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lundi 9 juin 2025

La meilleure version de soi-même



Cela fait quelques années qu'on entend un peu partout cette expression : « la meilleure version de soi-même ». Avec en général une injonction à la clef : « Sois la meilleure version de toi-même » ou « Deviens la meilleure version de toi-même ». Je ne sais pas exactement d'où vient cette expression. Est-elle juste un leitmotiv sorti des discours inspirants d'un coach en développement personnel ou de psychologie positive ? Ou a-t-elle une origine plus ancienne ? Je ne sais pas. Il ne me semble pas l'avoir rencontré dans les textes de la philosophie antique, que ce soit chez les Grecs ou les Romains ou en Inde, en Chine ou ailleurs. Je me suis dit que la formule provenait peut-être de l'alchimie : de la même façon que le Grand Œuvre consiste à transformer un métal, le plomb en un autre métal, l'or, la meilleure version de soi-même serait à la base ce « soi » de plomb plein de défauts et de lourdeurs qu'un processus de transmutation alchimique espère transformer en un « Soi » doré, scintillant et resplendissant. Mais ce n'est là que pure conjecture de ma part.


Toujours est-il que cette expression derrière son apparente évidence m'a toujours semblé branlante. D'abord par sa présupposition qu'il y a un « soi-même ». Puis qu'il y a une version prédéfinie de soi-même et fixée a priori qui serait la « meilleure » : un soi-même plus fonctionnel, plus performant, et sans kilos en trop. Un soi-même moins sujet aux vices et aux sorties de route, un soi-même sans hésitation et sans tergiversation, un soi-même idéalisé et parfait par rapport à ce qu'on attend de lui.


Et il me semble que cette formule « la meilleure version de soi-même » nous enferme dans l'idéalisation de cette chose ambiguë qu'est le « soi ». Influencé par les exigences de la société, on projette un soi débarrassé de nos faiblesses et nos dysfonctionnements. Et on se rend pas compte que, si on n'avait pas ces faiblesses et ces dysfonctionnements, on ne serait pas nous-mêmes. On serait quelqu'un d'autre. Et un autre peut-être pas d'ailleurs foncièrement meilleur que cette version imparfaite de nous-mêmes en cet instant présent !


C'est là la contradiction : on veut expurger de nous-mêmes certaines parts de nous-mêmes en pensant que cela va nous rapprocher de nous-mêmes. Il a là quelque chose de paradoxal! Et de plus, le développement personnel n'insiste même pas sur ce que la morale ou l'éthique le plus commune tend à juger comme des choses réprouvées ou condamnées : la malveillance, l'égoïsme, l'orgueil. Mais en général, le développement personnel se focalise sur la transformation des traits et des faiblesses qui nous rendent moins performants dans cette société de la réussite et du paraître. Si j'ai le vertige, je voudrais un « moi » dépourvu de tout vertige, un moi fonctionnel qui transcende ses peurs et qui va de l'avant (ou vers le haut en ce qui concerne le vertige). Je ne veux pas d'un moi qui susciterait les moqueries ou les rigolades en haut d'une échelle ou d'une via ferrata. Je veux un moi qui incarne la réussite et la performance. Mais n'est-ce pas ce moi qui veut un moi plus performant qui est un problème, un frein à la véritable transformation ?


Car oui si je critique cette expression de « meilleure version de soi-même », ce n'est pas tellement pour fustiger le développement personnel ou les spiritualités contemporaines. Je me souviens de l'humoriste Blanche Gardin qui avait réalisé la série justement appelée « La meilleure version de soi-même » pour fustiger cette tendance à vouloir changer et se transformer soi-même. Pour ma part, je n'avais pas trouvé cette série de Blanche Gardin particulièrement drôle, et j'ai très vite arrêté de la regarder. Il m'a semblé que l'ironie qui sert de fil conducteur à cette série était déplacée et peu convaincante dans la caricature qu'elle présente de son sujet. Personnellement, j'adhère fortement à cette idée que l'on peut se transformer et s'améliorer soi-même. Et il m'arrive d'être excédé par les personnes qui se complaisent dans leurs défauts et leur noirceur. Je suis tout à fait conscient que de très nombreuses personnes qui parlent de devenir la meilleure version de soi-même sont parfaitement sincères, et je ne cherche pas du tout à les disqualifier ou les caricaturer.


