait fait sienne cette formule : « dépouiller
l'homme ».
On se dépouille de plus en plus pour vivre quelque chose qui n'a
rien de spécial, mais qui résonne de manière si particulière dans
l'univers entier.
John Crux - Les yeux de Bodnath - Katmandou, Népal |
Voir
également :
- La voie unique
- Clair de lune à travers les hautes branches
- Esprit d’Éveil
- Le bouddhisme, philosophie, religion ou mode de vie ?
- Le Dharma, philosophie ou religion?
- Deux messages sur la plage
- Les sons de la vallée, la forme des montagnes
Dan-ah Kim ( Séoul, Corée du Sud) |
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
"« Rejetant tous les éléments de surnaturel et de pensée magique, on retourne au mystère et à la tragédie du sublime quotidien »"
RépondreSupprimerMais "rejeter" est tout sauf bouddhiste. Nous dans le Zen Soto on ne court pas après le surnaturel mais on ne le rejette pas non plus. Au dojo, il y a un nouveau qui pratique avec nous mais aussi dans un temple Shingon (Komyo-In) en Bougogne. Le Shingon qui est la version tantrique du boudhisme Japonais, incorpore des pratiques magiques. Le maître est souvent visité par d'autres maîtres tibétain à distance (par la pensée)qui sont curieux de connaitre ses pratiques. Et il est en relation avec des déités qui se manifestent dans sa vie de tous les jours et ces entités n'hésitent pas à lui parler lorsqu'elles en ont envie. C'est quand même autre chose que le sublime du quotidien de Batchelor ou le sentiment océanique de Freud. Là on est du côté du chamanisme qui préexistait au bouddhisme.
Entre la transcendance de la vacuité et le matérialisme athée, il y a un monde intermédiaire que tu sembles ignorer.
Je ne pense pas que tous les médiums soient des charlatans. Il y a pas mal de gens qui sont en contact avec ce monde intermédiaire. Il faut bien qu'entre deux naissances il y ait des bardos... et ces bardos sont de le même espace que nous... et il ne sont ni vides ni silencieux.
Pour ma part je ne suis que très peu en contact et je ne le recherche pas mais j'ai déjà entendu des voix intérieures qui ne ressemblent pas à mes voix intérieures.
En même temps je n'y attache aucune importance. Le gros du travail se situe dans le monde visible. Mais je ne rejetterais pas l'aide d'une entité si elle peut me montrer la bonne direction (tant qu'elle ne m'incite pas à franchir la moindre ligne rouge).
Merci Baï pour cet article qui me semble très juste. J'en retiendrai en particulier : "Je précise que je ne cherche pas à prouver la transcendance, je cherche seulement à la vivre." et merci Sb aussi que je rejoins largement. Je n'ai jamais eu d'expérience, comment dire, extrasensorielle, en ce qui me concerne mais j'ai un ami qui, lorsqu'il arrive dans un lieu, dit ressentir des choses, des flux énergétiques ou quelque chose comme ça, bon, hé bien même si moi, je ne ressens rien, je ne vois pas pourquoi je ne lui laisserai pas le bénéfice du doute. Par ailleurs, je pratique sûrement à un "niveau" duel pour ma part qui oppose trop drastiquement samsara et nirvana mais, en fait, je crois que cela importe peu en soi, car je me dis que le tout, c'est de pratiquer et que c'est la pratique qui changera les choses. Il est vrai que j'ai énormément de mal à imaginer comment ce monde, océan infini de souffrance, pourrait bien être une manifestation "parfaite" au fond pour peu qu'on change son regard, je me dis que l'on change son regard ou pas, les êtres y souffrent malgré tout. Au mieux, j'imagine que ce monde est une manifestation relative empreinte de souffrance d'une réalité ultime dénuée de souffrance. En fait, je me demande si ne pas avoir une vision duelle quand on commence à pratiquer n'est pas un leurre en ce sens qu'il est facile après tout de (se) dire que le monde est parfait, que c'est juste une question de regard sur le monde, quand on a soi-même guère de problèmes et que finalement on a une vision très égotique du monde qui d'ailleurs peut nous inciter, en proie à un certain confort, à ne pas modifier nos comportements nuisibles à autrui (je pense notamment à nos comportements vis à vis des animaux, et aussi vis à vis des humains défavorisés et à d'autres choses encore). Je sais pas trop, ce que je dis est peut-être tout autant égotique mais je ne vois pas comment on peut prendre le chemin si on a pas ouvert un tant soit peu les yeux sur les souffrances du monde. Là où j'en suis, par contre, ce qui est sûrement dû à un manque de sagesse de ma part, c'est que je m'afflige fortement des souffrances du monde comme si cela allait résoudre quoi que ce soit, malheureusement, je crois que n'ai malgré tout pas un tempérament prédisposé à la joie, je peux être joyeux, souvent même, mais j'éprouve en mon for intérieur toujours une tristesse profonde, c'est comme ça, j'ai en somme bien du mal à voir comment être heureux en ayant une certaine conscience des souffrances du monde.
RépondreSupprimerFais une pause à la fin de l'expiration et tu verras le monde différemment. Je m'explique. En méditation on a beaucoup moins besoin de respirer lorsque l'on commence à calmer son mental. Toute la difficulté c'est de ne pas bloquer la respiration mais seulement de ne pas enchainer immédiatement sur l'inspir. La conséquence c'est qu'au bout d'un moment on n'inspire et n'expire plus que 1 à 2 fois par minute. Si on pousse le bouchon plus loin on se rend compte que respirer est un vrai bonheur qui dépasse tout le reste et on finit par comprendre à quel point la vie, toute vie est infiniment précieuse.
SupprimerEn même temps elle est intrinsèquement souffrance. Et cette souffrance n'est pas que mentale. Il faut juste se mettre dans la tête qu'une des face ne peut exister sans l'autre.
Je ressens sans pouvoir l'expliquer que si la vie est souffrance, la privation de la vie n'est pas forcément ni mieux ni pire et que dans le monde intermédiaire entre la vacuité et la vie, il y a beaucoup d'êtres qui attendent leur tour pour renaître et que cette attente est pour certains êtres plus douloureuse encore que la vie et qu'ils sont prêts à prendre n'importe quelle place même celle d'un être qui aura une pure vie de souffrance dans le total oubli d'où elle vient simplement parce que même une vie de souffrance peut faire progresser. L'idée c'est que ce n'est pas la souffrance qui fait progresser mais le fait de s'entraider mutuellement et que pour ça il faut s'incarner.
Je pense que tant que tu ne vois pas "le pur bonheur d'exister" ni chez toi ni chez les autres tu restes bloqué sur la souffrance qui est tout ce qu'il y a de plus réel.
Je fais partie des gens qui lorsqu'ils jouissent ont besoin de se pincer pour être sûr que ce qu'ils vivent est bien réel. Si tu enlevais la souffrance, la vie perdrait beaucoup son effet de réel.
Sans la souffrance on n'aurait pas besoin non plus de s'entraider. Et sans l'entraide il n'y a plus de progression non plus. Chacun serait coincé dans sa caste pour l'éternité.
Bonsoir, encore merci pour vos commentaires.
RépondreSupprimerConcernant les mondes intermédiaires et autres phénomènes paranormaux, ce sera plutôt dans le deuxième volet de l'article que je vais essayer de rédiger dans les plus brefs délais. Ce volet portera sur la rationalité et le rationalisme.
Concernant maintenant le changement de regard opéré dans l'école idéaliste Cittamâtra, il faut bien voir que c'était là les théories de cette école très très résumées. Quand on parle de changement de regard, c'est en fait un basculement complet de la conscience jusque dans ses tréfonds qu'il faut opérer.
Ce n'est pas du tout juste un forme de psychologie positive où on vous enjoint à regarder les choses de manières positives et constructives. Il ne suffit pas de mettre des lunettes roses (ou des lunettes en formes de yeux de Bodnath) pour que tout d'un coup le samsâra se transforme comme par magie en Nirvâna. Il y a un travail spirituel considérable à accomplir pour transformer la "conscience base-de-tout" en conscience pure éveillée.