Pour autant, il me semble important d'être critique et de pointer du doigt certaines dérives possibles. Notamment le fait de ne pas se laisser enfermer dans une vision préconçue de la « meilleure version de soi-même ». Je suis bouddhiste, et à ce titre on pourrait dire que le bouddha que la philosophie bouddhiste appelle à devenir est un peu comparable à la « meilleure version de moi-même ». Mais justement je dis un peu comparable, mais pas trop non plus : car le « moi-même » selon le Bouddha est une illusion, quelque chose sans consistance et sans permanence. Dès lors, le bouddha que vous pourriez devenir ne sera pas complètement vous-mêmes, ni complètement un autre non plus que ce que vous êtes ici et maintenant. Par contre, votre potentielle bouddhéité ne se définira pas rapport à votre ego, le « je » qui vous incarnez dans cette vie-ci. L'état de bouddha n'est pas un « je » plus ceci ou moins cela. Il est la libération du « je ».


Il en ressort que les idées que je pourrais aujourd'hui entretenir sur ce qu'est un « bouddha » sont peut-être des idées fausses. Il est important de se le rappeler régulièrement. Je pourrais par exemple penser qu'un Bouddha ne connaît pas le vertige. Et m'entraîner à vouloir supprimer ce vertige en méditant sur une corniche d'une haute falaise. Mais quelle certitude avons-nous sur le fait qu'un bouddha est dépourvu de vertige ? Une idée préconçue du bouddha peut me faire perdre de vue les choses véritablement essentielles: la compassion envers tous les êtres, la sagesse, le détachement, l'envie d'aider autrui, etc...


Je cherche à devenir un bouddha, c'est-à-dire un être pleinement éveillé. Mais n'étant pas éveillé, je ne sais pas exactement ce qu'est l’Éveil d'un bouddha. C'est pourquoi je dois essayer tous les jours, tous les instants de m'améliorer, mais sans m'enfermer dans une représentation d'un but. Cette représentation m'est peut-être utile dans l'instant t pour guider mes actions, mais cela ne veut pas dire qu'elle n'est pas dépourvue de clichés et d'idées préconçues qu'il faudra plus tard remettre en question. Par exemple, quand je pense au Bouddha, je pense à un type paisible qui fait de la méditation. Et cela m'est utile pour me servir de modèle : ne pas trop m'impliquer dans l'agitation du monde et m'encourager à pratiquer la méditation encore et encore. Mais cela ne veut pas dire que le bouddha est toujours en train de pratiquer la méditation. Pareillement, quand je pense au Bouddha, j'imagine quelqu'un de calme, une personne « zen ». Mais les textes montrent que, parfois, le Bouddha engueulait certains de ses disciples qui s'écartaient manifestement de la Voie et commettaient des fautes morales. Le Bouddha n'est pas limité à la réduction aux idées et aux représentations que je me fais de lui.


Il me semble important de s'en rappeler quand on aborde la Voie du Dharma. Certaines idées ou représentations peuvent être utiles pendant un certain temps, mais deviennent des limitations et des entraves par la suite. Le Bouddha employait la métaphore du radeau qui est utile à traverser un fleuve, mais qui devient un fardeau une fois arrivé sur la terre ferme. Pareillement, ce concept de « meilleure version de soi-même » encouragera peut-être certaines personnes à se transformer et s'améliorer à tel moment de leur vie. Cela est positif à condition de ne pas s'enfermer dans ce concept ou le prendre trop au pied de la lettre. 











Mark Rothko, No. 9 (Dark over Light Earth_Violet and Yellow in Rose), 1954






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