Je reviendrai peut-être un de ces jours sur ce point de l'école Cittamâtra dans un prochain article. Mais le point important de cette doctrine est que la matrice tant du samsâra que du nirvâna se trouve enfoui dans la conscience (ce qui bouleverse certaines conceptions ordinaires et mérite d'être discuté)
Oui, j'imagine bien qu'il ne s'agit pas d'une simple "psychologie positive" en effet. Je ne visais pas l'école Cittamâtra en fait, ça m'a juste fait penser au passage à cette idée que l'on peut parfois trouver dans des théories un peu new-age qu'en gros, tout ça, c'est tout dans la tête, comme si la manifestation n'existait pas du tout en dehors de soi, bref, un peu simpliste quand même et manquant singulièrement de bodhicitta à mon sens. Je reviens sur mon expérience du monde suite à ce que dit Sb. Je pense bien que ce que tu dis est juste Sb, dans une certaine mesure néanmoins, car j'aspire malgré tout à la cessation de toute souffrance chez tous les êtres (le tout, c'est que je ne sais pas exactement ce que cela implique vraiment et quelle forme cela peut prendre et de quelle(s) souffrance(s) il s'agit vraiment) et il est en effet sûrement possible d'appréhender tout ça autrement, d'une manière plus apaisée, mais mon vécu m'a largement conditionné jusque là et il m'est bien difficile de voir autrement toute cette souffrance qui m'entoure et m'affecte. D'abord, j'ai subi de plein fouet une maladie il y a 20 ans qui a encore des retentissements et je crois bien avoir vécu l'enfer pendant de trop nombreuses années, cela a beaucoup conditionné ma vie à vrai dire et cela n'est pas étranger à mon entrée dans le Dharma en fait. (suite ci-dessous)
Supprimer(suite) Ensuite, j'ai eu à faire face à de nombreux deuils, humains et animaux, qui m'ont profondément affecté, à commencer par la mort d'un cancer de mon frère chat, mort à 18 ans, alors que j'en avais 21 qui m'a marqué pour la vie et puis bien d'autres deuils très difficiles, souvent des suites de maladies, d'animaux (je pense à des chats, des cochons d'Inde, d'un chien...), pas des morts douces en somme mais des souffrances fortes, abrégées parfois quand plus rien n'était possible par des euthanasies. J'ai vu un cochon d'Inde agoniser sans pouvoir rien faire parce que c'était le week-end, parce que nous aurions dû prendre une décision plus tôt, l'une de nos chattes aussi a été malade des reins, elle a déperi, nous avons tout fait pour elle mais malheureusement, au bout du compte, cela l'a emporté, elle n'avait que quatre ans, nous l'avions trouvé un soir, à minuit, devant chez nous alors qu'elle était bébé. Je pense à bien d'autres encore et puis à des proches, des oncles et tantes morts de cancer dans des souffrances fortes, à mon père mort d'un cancer du pancréas après deux ans d'affection... Et puis, au delà de tout ça, le sentiment aigü que pour vivre nous tuons, et ce malgré nous, que des êtres meurent pour que d'autres vivent et que ces derniers peuvent tout autant être ceux qui meurent pour que d'autres encore vivent (oh, tout va bien tant que ce n'est pas nous qui sommes à la place de ceux qui meurent), le fait de savoir que quand je prends la voiture pour me rendre quelque part, particulièrement en cette saison, des milliers de bestioles vont venir s'écraser sur la calandre et le parebrise, c'est insensé, des êtres dont la vie est interrompue si subitement par l'acte que je pose, cet immense gâchis de milliards de vies par le monde... combien de petites tortues nées sur la plage survivent jusqu'à l'eau ? Combien de lapins, de souris, d'oiseaux... survivent après la naissance... ? Il n'y a que bien peu d'êtres finalement qui vivent une vie "pleine" et "entière" et parmi ceux-là, combien en jouissent... ? Une poignée. Et encore je ne pense qu'à bien peu d'êtres à côté de la réalité de l'ampleur du phénomène, quand je marche dans l'herbe, j'y pense aussi, combien de bestioles je tue qui n'ont rien demandé ? et quand j'écrase un escargot et que je m'en rends compte, quelle tristesse ! (on en a sauvé quelques-uns car si les organes qui sont dans la coquille ne sont pas touchés, ils peuvent refaire leur coquille et "gambader" joyeusement) je ne parle pas des humains sans doute parce que j'y suis légèrement moins sensible parce que je les trouve relativement favorisés, encore que, c'est pas vrai, mais c'est au cas par cas, quand je vois ceux qui crèvent la faim, d'une maigreur à faire peur, quand je vois les gens qui sont soumis à des régimes dictatoriaux et qui croupissent pour un oui ou pour un non en geôle par exemple, quand je vois tout ce qui est inique... j'en pleure. Bref, chaque acte de la vie me rappelle la souffrance en dépit des moments de joie passagers... Je ne peux pas faire grand chose face ̄toutes ces souffrances, je m'efforce pourtant de faire quelque chose, comme je peux mais c'est tellement dérisoire. Il y a un texte que j'ai déjà dû donner sur ce blog qui me parle au plus profond et exprime mon véc pleinement, Douce nuit de Dino Buzzatti, d'une beauté cruelle : http://www.science-et-magie.com/ETRANGE/buzzatidoucenuit.htm
SupprimerJ'entends bien mais à ta place je me méfierais du fait de ne voir qu'une partie de la réalité. Évidemment de mon côté je n'ai pas eu affaire à autant de souffrance que celles que tu racontes donc je me garderais bien de tout jugement. J'ai seulement fréquenté ma grand-mère dans ses derniers jours qui se plaignait beaucoup mais comme elle s'était plainte toute sa vie, je n'ai pas vu beaucoup de différence. Malgré ses plaintes, je sentais qu'elle avait toujours plaisir à respirer mais c'est peut-être moi qui projette ou qui suis dans le déni. Pour moi, la non-dualité c'est admettre qu'on ne peut être sur de rien de manière binaire et que ce n'est pas pour autant 50/50. la proportion de souffrance était certainement plus importante que celle de joie ou de bonheur mais cette proportion varie à chaque instant. Par conséquent, il ne faut pas forcément ne retenir que les pires moments d'une vie. Pour moi c'est un biais. C'est le biais des médias, celui de l'Histoire qui ne retient que les dates des plus grands massacres. Ce qui m'entoure est tout autre. Mieux vaut s'occuper de son jardin que de regarder la télé.
SupprimerA mon avis aussi il faut se méfier de ne pas souffrir inutilement à la place d'autrui.
J'écoutais une émission hier
https://www.franceculture.fr/conferences/ecole-normale-superieure/psychopathes-pourquoi-ont-ils-des-troubles-de-la-reconnaissance
Je crois qu'elle dit à un moment que la vision de quelqu'un qui souffre peut nous faire souffrir plus que ce que la personne souffre réellement.
C'est comme quand dans le dojo tu entends les autres recevoir le Kyosaku. Etant donné la force à laquelle il est donné c'est plus douloureux de l'entendre sur les autres que de le recevoir soi-même.
Il me semble aussi que Mathieu Ricard mets en garde contre la pitié ou la fausse compassion qui consiste à se complaire dans ses émotions négatives plutôt que la vraie compassion qui est orienté vers l'action réelle dans la joie.
J'entends bien que tu as souffert toi-même alors que ce n'est pas mon cas. Ceci explique peut-être notre différence de point de vue. Je ne sais pas. Il me semble que la souffrance psychologique n'est pas une fatalité. Epicure avait une petite santé ce qui ne l'empêchait pas de jouir de la vie. Je reconnais que c'est facile à dire. Je suis désolé.
Je peux entendre ce que tu me dis mais je crains de ne pouvoir changer ma "philosophie" de vie désormais, en tous cas pas par le raisonnement, mais je pense que la pratique pourra y remédier. Quelques précisions toutefois : ma souffrance n'est pas seulement d'ordre psychologique, "malheureusement" d'une certaine manière, j'ai des troubles physiques embêtant pour la vie, mais tu as raison, je connais aussi des troubles psychologiques modérés que je m'occupe de soigner néanmoins, troubles qui ajoutent au mal être qui serait déjà bien suffisant s'il n'était "que" d'ordre physique. Mais la question, au fond, est plus délicate que ça malgré tout en ce qui me concerne, je considère d'abord que la joie ne s'oppose pas à la tristesse ou dit autrement que la joie est une qualité qui émane d'une capacité à se réjouir et que la tristesse est son pendant, une qualité qui émane d'une capacité à compatir. Je ne vois pas la tristesse en soi comme un problème, je parle bien de la tristesse, pas de l'affliction qui serait quelque chose que l'on surajoute qui pourrait alors confiner comme tu le dis à se complaire à entretenir des pensées négatives. Tara, me semble-t-il, est issu d'une larme de Tchenrézi, produit de sa compassion et de son souhait à aider les êtres. S'il est vrai que je surajoute de la souffrance à la souffrance, et c'est sans doute ce que je m'efforce de soigner, je considère néanmoins qu'il y a des philosophies de vie qui tout en étant empreintes de compassion inclinent à la joie et d'autres tout autant empreinte de compassion qui inclinent davantage à la tristesse. Je prendrais l'exemple des représentations de grandes figures dans les religions. Si dans la Tao, la représentation joyeuse l'emporte, me semble-t-il (le rire de Chouang Seu), dans le Christianisme, la représentation de la Vierge Marie par exemple est au contraire souvent celle d'un visage plein de tristesse. Voilà, fondamentalement, je penche davantage vers la Vierge Marie mais je ne vois pas cela comme un problème, c'est peut-être que mes neurones miroirs sont très prégnants, je ne sais pas, cela ne m'empêche pas d'être capable d'éprouver de la joie comme, à l'inverse, des personnalités joyeuses sont capables d'éprouver de la tristesse.
Supprimer(suite) Non, je ne crois pas que cela soit un problème, vouloir à tout prix chercher un état de joie permanent ne me semble pas nécessairement souhaitable (du coup, je ne rejoins pas Mathieu Ricard sur ce point, je ne cherche pas vraiment le bonheur en ce monde, je me contente de quelques joies et je vise avant tout à la libération, la mienne et celle de tous les êtres, certes les deux ne s'opposent pas nécessairement). Je ne me fais toutefois pas d'illusion, je suis convaincu que la plupart des gens qui connaissent une forme de "bonheur" (j'exclus bien entendu les êtres qui ont conscience des souffrances du monde et qui cultivent la joie malgré tout et qui travaillent à aider le monde) sont heureux du fait d'une certaine ignorance, d'un égoïsme qui les ménagent des souffrances d'autrui, bref, d'un manque de compassion, je suis pour ma part heureux d'avoir ouvert les yeux sur les souffrances du monde quand bien même, en l'état actuel, cela provoque chez moi une affliction que je n'arrive pas toujours à dépasser ou laisser passer (d'où des crises de larmes, un apitoiement, qui ne sont pas utiles pour aider autrui). Enfin, bref, je ne pourrai pas être d'accord sur le bonheur de vivre que tu exprimes, l'incarnation est pour moi une malédiction, une véritable condamnation, je serai assez d'accord avec ce que je sais de la pensée des bonshommes/cathares/albigeois qui voyaient en ce monde la création du "diable", en dépit des quelques merveilles que l'on peut y contempler. En somme, je ne crois pas qu'on puisse connaître le bonheur dans ce monde samsarique ; alors, je sais, c'est sûrement duel comme vision, mais après tout il y a aussi des courants relativement duels dans le bouddhisme et puis, chacun pratique à son "niveau", personnellement, je ne peux me réjouir d'être là, j'ai l'impression d'y être profondément étranger.
SupprimerJe précise que c'est contre le burn-out émotionnel que Mathieu Ricard met en garde le fait de trop s'apitoyer. Si tu ne le vis pas si mal alors ça va.
Supprimer"sont heureux du fait d'une certaine ignorance"
Franchement à quoi bon le JT? Je n'ai déjà que si peu de prise sur ce qui se passe en France, alors en Syrie... Je l'ai peut-être déjà dit mais un curé racontait, à la radio, que lors d'un exorcisme le diable lui avait dit que c'est lui, le diable, qui avait inventé la télé (ce qui est quand même plus modeste que la création du monde)
Je préfère également ne pas connaitre l'avenir (désolé si je me répète)
En fait, si, je le vis mal, c'est ce que j'essaye de dire, je souffre de la souffrance que je surajoute à la souffrance mais ce que je veux dire, c'est que la tristesse, à la base, est une qualité liée à la sensibilité, pas un défaut, c'est la saisie qu'on opère dessus qui pose problème. Tu as dit quelque chose qui me semble très juste : "A mon avis aussi il faut se méfier de ne pas souffrir inutilement à la place d'autrui."
SupprimerEn ce qui concerne le JT, en effet, je ne pense pas qu'il soit utile de s'infliger ça tous les jours de même qu'il n'est pas utile de lire toutes les publications sur FB qui donnent à voir les pires horreurs, par contre, je ne pense pas que cela soit mauvais de découvrir et de prendre conscience de ces horreurs à un moment donné, cela peut permettre de créer une prise de conscience et d'éviter de continuer de se comporter de manière égoïste ou encore de prendre des dispositions pour aider autrui, ce n'est donc pas un mal à mon sens d'ouvrir les yeux à un moment donné même si cela peut faire mal. Voilà, après, rien ne sert en effet d'alimenter son sentiment de malaise par des images et nouvelles plus terribles les unes que les autres, je suis bien d'accord, cela ne fait souvent qu'augmenter la rancœur, la détestation, l'affliction et nous rend justement moins à même de s'aider soi et d'aider les autres, c'est ce qui parfois m'échappe encore.
"c'est la saisie qu'on opère dessus qui pose problème."
SupprimerOn oppose souvent la "voie du milieu" à "l'esprit seulement"
J'ai cru comprendre que l'"esprit seulement" est postérieur et qu'il est venu compenser un excès dans le comportement des adeptes de la voie du milieu.
En caricaturant un peu "la voie du milieu" insiste sur la vacuité et donc sur le fait que personne ne souffre et que personne n'aide personne. Mal compris ça induisait beaucoup de "non-agir"
Désolé pour le côté caricatural de ce que je raconte mais l'esprit seulement est venu compenser en insistant sur l'esprit et donc sur les effets de la réalité sur l'esprit qui seul existe avec une dimension beaucoup plus progressive. Avec le danger de faire de l'esprit une sorte d'atman que le bouddha avait pourtant rejeté.
Et d'après ce que j'ai compris grâce à Thích Nhất Hạnh, il peut être judicieux plutôt que d'opposer ces deux courants de chercher à les équilibrer.
Par conséquent tu aurais tout intérêt à te pénétrer davantage de vacuité. Si tu regardes au fond de toi-même tu verras qu'il y a bien de la souffrance mais que personne ne souffre. Si c'est vrai pour toi c'est vrai pour tout le monde et ainsi tu peux te défaire de toute saisie.
A l'inverse j'ai tout intérêt à travailler davantage l'esprit seulement...
Attention ! Le fait que l'école du Milieu parle de la vacuité de tous les phénomènes n'est en rien une apologie d'une indifférence au malheur des autres (qui n'existe pas puisque tout est vide). La vacuité est toujours indissociable de la compassion. La compassion n'est réellement efficace que quand on comprend la vacuité de tous les phénomènes.
RépondreSupprimerC'est pourquoi je parlais de mécompréhension :"Mal compris ça induisait beaucoup de "non-agir"
SupprimerNéanmoins l'expression bouddhisme engagé n'est pas un pléonasme je cite:
"Au cours de l'histoire, les moines bouddhistes se sont le plus souvent constitués en communautés de retraitants et leur possible implication sociale a souvent été délaissée ; rares sont ceux qui ont remis en cause les systèmes politiques dans lesquelles ils évoluaient, même les plus despotiques."
https://bouddhismes.net/bouddhisme-engage_Eric-Rommulere
Voir aussi ici
https://bouddhismes.net/video/642
à 47 minutes sur l’ambivalence pratiquer dans le monde ou hors du monde
"retrait par rapport au monde" vs "changer le monde pour pratiquer le bouddhisme"